Le réseau coince encore plus fort que d'habitude. Il faut pourtant que je m'enfonce dans cette jungle de demi-hommes.
Orchestres et chanteurs se bouffent leur territoire avec fils et micros enchevêtrés sur le sol. On dirait des charmeurs de serpent. Et, dans un sens, ce sont bien des charmeurs… Moi, je préfère conserver dans mon bloc-musik le petit Nadavati du réveil solaire, celui qui m'a aidé à sortir ce matin de mon bed à nuages. Il y a aussi toutes les églises qui sont là, à vous gratter la fibre mystique. Armaguédon, clochette et Rama le terrible. L'angoisse métaphysique tapisse le mur du métro intérieur. Un jour, il n'y aura plus de voyageurs dans la généralité. Rien que des êtres vagues, immobiles dans un coin, qui regarderont passer, flotter les régulateurs de la jeuridicktion.
En attendant, c'est comme en haut, je veux dire dans le métro extérieur : la manche, les aveugles, les manchots, les culs-de-jatte, les irradiés, les débiles et les vieux freaks de toujours, une vraie galerie, une agression de visages, un croisement rapide. Une rame de gueules, face à un mur de vagabonds. Le dernier refuge de tous ceux qui ne peuvent s'accommoder de la généralité (la “réalité générale”) mais n'ont pas la capacité ou le courage de passer dans leur propre réalité. La plupart n'ont même pas de carte magnétique d'existence. On les tolère seulement dans le métro intérieur. Naturellement, les flics de la réalité sont partout. Débonnaires mais omniprésents, bardés de secrets et de pouvoirs. Carte blanche pour la bande à Kafka. Ils sont obligés de travailler en douceur. Un accident est vite arrivé dans le métro intérieur. Les franges de la réalité générale sont un endroit dangereux. Les hommes de la jeuridicktion se sentent plus menacés que n'importe quel voyageur, parce qu'ils n'ont pas de réalité personnelle. Les lavages de cerveau qu'ils subissent extirpent à coup sûr les mondaparts.
Tout est calme, sauf dans ma tête…
Six mois de plate-forme, à cueillir des nodules de grand fond, l'océan, le soleil, le vent, l'isolement, les cuites tristes, ça vous dérègle un bonhomme. Entre-temps, les filles et les copains disparus, enlevés par les régulateurs de la généralité ou égarés dans leur mondapart… Je m'enfonce dans la cohue. La vue s'arrête aux épaules. Des nuques et des perruques dégueulasses. Gauche, droite, au rythme des hanches invisibles. Par terre, le long des cloisons, des êtres qui dorment au bord de la réalité.
Je saute dans le train d'un bond sportif, comme s'il était tout à fait réel. Les mille choses de ma vie se déroulent rapidement dans ma tête. La jeuridicktion m'appelle… Où sont passés mes amis ? Phil le fêlé, Dany la vendeuse, Jack…, Stéphane… Sophie… Anna la cafarde, Loïs… et les autres, tous les autres… Le clan ! William ? Où sont-ils donc passés ?
Il faut que j'en retrouve au moins un, un seul. Sinon c'est moi qui vais disparaître à mon tour !
Ou bien… Ou bien quoi ?
Le haut-parleur diffuse des consignes d'une voix d'outre-vie. Le voyage dans les franges me rend parano ou m'endort, c'est selon. Sur la ligne Mélanie, c'est l'anxiété, la vision acide. Trop de voyageurs pour s'asseoir. C'est la ligne des chômeurs qui s'accrochent à la généralité. Les pauvres cavalent d'une adresse à l'autre, vont et viennent, recommencent à zéro pour la cinquième ou la centième fois. Ils passent des tests, les manquent, les repassent, les réussissent, tentent de faire encore mieux, échouent… et se retrouvent en fin de course, naturellement, sans boulot. La place vient juste d'être prise. Pas de chance. Mais il ne faut pas désespérer. La généralité se charge de votre avenir…
C'est d'ailleurs en partie à cause du chômage croissant qu'il y a maintenant une réalité générale et cent mille réalités particulières ou cent millions. Et les hommes de la jeuridicktion qui assurent tant bien que mal la surveillance des mondaparts et règlent la circulation aux abords de la réalité générale, en particulier dans le métro intérieur.
…Malsaine, la mongolienne aux petits yeux, maquillée comme une pute. Elle a l'air complètement paumée, parmi les babas en concentration-méditation, assis à côté d'elle… Je la regarde sans la voir, trouvant le temps long à rouler dans la lumière parfumée d'angoisse et de mort. L'autre gamine aux seins lourds vient de descendre et je ne sais plus du tout qui fixer.
Soudain, je commence à voir.
Un déclic… Clic. Une chambre calme, pâle, claire et douce.
Clac. Un monde de chevaux sauvages, un pays de tempêtes.
Plus rien. Je suis tendu, mal à l'aise. Il faut que je retrouve mes amis. Voilà deux semaines que je traîne à leur recherche. Je n'ai presque plus d'écus. De toute façon, je ne crois pas qu'ils soient tous dans la réalité générale… C'est dans le nœud central du réseau qu'on les a vus pour la dernière fois. Du moins, trois ou quatre d'entre eux. Il y a beaucoup de gens qui disparaissent par là, ces temps-ci. On dit qu'ils sont dans le “mérétro”, ou métro inversé, le tube du plaisir, dont l'entrée se situerait au milieu des clubs. Dieu sait où mène cette voie !
J'ai les tempes glacées et un sentiment de frustration me parcourt, de la nuque aux tripes. La plate-forme m'a bousillé le métabolisme. Et puis avancer à la limite de la réalité est toujours pénible.
Encore deux stations. J'en ai assez de cette boîte à voyages, à la merci de tous ces dingues de tueurs hybrides qui déboulent parfois dans un wagon et qui jouent à faire gicler le sang… Je sais que je peux changer de réalité, mais ce n'est pas le cas de la plupart des gens, et j'ai alors l'impression de commettre une désertion.
Mes yeux sont brûlants et il me semble qu'on m'enfonce un clou entre les sourcils.
Je viens de quitter la réalité générale.
Je reconnais cette réalité. Jeu de puzzle de la mémoire… La catastrophe. D'abord, il y a eu ce grandiose feu d'artifice. Le soleil éclaté se mourait dans un spectacle hallucinant et superbe. Et puis tout est devenu gris.
Maintenant, le jour et la nuit n'existent plus. Il ne reste que le gris, le silence et le froid. Le pourri-finissant s'est installé sur la planète — dans cette réalité-là — pour toujours. Sur cette Terre, il y a désormais deux sortes d'Humains : ceux qui voient la lumière et les autres. Ce n'est pas le Soleil qui est mort, mais la plupart des cerveaux qui sont devenus incapables de le percevoir. Je n'ai jamais su où me situer. Sur la plate-forme, il y avait trop de boulot et mes compagnons s'en foutaient d'une façon magistrale, du moment qu'il y avait à boire. La catastrophe était tenue à distance par la défonce. Pour moi, c'était comme un orage en gestation, de vagues éclairs, et tout de suite après, un violent mal de tête, le trou noir.
Flash. Douleur foudroyante. Le paysage comme une vieille télé noir et blanc mal réglée, grise, monotone… Mal réglée, oui, c'est ça. Voilà pourquoi les hommes de la jeuridicktion s'appellent “régulateurs”. Seule la réalité générale doit être bien réglée. Ils y veillent. Mais l'est-elle réellement ?
Des couleurs apparaissent. Les douleurs derrière mon front deviennent plus fortes. J'espère vaguement le retour du gris. Couleur : douleur…
J'ai sauté du wagon. Je me balade dans le nœud central du réseau et ma vision se précise en douceur. Surprise : le voile se déchire, ça clignote dans tous les coins. L'arc-en-ciel me plante ses flèches en plein cerveau. Je dois réagir. Si je reste là, n'importe où, planté dans ma contemplation, les régulateurs ne vont pas tarder à me repérer.
Les régulateurs fréquentent-ils cette réalité ? Oui, probablement. Nous sommes encore tout près de la réalité… Je ne souffre plus. Mon cerveau me semble fonctionner normalement. J'ai repris ma quête. Je tourne et retourne dans cette cour des miracles aveuglante. Rien, pas un signe, pas l'ombre d'un complice. Pas une seule gueule sympathique. Rien que des allongés, abandonnés à quelque nirvana, et des gens qui courent d'un niveau à l'autre, entre les graffiti innombrables et ces saloperies de flèches violettes, inutiles…
Flèches violettes ? Quelque chose me dit brusquement qu'elles doivent bien avoir leur raison d'être, en définitive. Elles sont sans doute indétectables par les non-voyants. Un signe, enfin ? Une piste ? Je fonce d'une flèche à l'autre, à une allure de robot. En regardant avec une extrême attention, je découvre des messages à la manière des dessins-tests embrouillés qu'on destinait autrefois aux daltoniens.
Je déchiffre : Porte 3 : fleur underground… Flèche. Porte 4 : mandala du néant… Flèche. Porte 5 : sobre pastel… C'est là, j'en suis sûr, que se trouve la réponse à mes questions.
« Hé toi ! Montre ta boîte ! »
La jeuridicktion. Très bien. Pas la peine de se demander si les régulateurs interviennent dans cette réalité.
— « Quelle boîte ?
— Hein ? Il se fout de nous ! »
Un autre flic précise sur un ton las : « Ta boîte d'identité-mémoire, crétin.
— Alors, ça vient ?
— Qu'est-ce que j'ai fait ?
— Ta boîte ! »
J'ai envie de leur répondre que je suis chez moi dans cette réalité, mais je sais que ce n'est pas vrai. Je suis encore tout près de la généralité, et cette planète grise, où la lumière appartient à quelques privilégiés, est un des endroits les plus sinistres de l'univers. Qu'est-ce que je fous ici ?
Je tends la petite boîte rouge. L'un des hommes la connecte à son lecteur électronique, tandis que l'autre me surveille discrètement.
Ils s'adressent des signes. Je me sens coupable, comme si j'étais dans la réalité générale.
Un troisième personnage surgit derrière moi. Il a l'air bienveillant. Il me regarde avec un doux sourire et dit : « Au nom de la jeuridicktion, suivez-nous ! ».
Je fais mine d'obéir et je change de réalité. Non que ce soit si facile, mais j'avais déjà commencé à glisser depuis un moment. C'est dans ma nature. Je ne m'accroche à aucune réalité et je me demande parfois si la généralité existe vraiment ou si c'est un truc de la jeuridicktion !
Je change de réalité, mais tout est pareil ou presque, avec un décalage de quelques minutes ou quelques secondes dans le temps. La douleur cogne derrière mon front et mes yeux se remettent à brûler et larmoyer. J'accommode péniblement. Je vois une flèche violette clignotant sur un mur bleu pâle. Autant que je sache, la lumière est à tout le monde sur cette Terre…
« Hé toi ! Montre ta boîte ! »
Je souris. La jeuridicktion. Très bien. Ils sont là, tout à fait semblables aux précédents. Non… Leurs vêtements ont des couleurs plus vives. Leurs mines sont un peu plus avenantes. J'en vois trois. Un quatrième s'approche.
Je demande : « Quelle boîte ? ».
Le régulateur vient vers moi et salue d'un air gêné.
— « Excusez-moi. Je n'avais pas vu que vous étiez fonctionnaire d'État. »
Fonctionnaire d'État ? Je me souviens. Cette réalité est un peu plus personnelle que l'autre. Ici, je suis contrôleur administratif des Territoires océaniques et c'est à ce titre que je viens de passer plusieurs mois sur une plate-forme dans le Pacifique. Mais ici, je ne suis pas en service : je ne devrais pas porter mon badge. Les hommes de la jeuridicktion s'en doutent-ils ? Le quatrième, qui vient d'apparaître et semble le chef de groupe, s'avance à son tour.
— « Excusez-moi, Monsieur. Vous savez sans doute que vous avez quitté la réalité générale ? »
Il esquisse un geste circulaire, montrant les bavures du décor. Je suis des yeux son mouvement. À la limite de mon champ de vision, les couleurs se mélangent et ont l'air de dégouliner comme une peinture trop fluide. Au-dessus de moi et à mes pieds, les lignes tremblent, les formes perdent leur rigidité. L'espace ressemble à la surface d'une eau un peu trouble, ridée par le vent… Je hoche la tête.
— « Oui, Monsieur. Je cherche des amis qui ont disparu. Je crains qu'ils ne soient partis pour le passé à bord du mérétro.
— Et vous désirez les suivre ?
— Certainement pas.
— Et vous espérez rencontrer vos amis par miracle, en vous promenant dans les franges de la généralité. »
Je hausse les épaules. Qu'ai-je espéré ? Je n'en sais plus rien.
— « Je pensais rencontrer quelqu'un qui pourrait me renseigner ou m'aider.
— Nous pouvons vous aider. Savez-vous ce qu'est le mérétro ?
— Pas exactement. »
J'ai bien mon idée, mais je préfère ne pas en parler.
Il explique : « C'est tout simplement une inversion de la réalité générale. Aucune réalité particulière n'est stable. On peut aller de l'une à l'autre, on ne risque jamais de se perdre définitivement. D'autant que nous sommes là. On revient toujours à la généralité… Ce n'est pas le cas avec le mérétro. Si l'on s'y engage, il n'y a pas de retour possible. Du moins, à partir d'un certain moment. » Et il ajoute en me regardant fixement : « Puis-je voir votre boîte ? ».
Une fois de plus, il me faut changer de réalité. Je finirai bien par trouver le mérétro. Après, on verra. Aucun retour possible ? Tant pis, ça ne me fait pas peur !
Je me laisse glisser à côté. La douleur dans ma tête a été assez brève. Je suis ébloui et cligne des yeux… Trois gardes féroces surgissent et me cernent.
« Au nom de la jeuridicktion, suivez-nous ! »
Porte de l'azur. Un nouveau décor : débauche de lumières et de bruits, jeux électroniques, machines à sous et simulateurs de toute sorte. Les mille et une nuits de la quincaillerie… J'ai les pupilles irritées jusqu'aux larmes, la vue brouillée et une pointe d'angoisse suraiguë.
Je connais naturellement cette réalité. Rien n'a changé depuis la dernière fois où j'y suis entré. Un monde merveilleux et banal, une zone souvenir, musée et panoplie. Soleil, plantes vertes, jets d'eau et de rayons éclatants. En prime, les corps libérés : des cuisses de toutes les couleurs, des seins comme des colliers, ruisselantes cascades ou diamants de chair, des silhouettes drapées de soies chatoyantes, poivrées de pastel… Une vraie tanière d'inconscience. Le ciné-palace de l'histoire du technicolor… Est-ce le mérétro ?
Qu'est-ce que je fais ici ? Qu'est-ce que je suis ? Impossible de me souvenir ? Pour le moment, je suis dans le train avec mes gardiens : le prisonnier en visite au paradis. Tous les anges ont un air de famille, des allures ou des têtes complices. Chaque personne croisée ou entrevue ressemble à une autre déjà vue, déjà connue. Le sourire d'un branchement secret les transfigure au point que je ne peux les situer, les identifier. C'est une engeance au masque fragile. Le carnaval du grand réseau…
En tout cas, je ne suis pas fonctionnaire d'État sur cette Terre. Une phase de souvenance se déclenche brusquement. Oui, oui. J'arrive du Pacifique. J'ai passé un an sur une plate-forme à pêcher les nodules de grand fond. J'étais — je suis — technicien de sondage électronique… Quand je suis revenu en Europe, tous mes amis avaient disparu. J'ai plongé à leur recherche dans le métro, point de passage obligatoire entre la réalité générale et les autres. Métro extérieur, puis métro intérieur, puis mérétro… si ça existe !
Qui sait où les hommes de la jeuridicktion vont me conduire dans cette réalité ? À la salle de torture ?
« C'est là, tu t'assois et tu attends ! »
Ils m'enferment dans une pièce froide et impersonnelle, qui contraste fort avec le clinquant chatoyant du dehors. Elle doit avoir son équivalent dans toutes les réalités de l'univers… Au bout d'un moment, une lumière clignote, les portes d'un ascenseur s'ouvrent. Une flèche verte m'invite à pénétrer dans la boîte. Les deux battants d'acier se referment aussitôt et je monte. Ascension ultrarapide et complètement insensible, comme si les étages se déplaçaient à l'extérieur. Une réalité qui fonctionne bien. Mais le plafond de la cabine est vitreux et tremblant.
Opération inverse. Les portes s'ouvrent. Il y a un instant flou. Les portes sont ouvertes et encore fermées. Puis définitivement ouvertes. Et je sors.
Je pénètre dans une salle feutrée. Le plancher est recouvert de moquette bleue. Laine naturelle, silence aérien et le ciel étoilé de l'autre côté de la baie.
« Au nom de la jeuridicktion, veuillez nous suivre ! »
Je regarde autour de moi : personne. Je suis pris de panique et j'essaie de changer de réalité. Mais rien ne se produit.
« Veuillez nous suivre ! » insiste la voix.
Je suis partagé entre la curiosité et la peur. J'attends.
« Veuillez nous suivre, au nom de la jeuridicktion. »
Mais je suis toujours seul.
« Veuillez nous suivre dans la réalité générale. »
Il me semble reconnaître cette voix.
Je demande : « Mais qui dois-je suivre ?
— Veuillez suivre l'agent de la jeuridicktion qui est ici.
— Mais il n'y a pas d'agent !
— Il y a moi. » dit une voix que je reconnais enfin.
C'est la mienne. Dans une réalité personnelle, je suis la jeuridicktion. Je vais donc me suivre moi-même.
J'indique : « Direction le mérétro ! ».
Une flèche verte s'allume. Je fais un pas et je change de réalité. Douleur frontale, vive brûlure aux yeux… Je suis de nouveau dans le métro intérieur. Éternel décor, les mêmes figurants. Le train roule. Deux hommes s'approchent de moi.
« Au nom de la jeuridicktion, veuillez nous suivre ! »
Cette réalité ne m'appartient pas. Je pourrais sans doute m'en emparer. Mais à quoi bon ? Ce qui m'ennuie, c'est que j'ignore si je me rapproche de la réalité ou si je m'en éloigne.
Je me lève et me prépare à suivre les régulateurs. Je ne puis changer sans arrêt de réalité. C'est fatigant et, à la longue, dangereux. Il faut que je trouve le mérétro. Voyons. J'essaie de me rappeler ce qu'a dit le chef de groupe : le mérétro est une inversion de la réalité générale. Ce n'est donc pas une réalité particulière. J'ai peu de chances de l'atteindre ainsi, en sautant d'une réalité à l'autre, volontairement ou non.
Mes compagnons ont l'air de vouloir me faire traverser tout le train. Je réfléchis en les suivant. Nous nous arrêtons dans un wagon luxueux. Moquette de laine, silence ouaté. Un officier de la jeuridicktion s'avance à notre rencontre. Il me regarde un instant, fait un geste de surprise, me tend la main.
« Excusez-moi, Monsieur, c'est une erreur. Mes hommes ont commis… »
Je hausse les épaules.
— « Laissez tomber. Je suis en mission… euh, confidentielle.
— Le mérétro ?
— Exact. » dis-je. « Je suis à la recherche d'une filière qui a permis à certains individus de passer directement de la réalité générale au mérétro. »
L'officier hausse un sourcil intéressé.
— « Sans transiter par les franges ?
— Peut-être. C'est la question !
— Ma naïveté va vous surprendre, Monsieur. Comment se présente le mérétro ? Autrement dit : comment peut-on s'apercevoir qu'on est embarqué dans une inversion de la réalité générale ? »
Cette discussion oiseuse commence à m'ennuyer. Je réponds négligemment : « C'est confidentiel.
— Même à l'intérieur de la jeuridicktion ?
— Oui. »
Depuis un moment, j'essaie de changer de réalité sans y parvenir. Curieux… Normalement, on change de réalité comme on marche, comme on respire, avec une sorte d'automatisme volontaire. Celui qui devrait, pour remplir ses poumons, réinventer le mécanisme de la respiration, risquerait de mourir étouffé avant d'avoir pu avaler une gorgée d'air. J'essaie de réinventer le mécanisme du changement et je me sens tout à fait coincé dans cette réalité.
« Écoutez. » dis-je. « On confond deux choses… » Cette explication m'était venue à l'instant. Je la débite à mesure qu'elle se précise dans mon esprit. « On confond le mérétro qui est un couloir menant à la réalité inversée… et cette réalité elle-même, qui n'est pas forcément située dans le passé. » J'ajoute, sincère : « Je me demande bien pourquoi je vous raconte ça ! »
Je prends soudain conscience d'un fait essentiel : si je ne peux plus changer de réalité, c'est que j'appartiens maintenant à la jeuridicktion. Les régulateurs sont conditionnés pour rester dans la réalité générale ou du moins ne pas quitter les franges… Mais suis-je encore… Non, quelque chose ne colle pas.
L'officier s'empresse : « Est-ce que nous pouvons vous aider ?
— Oui. » dis-je. « Je dois rentrer immédiatement au Q.G. de la région Est-Orville. Faites-moi préparer une voiture.
— À vos ordres. »
Quelques minutes plus tard, je roule à bord d'un luxueux wagon particulier, tendu de rouge. Ce n'est pas absolument logique, mais en tant que dirigeant de la jeuridicktion, je peux apporter quelques modifications à la réalité qu'il m'est par contre interdit de quitter. C'est une position assez satisfaisante. De plus, j'ai l'impression d'avoir fait du bon travail. Je n'ai pas retrouvé les fugitifs — et je suppose que personne ne les reverra jamais. Pourtant, j'ai une piste sérieuse. Je commence à comprendre ce qu'est le mérétro et je me représente presque clairement l'inversion générale de la réalité.
Le mérétro, c'est évident, j'y suis. Il m'emmène au Q.G. de la région Est-Orville et… je me suis peut-être trompé. Il me semble que je vais rencontrer bientôt les fugitifs !
Je débarque. Une section de la jeuridicktion m'attend au garde-à-vous. Un sous-officier salue. Dans la réalité générale, les régulateurs n'ont pas le statut militaire. Ils ne portent pas d'uniforme. Du moins, c'était ainsi il y a un certain temps, mais la modification ne me déplaît pas. Je serre quelques mains et l'on m'entraîne dans une salle de briefing.
Je pénètre dans la pièce d'un air un peu solennel et je suis accueilli par une véritable salve d'applaudissements. Phil le fêlé s'avance vers moi, les deux mains tendues. J'aperçois aussi William, Dany, Sophie, Stéphane… Tous mes amis sont là, réunis à l'état-major de la jeuridicktion.
Je les ai retrouvés, finalement.
Nous sommes bien dans la réalité générale, mais une réalité inversée. Très bien. Il est peut-être impossible d'en sortir. Mais je ne désire pas le moins du monde en sortir. On débouche des bouteilles. Mes amis me congratulent. Loïs me tend un verre, Jacques me tape sur le ventre. Anne et Sophie m'embrassent.
« Tu as fini par arriver !
— Tu as mis du temps !
— Oh ! le temps… Il n'y a pas de voie rapide dans le mérétro ! » dis-je.
Tous éclatent de rire.
— « Le mérétro ?
— Une légende. » dit Stéphane. « Il n'y a pas de mérétro. Aucune voie ne mène vers le passé.
— Nous sommes arrivés. » dit Sophie. « Cette réalité est solide, stable, unique. Nous sommes arrivés !
— Il n'y a pas de mérétro ! » conclut Jack.
— « Cette réalité me plaît. » dis-je. Je vide mon verre et j'ajoute : « Je n'ai aucune envie de la quitter maintenant que je vous ai retrouvés ! »
Nous rions ensemble.
C'est alors que la salle se met à glisser lentement, puis plus vite. Une secousse nous jette les uns contre les autres. Après un instant de silence, un murmure s'enfle, des cris éclatent. Et de nouveau, le silence tombe. Les murs deviennent vitreux. On distingue à travers des formes vagues qui défilent, comme projetées dans l'espace ou le temps. Le décor s'estompe et disparaît. Nous sommes seuls, mes amis et moi, debout sur une sorte de tapis roulant qui est sans nul doute le mérétro.
Et le haut-parleur annonce d'une voix synthétique : « Station 2053. Ce train dessert les arrêts suivants : juillet 1980, septembre 1873, novembre 1811, janvier… ».
Nous écoutons la litanie. William me regarde.
— « Je crois que je vais descendre à la prochaine ! »
Je crie : « Au nom de la jeuridicktion, arrêtez, c'est une erreur ! »
Mais la réalité ne m'obéit plus.