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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Qui joue ? Qui meurt ?

la Mémoire et les flammes

Katia Alexandre

Les jets transparents continuellement effacés par les essuie-glaces devenaient de minuscules cataractes à chaque croisement de phares. Brice. Martine Rayne, au volant de sa Simca bleue pensait à Brice avec anxiété et impatience. À mesure qu'elle approchait du terme de son voyage, l'anxiété prenait la place de l'impatience. Elle se sentait très lasse tout à coup. Elle aimait Brice, bien sûr, mais…

Est-ce qu'il m'attend ? Est-ce qu'il m'attend ? Elle le connaissait si mal.

Elle essuya la sueur froide qui coulait sur son front et manqua légèrement un virage à droite. Elle avait mordu la ligne blanche, mais la route était libre et elle se moquait bien des lignes blanches. Brice. Brice Vincent. Le romancier ? Exactement. L'homme que j'aime et qui m'aime. Brice maintenant partie intégrante de sa vie, de son corps, de son âme. Mais que suis-je pour lui ? Ce jour d'été où il lui avait tendu la main pour traverser la source. Peut-être par jeu. Elle n'avait regardé que ses yeux, d'un gris velouté, tendres et profonds, ses cheveux bruns aux mèches désordonnées et son visage long, un peu bosselé. Il était laid, d'une laideur attirante. Elle avait posé le pied dans l'eau sans voir les pierres luisantes du gué. Elle avait glissé involontairement ou non, elle ne se souvenait plus. Il l'avait retenue un instant contre lui…

La pluie s'abattait en lames intermittentes et giclait sur le pare-brise. De fins éclairs zigzaguaient dans le ciel épais, pareil à une planche de Rorschach. L'image du test ramena la pensée de Martine à Brice… Brice et son éternelle dépression. Peut-être prenait-il au fond un certain plaisir à son traitement. Il lui avait longuement parlé de Claire, la jeune psychothérapeute qui le soignait. Il lui avait aussi raconté sa fuite dans la nuit. Cette nuit durant laquelle il avait erré jusqu'à l'aube à travers la lande, à la recherche de… d'elle-même, Martine ? C'est ce qu'il prétendait. Mais elle n'osait le croire. Peut-être cherchait-il simplement Brice Vincent et — comme il disait — le secret de sa destinée. Elle passait des journées entières à lui caresser les cheveux en murmurant des phrases douces, tendres, naïves et un peu folles. Mais, le plus souvent, Brice restait enfoui dans son univers intérieur, perdu dans un rêve dense et mystérieux. Entrée interdite. On ne passe pas. Seule Claire avait accès à ce monde.

La source… Martine avait glissé. Brice l'avait retenue et serrée légèrement contre lui. Elle n'oublierait jamais. Tout avait été si naturel. Le geste protecteur de son bras d'homme entourant les frêles épaules — enfin… pas si frêles ! Instinctivement, elle s'était abandonnée, elle avait posé la tête sur sa poitrine… Plus tard, ils s'étaient retrouvés pour un corps à corps d'une nuit entière. Plénitude, sommet, vertige. Brice, qui suis-je pour toi ? Elle attendait toujours la réponse à cette question. Elle promena la main sur son visage mouillé de sueur. Ses cheveux collaient à sa nuque. Mon Dieu, pourquoi avait-elle si chaud ? Elle ralentit pour baisser la glace. Aussitôt, un jet de pluie l'aspergea. Un éclair trancha la nuit devant elle. Le tonnerre couvrit le bruit du moteur. La voiture dérapa. Martine donna un coup d'accélérateur et colla à la route heureusement déserte. Elle baissa la glace. Est-ce que mon chauffage ne serait pas branché, par hasard ? Elle n'avait la Simca que depuis une semaine. Elle ne connaissait pas très bien son tableau de bord. Sa main droite tâtonna en vain.

Brice. Une nouvelle vague de chaleur — tout intérieurement — s'irradia en elle. Dans moins d'une heure, je serai près de toi, mon amour… La source. Leur première nuit. Puis la fin des vacances. Mais ce n'était qu'un au revoir. Martine avait regagné sa ville moche et puante. Banlieue industrielle. Import-export. Elle avait repris ses fonctions de correspondante bilingue. Elle apprenait une troisième langue : l'allemand. Lassitude, absence. Son cœur était resté à la source. Brice, Brice, je ne revivrai que par ta présence. Machinalement, elle mit la main à ses cheveux, tapota les boucles blondes. Les gouttes de pluie se mêlaient aux gouttes de sueur. Est-ce le chauffage ou est-ce moi qui suis malade ? La nausée commençait à lui soulever l'estomac. L'atmosphère dans la voiture devenait de plus en plus étouffante. C'est le chauffage. Mais Martine avait maintenant une impression de brûlure sur tout le corps. C'est moi qui ai la fièvre ! Il lui sembla que l'orage se calmait. Elle baissa de nouveau la glace et la voiture en profita encore pour déraper. Aucune tenue de route. Ou bien c'est moi qui ne suis pas dans mon assiette. Elle s'aperçut que ses mains tremblaient. Elle leva les yeux sur son rétroviseur. Toujours ces phares qui la suivaient. Eh bien, qu'il double si… C'était étrange, à travers la pluie, la lumière diffuse donnait une impression de flammes. Comme si j'étais suivie par une citerne en feu ! pensa Martine. De toute façon, il faudrait qu'elle s'arrête le plus tôt possible pour vérifier ce chauffage. Elle repéra un panneau : valence 20 km. Ou vingt et quelque. Enfin, une demi-heure au plus, je serai près de toi, oh ! Brice, malgré l'orage. Brice, mon chéri… dans trente-cinq ou quarante minutes au plus, je serai près de toi. Je serai dans tes bras. Et bientôt, bientôt, je serai nue contre toi… Elle appuya un peu plus sur l'accélérateur, puis releva le pied en abordant une courbe, à l'entrée d'un village. Ses codes étaient mal réglés : ils balayaient les taillis, dessinaient des triangles d'ardoise luisante sur la route mouillée, loin devant la voiture.

Les feux dans le rétroviseur parurent se rapprocher. Martine suffoqua. Je vais m'arrêter ici pour… Elle n'eut pas le temps de lire le nom du village. Des yeux géants fonçaient sur elle. Les yeux jaunes d'un monstre qui grossissaient à une vitesse fulgurante à travers la nuit gorgée d'eau. Ses propres phares bondissaient à la rencontre du camion. Les faisceaux se croisèrent un centième de seconde, dans une botte mortelle, épées gigantesques, dégoulinantes de lumière mouillée. Un autre centième de seconde ; Martine eut la sensation de se trouver à bord d'un vaisseau de l'espace projeté sur une comète folle. Et son orbite coupa celle de la comète dans un bruit de fin du monde, étrangement sourd et ouaté, et long, long, long. Le vaisseau avait-il traversé la comète ou la comète emporté le vaisseau ? D'une pression du pouce, Martine déboucla sa ceinture. La douleur était moins atroce qu'elle ne l'avait craint. Une pénible sensation de déchirure à la gorge, une brûlure lancinante au-dessus des yeux, un léger picotement au bas du ventre. Et le vertige, la nausée… Maintenant, elle tombait. Longue fut la chute dans le silence. La lueur des phares l'accompagnait, débordant en gerbes de lumière, lueurs qui grandissaient, grandissaient, envahissaient le ciel jusqu'à l'étoile polaire. Un bruit de cataracte ou d'incendie. Le crépitement vertigineux de mille soleils éclatés dans la phosphorescence d'interminables secondes. Puis le silence gonfla, s'étendit. Fumée sur le couchant. Clarté, douleurs entremêlées. Soleil encore. Soleil chaud rongeant leurs corps nus sur une plage impossible. La mer est repartie et nous sommes prisonniers du soleil, crucifiés sur le sable brûlant. Brice, oh ! Brice, mon amour. Une boule lumineuse descend, tombe sur eux. Tombe sur nous. Oh ! Brice, cache-moi dans tes bras, dans ton corps ! Nouvelle chute dans le silence ouaté. C'est vrai que l'amour est un feu. Un volcan qui déverse sa lave tout au long du corps, embrase le cerveau, ronge le cœur de ses flammèches.

Un courant d'air frais éveilla Martine. Elle mit un certain temps à se rendre compte qu'elle était couchée dans l'herbe humide de rosée, en pleine campagne, loin de la route. Un matin d'été, clair et déjà presque chaud. Elle se leva. Elle avait un peu mal à la tête, aux yeux, à la bouche, et plusieurs zones cuisantes s'étendaient sur la peau de ses bras, de son ventre et de ses jambes. Mais c'était très supportable.

Elle se sentait légère. Elle fit quelques pas. Elle essaya de défroisser sa jupe et découvrit des taches noires sur l'étoffe bleue. Des traces de brûlure. Elle pensa : Je l'ai encore échappé belle ! Puis elle eut un doute. Échappé belle ? Encore ? Qu'est-ce que ça signifiait ?

Pourquoi s'était-elle enfuie après l'accident ? Ou bien l'avait-on transportée ici pour… Pourquoi, mon Dieu, pourquoi ? Il lui fallait retrouver la route nationale le plus vite possible. Ou un village, une maison pour téléphoner. La gendarmerie. Brice. La gendarmerie. Brice… Un médecin aussi, peut-être. Mais elle n'avait rien de cassé. Simplement une légère amnésie. Était-ce le signe — avec ce mal de tête léger mais persistant — d'un traumatisme crânien ou quelque chose comme ça ?

Elle observa la vallée devant elle et vit qu'elle se trouvait sur un plateau relativement élevé. Peut-être devrait-elle descendre. Pourtant, elle n'en avait aucune envie. Elle se retourna et découvrit un petit tertre qui dominait le plateau, avec trois pins parasols au sommet. Elle évalua la distance qui la séparait du tertre en se basant sur la taille des arbres. À peu près cinq cents mètres. Partout, des prés rasés par les moutons, des friches plantées de genièvres et de buissons, des bosquets de feuillus, maigres et desséchés par la canicule. L'orage de la nuit avait laissé peu de traces. Elle se pencha pour examiner l'herbe semée de gouttelettes brillantes. Pluie ou rosée ? Non, c'était bien de la rosée. Plus loin, au bord d'un sentier large et droit, la terre ne portait aucune trace d'humidité… Mon Dieu, je ne suis quand même pas restée sans connaissance un jour et une nuit !

Elle décida de marcher vers le tertre. Cela semblait le point culminant du plateau. Elle pourrait se repérer plus facilement. Elle cueillit un brin de sainfoin et se mit à le mâcher pour tromper sa soif. Les pins étaient plus près qu'elle ne le pensait. Un homme vêtu d'un pantalon de toile et d'une chemisette bleue était appuyé contre le tronc du plus gros et la regardait monter. Brice. Bien sûr, c'était Brice qui l'attendait. L'accident n'était qu'un cauchemar. Ou plutôt un mauvais souvenir. Elle s'était assoupie sous le soleil de midi et elle avait revécu une fois de plus ces moments terrifiants. Cinq ans déjà qu'elle avait échappé — de justesse — à la mort. Le conducteur de la voiture qui roulait derrière elle depuis un moment avait pu s'arrêter à temps et l'extirper de sa voiture avec l'aide du chauffeur du camion fou. Quelques secondes plus tard, la Simca prenait feu. Martine n'était que très légèrement blessée, mais il lui avait fallu des mois pour se remettre du choc. Au total, presqu'une année de dépression. C'est ainsi qu'elle avait connu Claire. Brice avait une confiance extrême dans sa jeune et belle psychothérapeute. Confiance justifiée, en somme, puisqu'ils étaient guéris tous les deux — et depuis longtemps. Puisqu'ils s'aimaient. Puisqu'ils vivaient ensemble. Puisqu'ils avaient — avec le secours de Claire Daïné — résolu tous leurs problèmes.

Brice était devant elle, bien vivant, souriant. Toujours aussi laid. Toujours aussi beau. Bien vivant… De toute façon, c'est moi qui ai failli mourir. Pas lui. Brice bien réel. Mon amour.

Elle tendit la main vers lui et il l'aida à escalader le raidillon.

« Mais où étais-tu donc passée, ma chérie ? »

Martine eut un geste vague. « Je me suis assise par là et… et je me suis endormie ! Excuse-moi. »

Brice la prit par les épaules. « Ma petite fille dormeuse… Oh ! mais ta robe est toute tachée ! Qu'est-ce que tu as fait ? »

Martine éclata de rire. « Je suppose que je me suis assise à l'emplacement d'un feu de broussailles, sans faire attention. Il devait rester quelques bouts de charbon. »

Ils s'étendirent sur un lit d'herbes, de mousse et d'aiguilles sèches, dans l'ombre mêlée de trois pins solitaires.

— « Martine, » dit Brice brusquement, « je crois que j'ai peur.

— Tu crois que… » Instinctivement, elle lui serra la main, puis se rapprocha de lui en roulant sur le sol. « Qu'est-ce que qui se passe, mon chéri ?

— Il y a six semaines que je n'ai pas écrit un mot, ma petite fille.

— Tu es en vacances.

— Ce n'est pas mon genre. »

Il la repoussa légèrement et commença à déboutonner le haut de sa robe. Martine guida sur son sein gauche la longue main fine qu'elle aimait tant. Malgré son mal de tête, elle avait envie de faire l'amour. C'était même étrange. Pourquoi ce soudain désir de Brice alors qu'ils vivaient ensemble et que..? Mais ils étaient coutumiers de ces flambées sensuelles tous les deux. Oh ! Brice, je t'aime ! Leurs corps se lovèrent l'un à l'autre ; leurs lèvres se joignirent. Puis Brice s'écarta, se leva avec une exclamation de surprise. Elle bascula sur le ventre et enfouit son visage dans les herbes.

« Viens, Brice. Je t'attends. » dit une voix de femme douce, forte, calme et un peu tendue. Et Martine reconnut la voix de Claire Daïné. Elle se dressa sur les coudes. Elle vit les longs cheveux bruns de la psychothérapeute flottant sur sa robe rouge.

« Viens ! Tu sais que tu as besoin de moi. »

Claire avait pris la main de Brice pour l'entraîner. Martine eut l'impression que Brice résistait un peu. La psychothérapeute lui parlait maintenant d'une voix presque maternelle.

« Brice, il faut oublier. Tu n'es pas responsable. Personne n'est responsable. Oublie-la. Pense à moi. Brice. Pense à nous ! »

Brice baissa les épaules. Il s'éloigna au bras de Claire sans se retourner. Martine cacha sa tête dans l'herbe.

Quand elle s'éveilla, elle aperçut la lettre à quelques centimètres de ses yeux, froissée et tachée. La première lettre de Brice depuis cinq ans ! Elle se leva, serrant l'enveloppe dans sa main. Cinq ans et Brice l'aimait toujours. Du moins il le disait. Cela semblait tellement incroyable. Mais de la part de Brice Vincent, tout était possible. Elle-même ne l'avait pas oublié. D'une certaine façon, elle l'attendait toujours.

De la main, elle épousseta sa robe bleue, un imprimé au coloris fragile. Elle s'aperçut qu'elle s'était assise sur un ancien feu. Elle emportait toute une série de marques noires sur l'étoffe et sur sa peau hâlée. Elle s'en fichait. À vrai dire, elle se fichait de tout. Dépression. Elle eut un rire amer. Pourquoi n'irait-elle pas consulter Claire ? Madame Brice Vincent, psychothérapeute ? Quatre ans, maintenant, qu'elle et Brice étaient mariés. Un an après l'accident de Martine. Et cette lettre même ne lui apportait aucune satisfaction, aucun apaisement. Au contraire, elle avivait sa nostalgie, ses regrets, son angoisse. Et son rêve éveillé, demi-éveillé, qui la replongeait indéfiniment dans des souvenirs qu'elle aurait voulu oublier. Oublier… il te faut oublier, ma fille. Tu as eu la chance de t'en sortir alors que tu aurais pu brûler vive dans ta bagnole. Oublier Brice, aussi. C'est plus que jamais nécessaire. Mais ce sera plus difficile maintenant. Je brûlerai cette lettre en arrivant, je…

Tout est si loin mais encore si présent. Tu m'avais écrit aussi ce jour-là. Comme j'avais mal, Brice ! Tu m'expliquais qu'il fallait seulement garder un souvenir, un radieux souvenir de nos jours d'été, de vacances et d'amour. Tu parlais de la source, de la cascade, de mes yeux à l'envers du ciel, de mes boucles blondes sur ta joue. Une lettre pleine de douceur et de poésie. Pourtant une lettre de rupture !

Car c'était cela. Il lui annonçait en terminant qu'il allait refaire sa vie avec Claire. Refaire sa vie… mais il ne l'avait jamais faite avec personne. Ni dans la solitude. Il en était sans doute incapable. Elle se souvenait avec une constance cruelle de sa douleur, de son égarement, de ses gestes incohérents de somnambule éveillée en sursaut. Elle avait pris sa voiture, sa belle Simca bleu métallisé presque neuve, et elle était partie sur la route, sans savoir où elle allait. Pour se tuer, peut-être. Pour oublier. C'était le soir. Elle avait dîné avec sa mère et trouvé la lettre en rentrant. Son premier réflexe avait été de se coucher avec une demi-douzaine de comprimés de mérinax… ou le tube entier. Dormir ? Mourir ? Elle ne savait plus. Mais non, elle n'avait pas envie de mourir. Elle savait confusément qu'elle s'en sortirait. Elle aurait voulu précipiter la course du temps pour émerger de l'autre côté de la douleur et de l'oubli. Elle se souvenait d'une vague prière qu'elle avait formulée et peut-être murmurée : « Mon Dieu, faites que j'aie cinq ans de plus, tout de suite, à l'instant même ! ».

Et la Martine plus vieille de cinq ans — la Martine de trente-quatre ans — éclata d'un long rire de dérision et de désespoir. Ta prière a été exaucée, ma fille. Et te voilà. Il n'a pas fallu pour ça qu'un peu plus de dix-huit cents jours ! Elle trébucha sur une ronce qui lui griffa la jambe, exaspérant la sensation de brûlure qu'elle avait sur la peau, au-dessus du genou. Troubles circulatoires, avait dit le toubib. Tu vieillis, ma pauvre Martine. Tu as cinq ans de plus. Adieu Brice !

Elle entendait encore le sourd mugissement du moteur. Mécanique obéissant à tous les instincts des êtres, épousant toutes leurs folies… Il s'était mis à pleuvoir. La nuit tombait. Elle voyait les phares surgir trop brusquement et ses pneus hurlaient à chaque virage. Elle était devenue elle-même mécanique, ne vivait plus que par sa douleur. La vitesse était son évasion, le danger son exutoire… Mais lorsqu'elle revoyait l'accident en rêve, la situation était toujours différente. Elle rejoignait Brice chez lui, à la maison de campagne qu'il habitait maintenant avec Claire. Et elle conduisait lentement, sous la pluie, gênée par le chauffage qu'elle ne savait pas éteindre et par une mystérieuse lumière qui la suivait dans son rétroviseur. Oublier ? Je ne pourrai jamais oublier.

Martine Rayne a trente-quatre ans. Elle est en vacances. C'est une belle journée d'août, quelques minutes avant midi. Elle marche lentement dans la campagne baignée de soleil. On dirait que le ciel bleu déborde sur la terre. Elle ne se presse pas. On ne mange pas avant midi, à la pension Dunes. Elle tient toujours la lettre de Brice. Il lui semble parfois qu'elle flotte à côté de son corps et admire les traînées de lumière dans ses cheveux. Je suis encore jolie. Si Brice… La source n'est pas très loin d'ici. Mais elle n'a aucune envie d'y retourner. Brice n'est plus là pour lui tendre la main. Elle ne mettra plus jamais les pieds dans l'eau en regardant ses yeux… Elle a soif.

La nuit, la nuit, le crissement long des pneus, des lumières comme une coulée d'or en fusion, le choc énorme, pareil à une collision de mondes. Et la souffrance morale, toujours en surimpression. Plongée hallucinatoire. N'être plus que râle, cri de bête, chair pantelante et broyée. Ombres, pas feutrés, voix indistinctes. Est-ce l'accident ou la clinique, des heures, des jours plus tard ? Commotion, quelques brûlures superficielles. Tu t'en es bien tirée. Ta dépression n'est même pas imputable à l'accident… Pourquoi Brice avait-il rompu aussi brusquement ? Il savait bien qu'elle aurait pu en mourir. Leur amour, né d'un regard, d'un été, d'un sourire, d'une main douce, humide, secourable… Nous voulions une éternité. Nous, c'était différent des autres. Nous nous étions aimés d'un regard, d'un geste, sans comprendre, avec une force, une intensité, c'était comme un délire.

« Martine, quand m'aimes-tu le mieux ? »

Elle avait répondu dans le creux de son oreille : « Je t'aime encore plus quand tu me désires très fort et que nous sommes dans un endroit où on ne peut pas faire l'amour.

— Où donc, chérie ?

— Mais chez ta tante Hélia, par exemple, assis sur le canapé Louis XIII avec elle en face ! »

Ils avaient ri, ri à perdre haleine, d'un grand rire complice et un peu fou. Brice, comme tout cela est loin, déjà. Il me semble que c'était hier, mais il y a bientôt cinq ans que tu vis avec une autre…

Martine Rayne marche à petits pas dans un sentier étroit, ombragé et humide. Un ruisseau court à côté d'elle. Il y a une source plus haut. Peut-être est-ce la source. Elle a le temps. Elle est en avance pour le repas à la pension. Cette même pension Dunes, Pierre et Mony Dunes, cette même pension où elle se trouvait lorsqu'elle avait rencontré Brice. Elle relira encore une fois sa lettre avant de déjeuner. Elle la connaîtra bientôt par cœur. Déjà, certaines phrases sont gravées pour toujours dans sa mémoire.

… Oui, nous sommes heureux, Claire et moi. Un bonheur sans histoire. Non pas comme dans les romans. Tout est plus simple, plus banal. Nos métiers respectifs nous rapprochent beaucoup. Il y a seulement cette ombre, cette petite ombre, là, au creux de ma vie, cette ombre toujours présente qui est aussi une lumière puisque c'est mon amour pour toi, Martine. Car je t'aime toujours. Je n'ai jamais cessé de t'aimer.

Martine est assise dans sa chambre. La fenêtre dessine un grand rectangle bleu. Le soleil est suspendu au-dessus du jardin, à demi filtré par le feuillage du gros tilleul. Elle serre son front entre ses mains. Ce mal de tête lancinant. Mais elle ne veut pas prendre les comprimés qui la soulageraient. Pas encore. La douleur physique est une sorte de délivrance pour elle.

Elle est couchée sur le ventre et mord le couvre-lit de soie rose. Brice, oh ! Brice, je t'aime. Moi non plus, je n'ai jamais cessé de t'aimer. J'ai besoin de toi pour vivre mon amour. Veux-tu… veux-tu que j'aille te retrouver ? J'ai encore ma Simca bleue. Elle a cinq ans de plus, comme moi, mais elle roule bien. Veux-tu, Brice ?

Alors, les flammes jaillissent, le lit s'embrase ainsi que la moquette, le plancher, les rideaux. La pension Dunes est en feu. Martine brûle, mais la douleur est moins atroce qu'elle ne le craignait.

les Portes fermées

Christine Renard

Et quand je repense à mon enfance, il y a toujours Brice. Ces lieux où j'ai vécu toutes mes vacances de petite fille, je les peuple de ma silhouette mince en jupes trop longues, peau brunie par le soleil et cheveux noirs jusqu'à la taille. À côté, il y a toujours un petit garçon très maigre et très sale, au regard toujours un peu absent. Oui, c'est cela, déjà il vivait dans un rêve intérieur, déjà il comprenait mal la réalité.

J'essaie quelquefois de me souvenir de moi toute seule, de moi, Claire Daïné, courant la campagne et les bois, déchirant ma jupe rouge ou me piquant aux ronces, mais je ne puis. Brice surgit toujours. Brice et ses rêves… Celui qui revenait le plus souvent, je m'en souviens si bien, c'était celui de la jeune fille aux boucles blondes. Il me la décrivait, et moi je maudissais mes cheveux de nuit. Mais c'est ainsi, n'est-ce pas ? Je savais bien que je n'étais pas blonde, que je ne le serais jamais. Même le jour où j'ai volé une perruque dorée sur un marché, cela ne m'a pas rendue blonde, et j'ai jeté la perruque dans un égout. Brice me disait que j'avais l'air d'une gitane ; eh bien, cela, c'était vrai. Mes rêves de blondeur étaient dans un égout ; il faut savoir se regarder dans une glace, et puis Brice me disait que j'avais l'air d'une gitane et peut-être est-ce pour cela que je n'ai jamais coupé mes cheveux et que je m'habille toujours un peu plus long que la mode. Je n'ai rien d'un Greuze ; il me fallait m'y faire, et je m'y suis faite. On ne peut pas adapter la réalité ; il faut s'adapter à elle. Je crois que c'est Brice qui m'a donné cette peur panique des rêves incontrôlés, et c'est pour cela, oui, je crois, c'est pour cela, à cause de cela, à cause des rêves de Brice et pour savoir ce qui se passait derrière les yeux des rêveurs, d'un rêveur, que j'ai entrepris mes études de psychologie. Je pensais assumer ses problèmes, je pensais pouvoir l'aider ; Dieu que j'étais jeune ! À chacune de ses crises d'angoisse, je me disais : un jour, je saurai, un jour je pourrai l'aider. Et lui le croyait. Je pense qu'il me croyait, qu'il me croit encore capable de tout, même et surtout de le sortir de l'enfer, quand il ne m'accuse pas de l'y enfermer.

C'est ainsi que j'ai commencé mes études universitaires, avec enthousiasme. Et j'ai appris un peu, assez pour savoir que je ne pourrais jamais rien pour Brice. Maintenant, après des années passées à faire de la psychothérapie, je pense encore la même chose : je ne peux rien pour Brice ; nous sommes trop liés.

Chaque fois qu'il m'a demandé mon aide en tant que psychothérapeute, j'ai refusé. Je lui ai donné l'adresse de collègues que j'estime, et moi je l'ai écouté comme une amie, mais je n'ai pas essayé de le traiter ; je ne peux pas, pas Brice.

Elle est venue un jour, la jeune fille aux boucles blondes, une Martine ronde et dorée comme un brugnon ; à côté d'elle, je me voyais comme un sarment de vigne. Il m'a expliqué avec conviction qu'il avait rêvé d'elle quand il était petit garçon et que nous parcourions la campagne. Il me parle d'une rencontre sous un pin parasol. Il n'a pas besoin de me raconter tout cela car je me souviens si bien de son enfance, je me souviens si bien de ses rêves. Il parle, il explique. Il paraît que ce n'était pas un rêve, pas vraiment, beaucoup plus, tout à fait comme la réalité. Il se voyait adulte avec une femme blonde, et j'avais demandé si c'était moi ! De cela, il ne se souvient pas ; il croit me raconter ce rêve pour la première fois, mais moi je me souviens de son enfance. « Pas un rêve, la réalité. » dit-il, et la preuve, c'est que la jeune fille qu'il a vue alors, il l'a bien reconnue ; c'est Martine avec ses cheveux blonds bouclés, ses yeux bleus, sa peau dorée de soleil. Donc, ce n'était pas un rêve, c'était un saut dans le temps.

Quand il me raconte de telles histoires, je l'écoute, consternée. Non, Brice, il n'y a pas de saut dans le temps. Tu as rêvé d'une jeune fille blonde, je m'en souviens ; cela prouve seulement que tu avais envie de blondeur, et, ensuite, tu as rencontré celle qui ressemblait le plus à ton rêve d'enfance. Ce n'est pas de Martine que tu as rêvé, mon pauvre Brice, c'est d'une fille blonde, peut-être d'ailleurs parce que tu étais toujours avec moi, et parce que tu cherchais l'opposé de cette sœur que t'apportaient les vacances tous les ans, cette sœur qui ne t'acceptait jamais tel que tu étais, cette sœur qui s'appropriait toujours tes rêves pour les remplir de réalité. Il continuait, les parasols, Martine, le temps, et moi je pensais que Martine avait des cheveux de soleil et qu'un jour j'avais volé sur un marché une perruque blonde, dérisoire, habit de lumière que j'avais jeté, les yeux secs, en me jurant, comme on jure à dix ans, que jamais, jamais je n'oublierais la réalité. Je l'écoutais. Cela, je sais le faire, mais j'ai appris aussi qu'il faut savoir intervenir exactement quand il le faut. Mais il s'agissait de Brice, et je ne savais plus rien du tout. Je pensais : Non, Brice, non, Brice, le temps n'a pas basculé. Le temps s'écoule régulièrement, du passé dans le futur, il ne bascule pas, ne saute pas ; c'était un rêve d'enfant, c'est tout… Mais je ne répondais pas.

Martine… elle était douce, tendre, elle l'aimait, elle l'admirait. Mais moi aussi, je l'admire : c'est un grand écrivain ; ses rêves au moins lui ont servi à ça. Martine, elle était à ses pieds, souriant à tout ce qu'il disait. Tant mieux, me disais-je, tant mieux, puisque moi je ne suis pas douce, et que c'est ça, bien sûr, qu'il lui fallait, une femme bien douce, ronde et dorée comme un brugnon. Mais Brice, Brice, puisque tout est si bien, si merveilleux, pourquoi cette dépression ? Un collègue à qui je l'ai envoyé m'en parle : « C'est un cas difficile. ». Je sais, je sais ; il y a si longtemps qu'il trouve refuge dans le rêve. Mais pourquoi Martine n'a-t-elle rien changé ? Je les ai vus ensemble, et, comme toujours, Brice avait l'air absent, perdu dans un monde intérieur ; elle n'a pas su l'en faire sortir.

J'ai mis longtemps à comprendre qu'il a raconté à Martine que je suis sa psychothérapeute. Elle ne sait rien de notre enfance ; elle croit que je suis seulement celle qui le soigne et qui prend en charge ses problèmes. Et, certes, je ne puis la détromper, et il le sait. Je suis prise au piège, et je le regarde qui se ronge les ongles et prend l'air sournois et buté, l'air qu'il a à chaque fois qu'il sait que je sais. Attitude d'enfant devant sa mère, devant une institutrice, enfin devant une quelconque instance morale ; je suis celle qui voit quand il a chipé des confitures ou embrassé une jeune fille sous un pin parasol. C'est toujours moi qui interviens pour fermer les portes, chasser les fées et mettre les fleurs en bottes.

Elle est charmante, Martine, un peu fofolle, fantasque plutôt. Elle fait un vague secrétariat à Paris, disant qu'elle était trop nerveuse autrefois pour passer des examens. Lui s'attendrit, caresse ses boucles blondes en l'appelant « petite fille ». J'imagine leur avenir, pas le mien, le leur. Il écrira ; elle sera jolie, attentive à tous ses désirs… et je ne l'imagine pas perdant son éclat. Certes, je pourrais maintenant parler de pressentiment, de prescience de l'avenir, puisque Martine n'a pas vieilli, ne vieillira pas, puisqu'elle est morte un jour d'orage brûlée vive dans sa voiture.

On parle d'un camion fou qui se serait jeté sur la petite Simca, mais il reste qu'elle est partie sur une route dangereuse et sous un orage déchaîné, cela avec une voiture qu'elle connaissait mal. Conduite suicidaire ? Peut-être, car, certes, Brice lui disait qu'il l'aimait, mais il ne sortait pas de sa dépression. Il lui disait qu'il l'aimait, mais il avait besoin de deux ou trois séances de psychothérapie par semaine… C'était mettre en échec la blondeur et la douceur de Martine ; c'était lui dire qu'elle comptait très peu. C'était lui dire — puisque, pour elle, je soignais Brice — qu'il avait encore et toujours besoin de moi.

A-t-elle inconsciemment cherché une issue à cet amour trop grand pour elle ? Plusieurs fois, elle a voulu me parler ; je m'en souviens douloureusement… certaines phrases inachevées, certains regards, des allusions, des mots lancés au hasard me révélaient un appel à l'aide conscient ou non. Mais peu importe ; je n'ai pas répondu. Je ne lui ai pas tendu la main, et elle est partie sous l'orage.

Maintenant, elle est morte, et moi j'invente une autre suite, d'autres suites à cette histoire. Je ne peux pas faire autrement ; ce sont des images qui s'imposent. Le camion s'est jeté sur sa Simca, mais quelqu'un, le conducteur de la voiture qui la suivait, l'a sortie de son véhicule avant qu'il ne prenne feu. Elle est très choquée, quoique sans blessure aucune… Des images s'imposent : une jupe bleue tachée de noir, des cheveux blonds qui s'embrasent un seul instant, et elle qui rit sous la pluie qui noie les flammes. Des images s'imposent : les pins parasols, et elle est assise sous le plus gros, sa jupe bleue retroussée haut. Un autre image encore : ils sont nus dans les bras l'un de l'autre, et cela je ne peux le supporter. C'est sous le plus gros des pins parasols mais, là où ailleurs, je ne peux pas le supporter. J'appelle Brice. Je sais que je suis la mauvaise fée des contes ; n'ai-je pas les cheveux noirs et les membres maigres des sorcières et des gitanes ?.. Je sais aussi que je fais du mal à Brice, que je lui fais du mal à elle, mais je ne puis faire autrement ; moi aussi, j'existe. Tout cela est logique comme une histoire réelle ; je me vois agir avec tout le poids des souvenirs, ceux d'un possible qui n'a pas eu lieu. Après son accident, Martine a fait une dépression, et Brice n'était guère brillant ; c'est moi qui les ai soignés tous les deux, et qui les ai guéris. Oui, dans ce possible-là, j'ai répondu à l'appel de Martine et à la demande constante de Brice, j'ai répondu, j'ai fait mon travail, et ils se sont mariés. Brice est heureux… mais il pense souvent aux suites tragiques qu'aurait pu avoir cet accident… Oui, je me raconte souvent cette histoire, mais je sais que ce n'est pas vrai. Je sais reconnaître la réalité du rêve, et je sais que Martine est morte, et que Brice ne l'a pas oubliée. Comment le pourrait-il ? Elle est morte en allant le rejoindre, alors qu'il était tranquillement chez lui, l'attendant, confortablement installé tandis que l'orage se déchaînait, tandis qu'elle brûlait dans sa voiture.

Et puis j'invente aussi une autre histoire. Là encore, Martine a été sauvée, mais Brice s'en est lassé et c'est avec moi qu'il vit. Notre entente est profonde ; nous sommes si étroitement liés, depuis si longtemps. Mais cela n'est pas vrai. Ce sont juste des possibles, mais seul l'un d'eux est devenu réel, celui où Martine est morte et où Brice vit loin de moi.

Martine est morte. Qui nous délivrera jamais de la hantise de son jeune corps brûlant dans l'espace clos de sa voiture ? Brice répète qu'il est responsable, qu'il n'aurait jamais dû la laisser venir sous l'orage, elle qui conduisait si mal. Et moi, si j'avais répondu à ses appels muets, peut-être ne se serait-elle pas risqué ainsi sur cette route pour y mourir. Peu importe, je ne veux plus y penser, et il faudrait que Brice oublie. Mais je ne le lui dis pas ; cependant, un de nos amis communs m'apprend qu'il raconte partout que je ne cesse de lui répéter d'oublier, et d'oublier, et d'oublier. C'est ainsi qu'il me ressent toujours, une voix moralisatrice, un regard accusateur, et des mains maigres et brunes qui ferment toutes les portes.

Un jour, il m'a dit qu'il allait écrire l'histoire de Martine. J'écoutais, pensant que oui, bien sûr, bien sûr, là serait le salut, le seul moyen peut-être de se délivrer de Martine, de la mort de Martine, de Martine morte, de Martine brûlée. Qu'il raconte sa brève existence et lui redonne vie dans ces pages où il fera danser ses cheveux dorés au soleil, et où il ira la rejoindre sous les pins parasols. Je l'écoute sans rien dire, et le voilà qui crie et m'insulte et me dit que je veux l'empêcher d'écrire ce livre, mais qu'il le fera, qu'il le fera malgré moi. Il part en claquant la porte.

Voilà, c'est ainsi. Il part en se disant que s'il n'a pas encore écrit ce livre, c'est de ma faute, de ma faute à moi, la gitane, la sorcière, pas de sa faute à lui, la faute de Claire Daïné. Il ne la verra plus.

De ma faute aussi s'il n'a pas trouvé le chemin de ce qu'il appelait le « pays d'horizon » quand nous étions enfants. J'ai toujours été son alibi quand le courage, la force ou je ne sais, lui manquait pour réaliser ses désirs. De la faute de Claire, de la faute de Claire, pas celle de Brice, jamais, jamais celle de Brice. Car il m'a toujours cru, il me croit toujours, capable de tout. Oui, depuis nos vacances sauvages, et mes cheveux trop longs et mes jambes trops maigres, qui l'ont jeté vers les blondeurs et les rondeurs de Martine, sous les pins parasols, depuis ces jours de soleil et de fièvre, et depuis nos cauchemars où Martine brûle dans sa voiture, interminablement. Brice me croit capable de tout. Capable aussi bien de le plonger dans l'enfer que de l'en sortir, capable de fermer la porte du pays d'horizon : J'irai malgré toi, crie-t-il dans ma mémoire. Malgré toi j'irai au pays d'horizon…L'horizon recule toujours, Brice ; c'est ça la réalité… Mais il s'en va en claquant la porte ; cela aussi, c'est la réalité, et aussi que Martine est morte, et aussi que Martine a existé…

Et, après tout, c'est vrai, je suis capable de tout, capable de savoir que Martine est morte, que Brice l'aime toujours, capable de savoir que l'horizon recule à mesure qu'on avance, capable de savoir cela, oui, Brice, capable de le savoir, de le croire et de vivre quand même…

le Pays d'horizon

Michel Jeury

Longtemps, Brice avait hésité entre la forêt et la mer. Il relevait d'une dépression nerveuse — ce n'était pas la première — et le docteur Ulrich lui avait accordé un congé supplémentaire de quatre mois à la fin des vacances. Il ne reprendrait son travail à Paris qu'en janvier au plus tôt — ou peut-être jamais. Cela n'était pas pour lui déplaire car il avait un peu oublié l'automne. Ses souvenirs d'enfance commençaient à se brouiller, à se teinter de mythologie et de rêve. Ceux qu'il gardait de l'automne étaient encore plus fous que les autres, un peu comme si cette saison eût été pour lui la saison éternelle où deux univers se rejoignent et se fondent : l'un épais, lourd, certain, que l'on connaît bien et que l'on passe sa vie à désirer et à vomir ; l'autre incertain et fragile, où se figent les rayons du temps et que chaque être guette en secret entre l'amour et la mort… Ses souvenirs étaient pareils à des oiseaux migrateurs. Ils passaient et repassaient, vers le sud, vers le nord, et il savait mal les prendre au vol. Il les voyait traverser le ciel et fuir. Il avait le cœur serré. Les souvenirs, les oiseaux allaient retrouver des terres mystérieuses pour mener une existence mystérieuse, inconnue. Simplement dormir, rêver peut-être. Brice attendait leur retour. Ils avaient l'air fidèles… mais revenaient-ils inchangés ?

Je me demande si les mêmes passent et repassent toujours ou s'il se mêle parfois à leur troupe des sortes d'appeaux et de leurres… des passagers clandestins du temps…

Brice avançait dans la boue.

Jaune, brune, grise, rouge, omniprésente, elle débordait comme une marée visqueuse des chantiers ouverts sur le flanc des collines, elle dévalait les chemins ravinés par les fortes pluies d'octobre, comblait les fossés, ourlait la lisière des bois, dressait au travers des routes des barrages de limon délicatement arrondis et festonnés. Brice aimait tirer ses bottes dans les sentiers forestiers quand le soir tombait. Mais la montée de deux kilomètres, du Vent-Bas à l'auberge des Quatre-Routes — qu'il s'imposait chaque jour pour aguerrir son cœur, ses muscles, et se prouver qu'il allait mieux — l'essoufflait vite car, porté par le rythme de sa pensée et de sa rêverie, il pressait un peu trop le pas en retrouvant cette exaltation que lui donnait le ciel d'automne, avec ses gros nuages gris, jaunes, presque sulfureux qui traînaient sur la forêt puis roulaient par-dessus le pays d'horizon… Comme le pays d'horizon est lointain ! Je marche depuis bientôt quarante ans et je ne sais pas si je l'atteindrai un jour.

Le vent cinglait sa joue gauche. La boue collait à ses pieds. Il aimait le ciel, le vent, la boue, la terre. Jamais il ne s'était senti proche de la terre et lié affectivement, presque physiologiquement à elle, comme il croyait l'être ce soir-là en pataugeant dans le chemin de l'auberge. Dans son esprit, le mot prenait une majuscule : la Terre, cette sacrée planète — et il n'était qu'un membre infime de ce grand corps. Même pas un membre, une minuscule papille à la surface d'un épithélium irrigué d'humeurs douces et grasses. La terre était vivante. Elle se faisait molle pour l'accueillir et il pénétrait en elle avec une sensation de tiédeur et d'humidité. Vagin ou matrice, il ne savait. La naissance, l'amour et la mort. La terre et le temps. Puis il s'arrachait à l'étreinte et ses pieds se décollaient avec un bruit de succion presque voluptueux…

Il marchait à la nuit tombante vers le pays d'horizon. C'était un souvenir d'enfance ineffaçable, datant d'une époque où il croyait vivre dans une prison creuse, au centre du monde, alors que de fabuleux territoires s'étendaient au-delà des collines, sous la voûte de l'horizon : Beauregard, Merlin, Itzac… Seules quelques cimes d'arbres étaient visibles comme les sémaphores de l'éden, depuis Vent-Bas ou Miraval. Brice était avide de ces territoires. Il avait huit ans, neuf ans, et il se promettait de partir à la découverte de l'horizon un jour, demain ou dans cent mille ans, aux prochaines vacances ou quand il serait grand, un matin comme les autres ou un après-midi ensoleillé qui ne voudrait pas finir. Il était à demi persuadé qu'il trouverait là-bas, là-haut, un autre monde, qu'il ferait d'étranges rencontres et que sa vie en serait changée. Puis il avait renoncé, il avait désespéré mais jamais oublié. Il avait quarante ans, il renouait avec l'automne et il marchait vers le pays d'horizon. Tous les jours, depuis le début octobre, il montait aux Quatre-Routes, se lançait à l'assaut des collines et faisait reculer devant lui, avec une lenteur extrême, la ligne bleue de l'espace-temps. La première fois, il avait eu de nouveau huit ans, pour une seconde ou deux, et le fol espoir avait roulé dans son sang et brûlé dans sa tête. Un autre pays, étranges rencontres, ma vie enfin changée. Rien ne s'était passé. Mais Brice savait que les miracles surviennent toujours quand on ne les attend plus. Il s'ingéniait à ne plus rien attendre.

« Il faut oublier. » lui avait encore dit Claire Daïné, la psychologue. « Tu dois oublier Martine. Tu n'es pas responsable de sa mort. » Claire avait raison. Il faut oublier : c'est la loi du temps. Seulement, Martine Rayne avait péri brûlée vive dans sa voiture alors qu'elle venait le rejoindre, lui Brice, et qu'il l'attendait tranquillement chez lui, allongé sur son divan, avec un livre et une bouteille de son alcool préféré, une sorte d'arak albanais. Il savait bien qu'elle conduisait comme une folle et qu'elle n'avait pas sa nouvelle voiture en main. Il n'aurait pas dû la laisser venir sous l'orage. Il aurait dû téléphoner, aller la chercher, tenter n'importe quoi. Il se sentait responsable. « Absurde. » disait Claire. « Cela n'a pas de sens puisqu'elle n'était pas en tort, puisque le camion fou s'est jeté sur la Simca. C'est la destinée, rien que la destinée… » Mais, bizarrement, il ne pouvait se convaincre de l'innocence de Martine. Ce n'était pas possible. Ces choses-là n'arrivent jamais. Il n'y a pas de camions fous. Si l'on se tue, c'est qu'on est coupable, d'une façon ou d'une autre — qu'on ne sait pas conduire… Cinq ans déjà ! Il aimait Martine et il la haïssait. Il ne lui pardonnait pas d'être morte et d'avoir gâché sa vie à lui par cette fin atroce. Dans ses cauchemars, il se voyait quelquefois entouré par les flammes, comme elle avait dû l'être, et prisonnier d'un véhicule renversé, tandis que le ciel, au-dessus, au-dessous, le ciel de tous les côtés palpitait d'éclairs, que grondait l'orage, que la lueur des phares plongeait dans celle de l'incendie et que les gouttes de pluie crépitaient sur la tôle brûlante — à moins que ce grésillement ne fût le bruit de sa propre combustion. Il sentait le feu cuire lentement sa peau, ronger sa chair, mordre ses os secs comme le bois chauffé dans la cendre. Il mesurait la douleur avec une minutie de tortionnaire professionnel. Il évaluait en unités innommables les messages de détresse simulés par son cerveau endormi et il s'étonnait de ne pas souffrir plus. Lâche soulagement. Il n'ignorait pas, même au fond de son sommeil, que cette reconstitution de la mort de Martine était un leurre et un alibi. Lâche soulagement balayé par le réveil. Et pourtant, il fallait vivre. Brice Vincent, tu n'oublieras jamais ! Depuis l'accident, il n'écrivait presque plus et il avait dû reprendre son travail dans une maison d'édition parisienne. Les histoires qu'il essayait encore d'inventer s'achevaient dès le deuxième chapitre dans le feu, l'horreur, le désespoir et la mort. Le seul projet qu'il se sentait encore capable de mener à son terme, c'était une biographie de Martine Rayne qui s'achèverait aussi dans le feu, l'horreur, le désespoir et la mort — mais seulement après deux cents, trois cents ou quatre cents pages. Et il n'était pas encore prêt. Pas tout à fait. Il s'était donné cinq ans. Cinq années de recul, délai nécessaire à la décantation, à l'apaisement. N'était-ce pas, cependant, une tentative criminelle ? Ah ! non, pas plus que d'oublier. Et pas moins, peut-être. Bien entendu, Claire n'était pas d'accord avec cette idée. Las de discuter, Brice avait cessé de voir régulièrement la psychologue. Il était très seul. Seul face aux souvenirs, seul face au temps. Seul devant l'horizon.

Les miracles arrivent quand on ne les attend plus. C'est la règle. Mais il y a une autre règle, plus générale, plus forte, qui annule souverainement la première : c'est que les miracles n'arrivent jamais. Il n'y a pas de miracles. Alors, que se passe-t-il en réalité quand un miracle semble se produire ?

Cela faisait donc cinq ans. Cinq ans et quelques semaines. L'échéance était dépassée. Brice avait décidé de se mettre au travail dès ce soir. L'histoire de Martine Rayne. L'histoire simple et tragique de Martine. Ce soir, ce soir ! Il n'avait pas le droit d'attendre plus longtemps. Il ne pouvait plus attendre. « L'heure est venue. » dit-il.

Brice Vincent montait vers le pays d'horizon.

Le soir tombait. Le soleil avait totalement disparu derrière les crêtes couronnées de pins et les ombres glissaient sur les pentes, s'étalaient sur la forêt éventrée, emplissaient les fossés, baignaient les ouvriers forestiers en train de charger des troncs sur les camions. Les bruits s'étiraient et s'estompaient en même temps. Le vent froid charriait d'infimes gouttelettes de pluie. Le sentier que suivait Brice débouchait au sommet du tertre d'Itzac, au milieu des arbres abattus, dans un fouillis de branches entassées et de fûts décapités. Toute trace de chemin disparaissait à cet endroit. C'était presque la nuit. Brice crut entendre les forestiers ricaner derrière lui. Ou peut-être une chouette. Un camion démarra en toussant. Brice eut un moment de panique. Il se retourna pour s'orienter et l'espace bascula devant lui comme un pont-levis qu'on retire.

Le pays d'horizon fut ce qu'il devait être. Avec l'été, le soleil et les arbres intacts dressés vers le ciel d'un bleu étincelant. Avec les trois pins parasols au milieu du tertre et Martine assise au pied du plus gros.

Ce qui s'appellerait un miracle si les miracles existaient. (Mais Bultmann, le théologien de la mort de Dieu, a démontré qu'ils n'existaient pas.)

Alors quoi ?
Manipulation de l'espace-temps ?

Pas de miracle. L'univers de l'automne, de la boue et de l'ombre, de l'ombre et de la mort s'effritait en lambeaux visqueux derrière Brice Vincent qui courait rejoindre Martine sous les pins parasols. Il était de retour dans le monde de la lumière et de l'espoir. Martine n'avait été que légèrement blessée dans son accident et elle vivait avec lui depuis cinq ans. Cinq années d'un bonheur solide et d'une réussite constante. Brice aimait sa femme et la désirait comme il l'avait aimée et désirée dès leur première rencontre, lorsqu'il lui avait tendu la main pour l'aider à traverser le gué de la source. Il se sentait un peu coupable de sa chance et, s'il avait connu un dieu païen, il lui eût volontiers offert un sacrifice pour conjurer l'obscure menace qu'il croyait voir planer sur son destin. Fantasmes ! Ce ne sont que des fantasmes. Il maudissait la petite voix intérieure qui lui répétait souvent : Tu es trop heureux, Brice Vincent, ça ne peut pas durer !

Idiot ! Pourquoi cela ne durerait-il pas ? Claire avait insisté : il était maintenant guéri ; il n'avait pas eu de véritable dépression depuis — justement — cinq ans, mais il lui faudrait encore se débarrasser de cette tendance à broder sur les catastrophes qui auraient pu arriver, à s'inventer une vie de malheur par crainte de perdre un bonheur qui lui semblait trop fragile. Quand cesseras-tu donc d'avoir peur, Brice Vincent ? À ce moment-là, tu seras un homme. Tu n'es encore qu'un enfant effrayé par l'existence difficile et dangereuse des adultes. Il est temps pour toi. Tu t'étais donné cinq ans, te souviens-tu, pour atteindre ton équilibre, vaincre tes doutes puérils, devenir celui que tu souhaitais être quand tu avais seize ans, ou dix-huit, ou vingt, être digne de l'amour de Martine et de l'admiration de tes lecteurs. Il y a maintenant cinq ans : c'est une échéance.

La terre était sèche sous ses pieds chaussés d'espadrilles à semelle de corde. Il se sentait léger comme l'air des collines, léger comme les nombreux papillons qui volaient d'herbe en herbe autour de lui, léger comme la robe bleue de Martine et ses boucles blondes. Il était en vacances, mais cela ne l'empêchait pas de travailler deux ou trois heures tous les matins pendant que sa femme se prélassait, nue et chaude entre ses draps. L'inspiration était fidèle à ce rendez-vous quotidien, les phrases coulaient de source, et c'eût été dommage de laisser perdre tant de richesse, de force et de joie. Tout va bien, Brice Vincent. Ta réussite, tu l'as forgée par ton intelligence et ton courage. Tu l'as méritée. Elle ne t'a pas été donnée par hasard. Rien ne t'a jamais été donné. Un accident peut, certes, trancher ou bouleverser ta destinée, mais rien ne pourra t'enlever le bonheur que tu as reçu et celui que tu as créé — rien ? À partir de maintenant, de cet instant précis où Martine te tend les bras en souriant, tu t'engages devant toi-même — puisque personne n'en saura rien — à n'avoir plus jamais peur, ni du passé, ni du présent, ni de l'avenir. Plus jamais peur de la vie ni de la mort. Lèvre la main droite, dis : je le jure !

Brice leva la main comme pour saluer Martine, qui riait à demi couchée sur l'herbe, la jupe troussée jusqu'en haut des cuisses. Et, en remuant un peu les lèvres, comme s'il lui envoyait un baiser, il murmura très doucement et de toutes ses forces : « Je le jure ! ».

Plus jamais peur.
Ni de la vie ni de la mort.
Je le jure.

Oh ! Martine, si tu savais… Brice se laissa tomber à genoux devant sa femme, il la prit dans ses bras, la serra longuement contre lui, la tête enfouie dans sa chevelure parfumée, la bouche sur son cou, entre l'oreille et la nuque. Toi vivante, ma chérie, mon amour ! Il caressa les bras nus de Martine avec une grande douceur, comme s'il avait craint d'irriter sa peau brûlée… Mais la peau de Martine était intacte, fraîche et tiède à la fois, souple et ferme, claire et bronzée, odorante et désirable. L'accident n'était qu'un cauchemar. Ou plutôt, non. L'accident a bien eu lieu, il y a cinq ans, sur la route de Valence, alors que Martine venait me rejoindre ici même, à Miraval Vent-Bas. Mais elle s'en est sortie sans une plaie, à peine quelques contusions, une légère commotion, grâce au conducteur de la DS qui était derrière elle depuis un moment et ne pouvait la doubler à cause de l'orage. C'était un médecin du pays. Il l'a tirée de la voiture quelques instants avant que celle-ci ne prenne feu. D'ailleurs, le vent et la pluie ont éteint l'incendie presque aussitôt. C'est maintenant le passé, un passé bien établi, d'une solidité à l'épreuve du temps. Martine n'a pas brûlé ; elle ne brûlera jamais. Regarde sa peau tendre, sa bouche rouge, ses yeux d'un bleu si clair, ses cheveux d'un blond presque roux : Martine indemne, inchangée, saine et sauve, saine, saine, saine, oh ! ma Martine ! Jamais le temps… Brice commença à déboutonner la robe bleue, déjà relevée jusqu'à la hanche. Martine se lova contre lui, autour de lui. La main gauche de Brice glissa entre ses cuisses, atteignit le réduit velouté, humide, brûlant.

« On fait l'amour, mon amour ?

— Maintenant ?

— Maintenant !

— Ici ?

— Ici ! »

Le ciel avait la couleur de la graisse fondue. Le soleil du plein été ciselait des ombres courtes et massives. Des vibrations de chaleur emplissaient l'air d'une vie trépidante et secrète. Les insectes se taisaient. Le silence devenait de plus en plus oppressant.

Une sorte de panique saisit Brice. Bon Dieu, ça recommence ! Il avait de nouveau l'impression que le temps allait lui manquer. Folle angoisse. Lui manquer, le trahir. Vite, vite ! Faire l'amour avec Martine tant qu'elle est là, sous toi, bien vivante, réelle, fraîche et tiède, souple et ferme, claire et bronzée, odorante et désirable… mais guettée à deux pas par la bête griffue nommée destin. La bête capable de jouer avec l'espace et le temps pour reprendre aux humains ce qui leur a été donné — ou simplement prêté —, le présent, l'avenir, bien sûr, mais aussi le passé. La bête formidable qui pouvait arracher Martine à Brice pour la transporter cinq ans en arrière et la jeter vive au milieu des flammes. Mon amour ! Le sexe de Brice, gonflé et durci à la limite de la douleur, entra dans le sexe palpitant de Martine. La jeune femme gémit. Puis son gémissement se changea en râle de plaisir, de douleur ou de terreur. Brice éclata d'un rire fou qui s'acheva en un long cri de désespoir. Il étreignit avec fureur une touffe de bruyère qui se trouvait à la place que Martine avait occupée une seconde plus tôt et un sanglot lui échappa, à travers sa gorge crispée, s'exhala avec un spasme qui fit saillir ses veines et jaillir ses larmes. Il roula dans l'herbe en grondant, le corps tordu par une crise nerveuse. Martine, mon amour…

Le temps.

Brice s'apaisa. Une main amie caressa son épaule, puis sa nuque.

« Brice.

— Oh ! Claire. Je te demande pardon, j'ai… je croyais que c'était fini. »

Claire Daïné prit la main de Brice, qu'elle serra dans les siennes, longuement. Brice se souleva sur un coude, n'osant regarder la jeune femme. Elle souriait gravement. Il baissa les yeux. Elle l'aida à se mettre debout.

— « Viens, on nous attend. »

Surpris, Brice étudia le paysage autour de lui. Ils étaient au flanc du tertre, loin du sommet, loin des trois pins parasols qui le fascinaient tant. On voyait les toits rouges de Miraval à quelques centaines de mètres en contrebas. Dans l'air très clair, à peine saupoudré de nuages, on eût dit une vieille carte postale, naïve et défraîchie.

« Qu'est-ce que tu faisais ? » demanda Claire.

— « Je m'étais endormi. » avoua Brice. « J'ai rêvé que je montais en haut de la colline et que je me couchais sous les pins parasols. Et puis j'ai rêvé que je m'endormais. Et puis j'ai rêvé que j'étais grand et qu'une femme venait me rejoindre sous les pins… »

Claire éclata de rire. Elle avait dix ans et croyait connaître la vie.

— « Est-ce que c'était moi ?

— Non. Je suis sûr que c'était pas toi ! »

Ils couraient le long du sentier, en se tenant par la main.

— « Alors, qui c'était ?

— Je ne sais pas. Je me souviens plus. Une femme blonde. »

Claire lâcha sa main.

— « Je t'aime pas, je t'aime pas ! » cria-t-elle.

Brice continua de courir. Claire descendait derrière lui. Il s'arrêta un peu plus loin et se retourna en chantonnant : « C'est pas toi que j'aime, pas toi que j'aime… ». Claire était au milieu du sentier et traçait avec les bras de larges moulinets impérieux et désordonnés. On eût dit une jeune déesse surgie du Maha-Barata, qui aurait voulu remettre en marche la machine de Brahma, arrêtée à la fin des temps. Avec ses cheveux sombres, plaqués autour du visage ovale et mince, son teint mat, ses grands yeux brun doré, sa silhouette frêle, son tablier vert flottant sur une jupe noire, trop longue, elle avait l'air d'une indienne, d'une bohémienne… ou d'une sorcière.

« Sale sorcière ! » cria Brice avant de s'enfuir. Un jour, il tromperait la surveillance de Claire, il monterait jusqu'en haut de la colline, il atteindrait le pays d'horizon, au-delà des pins parasols… Car le pays d'horizon existait, il le savait. Ce n'était pas une histoire qu'il se racontait. Et il retrouverait la jeune femme blonde, si belle, si belle, qui s'appelait… ah ! il avait oublié son nom. Mais c'était sans importance : il lui demanderait quand il la reverrait.

Il était une fois un petit garçon nommé Brice qui avait le pouvoir d'inventer l'avenir. Et une petite fille brune nommée Claire qui avait le pouvoir de briser les rêves.

Et puis le temps.

Première publication

"Qui joue ? Qui meurt ?"
››› Fiction 270, juin 1976
Avec Katia Alexandre & Christine Renard