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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Maîtres…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Maîtres des jardins

Avec Katia Alexandre

« Shri Kenyd Marcus. » dit le portier automaster.

Shri mon œil ! pensa Ken. Que le titre de shri eût remplacé tout à la fois monsieur, maître et seigneur dans le langage de la haute bourgeoisie neuropéenne n'empêchait pas les Indiens de crever de faim comme au siècle dernier. Simple différence : ils n'étaient plus les seuls…

Kenyd Marcus arrivait ce soir-là avec un bouquet de roses soigneusement dissimulé dans une housse de cuir noir. De vraies roses de rosier dans du vrai cuir de bête. Ne pas confondre Kenyd Marcus, commerçant arrivé, trader de haute volée, avec un des minables politicards qui emplissaient déjà le salon du secrétaire d'État d'Asim Batako. Le sourire de Ken était un peu condescendant. Un petit peu trop. (Il y avait à Westabad des dizaines d'hommes et de femmes importants qui pensaient au même moment que le trafiquant Kenyd Marcus n'aurait bientôt plus aucune raison de se montrer condescendant…)

Les jardins de Damaspura, Atagunomari, Saramisor fournissaient des légumes réputés incomparables. Malgré l'interdiction de cultiver des fleurs édictée par le concile agricole et industriel de la Nouvelle Delhi en 2071, la rose et la violette foisonnaient dans les jardins de Neuropa et les trafiquants professionnels en offraient volontiers aux putains professionnelles — et aux putains non professionnelles — qui tenaient le haut du pavé à Westabad, Berlinova et Zurikbadlera. L'amour de la beauté n'étouffait personne dans les milieux dirigeants et la grande bourgeoisie de Neuropa, et les vanas acceptaient les fleurs par orgueil et non par réel plaisir : pour recevoir un bouquet, il fallait être très riche, très puissante ou fabuleusement pervertie — ou les trois.

Ken offrit donc ses roses à shamra Fairlene vana d'Asim Batako avec un sourire un peu condescendant. Fairlene remercia, les lèvres un peu pincées, fit une discrète allusion à la corbeille de fruits et légumes que Kenyd avait fait tenir au secrétaire d'État le jour même. Très appréciés, les fruits et légumes, même si on n'aimait pas en convenir dans l'aristocratie.

« Shri Marcus, je ne sais comment vous remercier. »

Ken hocha la tête. Oui… Il n'avait jamais couché avec vana Batako. De tous les invités, il était sûrement le seul. Il savait en outre — dans la mesure où l'avenir lui était connu — qu'il ne coucherait jamais avec l'épouse du secrétaire d'État, malgré l'intérêt que présentait à première vue l'expérience. C'était comme ça. C'était écrit. Inch'Awa. De toute façon, le temps allait manquer à beaucoup de gens pour faire beaucoup de choses.

« Je suis vraiment sid ! Ces fleurs sont absolument gap ! Un parfum terriblement chug ! »

Ken souriait avec une certaine condescendance. Il n'était pas venu dans la capitale depuis deux mois. Les interjections à la mode avaient encore changé dans l'intervalle. Peu importait, d'ailleurs ; ces onomatopées n'avaient aucune signification précise. De simples bruits de bouche. Et les roses n'avaient aucun parfum. Le parfum des fleurs — comme le parfum de la vie — s'en était allé au fil des lustres : on avait perdu ce secret-là aussi. Il ne restait qu'un mythe snob : sid, gap, chug, trim, poam !

— « Shamra, ces fleurs sont un très humble hommage à votre beauté. » débita Ken d'une voix nonchalante. « Pour prouver mon admiration et mon désir, je voudrais vous offrir tous les jardins de Neuropa ! »

Il effleura d'un geste poli le sein nu de Fairlene Batako. Peut-être préférerais-tu une ferme à insectes, ma jolie. Comme Ph, c'est nettement plus poam !

La jeune femme baissa légèrement les paupières, détourna la tête : elle connaissait le don de Ken et s'en méfiait.

— « Entrez donc, shri Marcus. Le secrétaire d'État veut vous présenter à son Excellence shri van Ozoun, ministre de l'Intérieur. »

Kenyd marchait lentement sur les tapis de cryan du long vestibule. Il devait faire un effort constant pour retenir le ricanement qui lui montait à la gorge toutes les dix secondes. Tu es maintenant un personnage important, Ken. Un vrai shri, un authentique van… On veut te présenter au ministre. Réussite totale, eh, pourriture. Mais console-toi : Harlem Ozoun est encore plus pourri que toi. Et toi, Marcus, tu as une excuse : tu aimes vraiment les fleurs !

Si j'avais vécu un siècle plus tôt, j'aurais été quoi ? Un pauvre type et un salaud ? Un aide-jardinier ou un grand espion ? Pourquoi pas un émir pétrolier du golfe ? J'ai pas mal de sang arabe dans mes sacrées artères cosmopolites. Dis donc, shri, en ce temps béni, la terre regorgeait de fruits et de légumes. Les gens les plus humbles possédaient un lopin et pouvaient y cultiver n'importe quoi, même des fleurs si ça leur chantait : des roses ou des tulipes, des géraniums ou des capucines, des immortelles ou des dahlias… ou tout cela à la fois ! Des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants mouraient déjà de faim et le premier venu pouvait s'amuser à cultiver des fleurs. Aberrant et merveilleux !

Maintenant, la nature saccagée avait du mal à nourrir cinq cents millions de Neuropéens. Pour les non-privilégiés, pour les masses, la pâtée quotidienne avait l'aspect, la consistance et l'odeur de la fiente de poulet. (En ce qui concerne le goût, Ken ne savait pas : il n'en avait jamais mangé…) Les masses bouffaient pour survivre, comme c'était leur droit et leur devoir (exactement confondus, ce qui prouvait bien qu'on était en démocratie !). Les rares produits de cette saloperie de terre qui retournait au désert pour cause de manque d'eau, pollution, radioactivité et autres menues tares, venaient des “jardins”, oasis d'humus perdues à travers la surface morte de la planète. Et les jardins, naturellement, appartenaient aux “maîtres des jardins”… Le gouvernement fermait les yeux sur la contrebande qui s'exerçait au profit des riches et des puissants, des malins, des salauds et de quelques autres, entre les jardins et les cités. Il faisait même un peu plus que fermer les yeux, le gouvernement. Il tendait sa patte sale pour se la faire graisser au passage, le gouvernement. Il gérait honnêtement la pourriture ambiante, le gouvernement ! Les masses consommaient la nourriture guf, sham, poï, jip, et pour tout dire assez dégoûtante produite par les hydros, les fermes à insectes et les usines de toute sorte qui faisaient du miracle à jet continu pour rendre comestibles et même “délicieuses”, comme disaient les slogans officiels du Service des slogans, six cent quatre-vingt-douze variétés connues d'ordures ! Les nombreux ersatz auxquels on tentait — sans trop se forcer — de donner la couleur et l'aspect des légumes frais, ne trompaient personne… Ah, ah, ça ne trompait personne, à part quatre-vingt-quinze pour cent de la population, pardon : des masses. Elles aiment ça, les masses. Je suis peut-être un salaud. Enfin, je suis sûrement un salaud, mais tous ces braves types sont des cons. Rien de plus facile que de tromper le peuple (ça dure ce que ça dure, en attendant on en profite : pourquoi ils n'en profiteraient pas tous ces shris de mon… cœur ?). Ils se préparent à faire ce qu'ils appellent une révolution, je vois ça gros comme l'oiseau noir dans l'œil d'une blonde. Ils voudraient avoir plus de merde à manger pour moins cher. Mais l'idée qu'on peut manger autre chose que de la merde ne leur viendrait pas. Je sais, on les a dressés, conditionnés, manipulés. Mais enfin, par Awa, si c'est aussi simple d'abrutir les gens, je me demande s'il ne vaudrait pas mieux qu'on crève tous pour enterrer une espèce aussi bornée… Et si ça les nourrissait vraiment ! Mais non. Les maladies de sous-nutrition sont de plus en plus virulentes. On dit : c'est la civilisation. Le nombre des médecins croît un peu plus chaque année. Ils sont couverts de plaies, ils ont les os qui se tordent comme s'ils étaient cuits. Tavelés, pelés, tordus… Et psychosomatiques jusqu'aux dents ! Ils vont faire la révolution pour avoir un peu plus de pâtée et un peu plus de médicaments et un peu plus d'hôpitaux et des pensions un peu plus élevées pour les vingt-cinq pour cent d'infirmes de la civilisation. Mais surtout, plus de jardins. Les masses ne supportent plus que les super-privilégiés s'amusent à cultiver la terre ! Ils boufferont des insectes. On va développer les fermes : ça permettra d'augmenter la ration de pâtée. Pas besoin d'être un grand précog pour voir ce que ça va donner. Mais après tout je m'en fous. Je serai mort !

Shamra Fairlene vana d'Asim Batako guida Ken vers les salons. Les hauts dignitaires du régime pointaient leurs mufles dans tous les azimuts. Il y avait du shri et de la shamra comme des criquets à Kouzim. Shri Harlem van Ozoun, ministre de l'Intérieur de Neuropa. Shamra Florida vana Chen, la vedette de scenic, et son césar en titre, van Steyr. Shri van Joslo, le maire de Berlinova, et son épouse shamra vana Daria. Vana Dimene Bolosoï, secrétaire du parti Naïsh… Kenyd repéra aussi shamra Poona vana Lebeiro, une jolie, bien jolie noire qu'il soupçonnait de représenter les maîtres des jardins (et tout particulièrement son Excellence shri van Kingvoldo, président du Conseil permanent des maîtres des jardins).

La soirée fut gap, trim, fuz — J'en passe. Brillante enfin. Les toilettes des vanas rivalisaient d'élégance. Les tuniques pailletées imitaient la peau humaine et moulaient délicieusement le corps des jeunes femmes minces… minces, oui, parce que nourries avec de la viande grillée et des légumes crus. C'était un régime plus diététique que la pâtée commune. Le peuple, lui, semblait gras. Prospère. Il n'était que bouffi, enflé, soufflé. Certes, il y avait bien quelques vanas celluliteuses — difforme et ridicules dans cet accoutrement — mais vraiment peu, ce qui prouvait l'efficacité de la contrebande. Kenyd se rengorgea. C'était grâce à lui — enfin à des gens comme lui — que les vanas et les vans de Westabad, Berlinova, Zurikbadlera, Winnielond et autres cités de Neuropa étaient à peu près présentables. Tu peux être fier de toi, par Awa, espèce de Yosh ! Il eut un regard indulgent pour les deux ou trois fat-mamas qui cachaient leurs bourrelets de graisse sous de larges anneaux d'or — comme la mode l'exigeait. Yakiti yak ! Tout ce métal dit précieux autrefois ne valait pas un sac de pommes de terre !

Les shris, au contraire, portaient d'amples vêtements sombres, ornés de dessins peints à la main : serpents, dragons, monstres de légende, chevaux fous, soleils rayonnants et filles à poil. La proportion d'hommes gras était très faible et, de toute façon, abuds et dalmas dissimulaient un embonpoint éventuel beaucoup mieux que les fausses peaux des vanas. Ken, lui, n'avait pas un centimètre de tour de taille à cacher. Il portait un chit clair et très ajusté. Avec ses longs cheveux noirs, son visage ovale, son nez fin et droit, sa bouche petite, son regard velouté, il avait l'air d'un dieu grec. Assez fier de son apparence physique… D'autant qu'il était né chez les parias des sectes cannibales, à la fin de la guerre pourrie !

Il s'approcha du bar, recouvert de plaques d'argent. Une paire de barmaids, qui avaient mangé trop de pâtée et pas assez de légumes crus, officiaient sans grâce. Aussi nues que les filles peintes qu'on voyait sur les habits de parade des shris, mais moins éthérées. Ventre, seins, cuisses… Les invités regardaient avec un mépris évident cette chair malsaine. Ils se disaient que le secrétaire d'État lésinait sur les cachets du personnel artistique — ce qui n'était pas bon signe pour sa carrière… Ken entendit son nom. Une conversation dans laquelle il était question de lui se tenait tout près. Du moins, c'est l'impression qu'il eut d'abord. Il était l'un des plus gros trafiquants de fruits et légumes de Neuropa et l'un des voyants précognitifs les plus célèbres de cette région du monde. La gloire ! Il avait depuis quelques heures une conscience aiguë — sinon claire — des événements qui se préparaient et qui comportaient pour lui une menace dont il n'arrivait pas à discerner la nature exacte. Une menace de mort. Instinctivement, il chercha autour de lui, essayant de deviner qui avait prononcé son nom. Erreur… Il comprit soudain, haussa les épaules. C'était un phénomène classique, mais il se laissait surprendre. Personne n'avait prononcé son nom au moment où il avait cru l'entendre. Quelqu'un le prononcerait seulement dans une minute ou une heure ou n'importe quand.

Dimene Bolosoï passa devant lui, vêtue — si l'on peut dire — d'une simskin brune qui lui donnait l'air d'une belle métisse au teint chaud. Ken s'inclina en souriant. Dimene le regarda avec mépris puis détourna la tête. Qu'est-ce que tu fous ici, vana Bolosoï, pendant que le peuple crève ? Dimene était belle, intelligente, dangereuse. Kenyd l'admirait beaucoup. Peut-être autant, pensa-t-il, qu'elle le méprisait. Il aurait donné les huit mille hectares de Damaspura pour coucher avec elle une fois. Son mépris l'excitait. Son mépris, sa haine. Secrétaire du parti Naïsh révolutionnaire, elle était sa pire ennemie. Il le savait. Et il ne pensait pas que leur rencontre à la soirée privée de shri Batako fût l'effet du hasard. Non, ils sont en train de monter un coup…

Maïk Joslo s'approcha brusquement de Ken et dit sans préambule : « Si l'avenir s'annonce aussi mauvais, shri Marcus, n'en seriez-vous pas un peu responsable ?

— Qui parle de l'avenir ? » fit Kenyd. « Je ne savais pas que nous étions ici pour nous occuper de l'avenir !

— Yakiti yak ! » s'écria le maire de Berlinova, ce qui était une réflexion fort spirituelle de la part d'un haut dirigeant de la convention Schuss.

Kenyd Marcus était un voyant précognitif, un précog comme il en existait beaucoup depuis l'utilisation du gaz orane t13 pendant la guerre pourrie. Un des plus doués de Zurikbadlera, Westabad et peut-être de toute la Neuropa. Du moins il avait cette réputation. Ses ennemis s'en servaient pour expliquer sa réussite. Il “prévoyait” l'orientation des événements — plus que les événements eux-mêmes — avec une avance de quelques heures à quelques mois. Il sentait mieux encore l'évolution des climats psychologiques. Ce qui lui permettait, affirmait la rumeur, de faire face à tout. La réalité était un peu différente — mais wash ! Il était devenu ce qu'il souhaitait être à vingt ans : un des plus importants traders en fruits et légumes de son temps. N'était-ce pas l'une des meilleures façons de s'enrichir, d'acquérir liberté et puissance, de mériter ainsi le respect et l'admiration des masses.

Les poètes — il en restait peu — rêvaient encore de sources limpides, de fleurs sauvages, de chants d'oiseaux, et écrivaient des histoires de scenic-fantasy. Leur casier civil portait souvent les mentions uto, désé, skizo… Les masses étaient-elles obsédées par le désir de manger une salade verte ou de croquer une pomme rouge ? Non, les masses ne savaient plus ce qu'étaient une salade verte ou une pomme rouge. Mais l'obsession existait dans les classes moyennes et supérieures de la société. Elle poussait parfois des hommes ou des femmes à quitter les zones protégées des cités et leurs abords immédiats pour essayer d'atteindre les jardins. En général, on n'entendait plus parler des illuminés qui s'enfuyaient à travers les zones radioactives ou les terres à microbes, vestiges de la guerre pourrie, pour voir pousser des légumes ou éclore une fleur. D'après la rumeur, ils mouraient tous d'une façon ou d'une autre — toujours atroce. Ken, qui circulait beaucoup dans le no man's land avec ses camions diesel n'avait jamais vu un seul rescapé. Le monde hors-les-cités ne pêchait pas par excès de clémence. Les maîtres des jardins non plus. Leurs milices avaient le droit de tirer à vue sur tous les intrus, reconnaissables au fait qu'ils ne portaient par la tenue jaune en jasme de rafa. De toute façon, pour franchir les elekontrols de protection, il ne suffisait pas d'être un illuminé, un poète ou un skizo. Les trafiquants en savaient quelque chose ! D'autre part, les métros aériens qui reliaient les villes rendaient les évasions difficiles, sauf pour les candidats au suicide qui sautaient des trains en marche et mouraient dans un éclair, foudroyés par les lignes à haute tension. Le taux de suicides en Neuropa était d'ailleurs fort important. Mais le spectacle banal d'un groc ou d'une vana qui s'envoyait au ciel par le fer, par le feu ou à l'aide de l'attraction terrestre ne procurait pas plus d'émotion aux masses que la vue d'un chat écrasé aux bonnes gens de jadis.

C'était une soirée très sophistiquée, avec des mobiles, de l'alcool, des jeux. Chaque invité reçut une tranche d'orange et une minuscule tomate. Même shri Kenyd Marcus, prince du marché vert et fournisseur attitré du secrétaire d'État d'Asim Batako. Kenyd mordit la tomate avec ses incisives inférieures qui, agacées, lui procurèrent un plaisir presque érotique. Mais il se garda bien d'enseigner cette recette aux shris et aux shamras qui l'entouraient.

Yakiti yak !

Ken avait toujours été fasciné par l'évolution du langage. Le nombre croissant de sons totalement dépourvus de signification qu'employaient les hautes classes de la société neuropéenne était selon lui un signe majeur de décadence, voire de décomposition. Le neuf de pique et l'oiseau noir planaient sur cette assemblée.

Popoloï pop !

« Parlez-moi de mon avenir. » pria vana Daria, l'épouse de Maïk.

Elle était assise près de Kenyd, sur un fauteuil ballon qui la berçait mollement pendant qu'elle se tortillait à contre-rythme. Une longue brune mince, chaude liane aux yeux pers, aux griffes de chatte, jolie, provocante et déjà complètement saoule. Le maire de Berlinova devait moins s'embêter dans son lit qu'au parlement de sa garce de ville !

— « Je préférerais ne pas vous répondre, shamra. » dit Ken.

— « Pouvez-vous vraiment voir l'avenir ? » questionna-t-elle en lui jetant un coup d'œil agressif.

— « Je n'en suis pas sûr. » avoua-t-il.

— « Mais tout le monde le dit.

— Ce n'est pas aussi simple.

— On raconte que vous voyez des images dans les yeux des femmes !

— Oui… C'est une sorte de réflexe conditionné. J'ai été formé à scruter le temps par une femme… une femme qui ne possédait pas elle-même le don mais savait le développer chez les jeunes enfants.

— Elle vous hypnotisait ?

— En quelque sorte… Mais je peux aussi voir les images dans une eau calme et claire. La difficulté, c'est de les interpréter ! »

Vans et vanas s'étaient rapprochés de Ken en faisant rouler leurs ballons. Un groupe d'une douzaine de personnes, parmi lesquelles Fairlene Batako et Florida Chen, entourait maintenant shri Kenyd van Marcus. Deux autres groupes s'étaient formés dans la salle : l'un autour de Dimene Bolosoï ; l'autre près du ministre de l'Intérieur. Les lumières clignotaient lentement. Les barmaids roulaient leurs grosses fesses en portant des boissons aux invités les plus éloignés. Une dizaine de nanis grouillaient sur les tapis. Les Danois nanifiés de shamra Batako ne dépassaient pas quinze centimètres de haut. C'est en 2002 que les peuples d'Asie et d'Afrique avaient obtenu le décret international de nanification des animaux familiers. Ken se demanda vaguement combien les nanis qui traînaient ce soir à la réception du secrétaire d'État mangeaient de rations s.p.r. et lesquelles de ces bestioles se contentaient de la soupe populaire…

— « On dit que vous voyez quelquefois un oiseau noir qui est un présage de mort ? »

Florida Chen s'était placée en face de Ken pour poser sa question. Les yeux grands ouverts, elle se tenait visiblement prête à tenter une expérience. Ken savait qu'il n'y échapperait pas. Il se résigna.

— « Oui. Je vois des sortes de symboles. Quatre cartes à jouer : trèfle, carreau, cœur et pique. Et quatre animaux-signes : le chien, le cheval, le poisson et l'oiseau noir. Leur décryptage est très complexe. »

Florida fit glisser son fauteuil vers Ken, enfonça ses genoux entre les siens. C'était une belle Eurasienne aux yeux bridés, au sourire tendre et rêveur, aux gestes caressants.

— « Quels symboles lisez-vous dans mes yeux, shri Marcus ? »

Elle s'approcha encore, tendit vers Ken son visage mince et ses seins pointus. Ken croisa son regard et se détourna instinctivement. Oui, il avait peur, il en convenait. Peur de l'avenir !

Un inconnu se leva, se pencha vers lui.

— « Est-ce qu'il vous arrive de vous promener dans les quartiers des spacios, shri van Marcus ? »

Ken haussa les épaules. Imbécile, ça m'arrive plus souvent qu'à n'importe qui dans cette foutue assemblée. Je sais mieux que toi ce qui se passe sous la lumière des spatiolytiques, dans les opzones zéro ! Et si on m'écoutait ! Shamra Florida s'était encore avancée et ses yeux noirs semblaient s'agrandir à l'infini. Ken se sentait aspiré dans les profondeurs d'un océan obscur : le temps.

« Shri Kenyd van Marcus voit peut-être le futur » dit l'inconnu, « mais il préfère ignorer le présent ! »

Shamra Daria vana Joslo, féline, sûre d'elle et son pouvoir, intervint d'une voix suave.

— « Très chers shris et shamras, nous ne sommes pas ici pour parler politique mais pour nous amuser, n'est-ce pas ? Venez, shri Marcus. Savez-vous danser le bao-bao ?

— Non, je ne sais pas ! » répondit Ken d'une voix rauque et douce en même temps.

— « Je vais vous apprendre. » dit-elle en posant une main sur son bras.

Mais Ken ne l'entendit pas. Une ombre était passée sur son beau visage figé. Il avait quitté le salon du secrétaire d'État. Il regardait l'oiseau noir planer sur une mer tumultueuse qui charriait des ossements, des lambeaux de vêtements, des débris humains, des cadavres d'enfants et des fleurs. Et cette mer était tout entière contenue dans les yeux sombres de shamra Florida Chen. Un bon sujet. Il connaissait bien cette marée du futur… Parmi toutes les images qu'il recevait du temps, elle apparaissait plus souvent qu'aucune autre. Mais il y avait cette fois une variante. Sinistre.

L'oiseau noir tenait le neuf de pique dans ses serres !

Kenyd perdit conscience. Shris et shamras, serviteurs et barmaids, amis et ennemis s'empressèrent autour de lui.

« Vous voyez bien qu'il joue la comédie ! » s'écria Dimene Bolosoï.

Mais Ken ne jouait pas. Un médecin était là et le dit. Il avait un visage exsangue ; ses yeux étaient fixes, exorbités ; de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front ; sa lèvre inférieure se déversait ; ses narines se pinçaient à l'inspiration mais sa poitrine se soulevait à peine ; deux taches roses, parfaitement circulaires, marquaient les pommettes sur ses joues blanches. Le médecin se pencha sur lui, écarta les paupières pour regarder les yeux. Il eut un bref recul. Il se redressa, hagard, promena une main tremblante dans ses cheveux gris, observa l'assistance comme s'il ne reconnaissait personne. Un long éclat de rire fusa. C'était Dimene Bolosoï.

Ken s'éveilla. Il agrippa d'une main la fourrure sur laquelle il était étendu et de l'autre un bras secourable qui se trouva être celui du secrétaire d'État, shri d'Asim Batako.

Il ouvrit les yeux. Le décor se stabilisa. Il dit à haute voix : « Tout va bien, merci ; l'oiseau noir est parti. ». L'oiseau noir était parti, emportant le neuf de pique. Un jeune homme brun, souriant, releva sa manche. Un autre docteur…

— « Je vais vous faire une injection de nobutil. »

Ken secoua la tête.

— « Inutile. Je suis déjà remis. Et puis je suis allergique au nobutil… et à tous ces trucs ! Je suis né à la fin de la guerre pourrie. Ma mère avait respiré pas mal d'orane t13 ! »

Le médecin s'écarta sans arrêter de sourire d'un air contraint. Shri Batako se frotta anxieusement les mains.

— Je conférais avec son Excellence et je ne… »

Ken s'assit et mit un peu d'ordre dans sa tenue.

— « J'ai eu l'intuition qu'il était peut-être trop tard pour réaliser un rêve qui me hante depuis mon enfance…

— Quel rêve ? » demanda le secrétaire d'État.

Ken lui donna un coup d'œil mauvais, amer, et ne répondit pas.

Zurikbadlera. Quartier résidentiel Tempelberg : ici, nul besoin de spacios pour créer une illusion de territoire. Le territoire était réel, vaste, personnel, protégé. La maison de Kenyd Marcus jetait sur le lac salé le regard vitreux de ses larges baies. Des rochers artificiels brun rouge, pareils à de gros morceaux de pâtée durcie, ceinturaient la plage privée des résidents t.h.q. Des installations prépol Machines Dunn filtraient l'eau sur des centaines de mètres de rivage, ce qui permettait de se baigner cinq minutes par jour presque sans risque.

Mais Ken ne se baignait jamais dans le lac. Pour lui, l'eau profonde ressemblait trop au temps. Il avait peur de s'y noyer… Il fit quelques pas en zigzag, entre le jardin de sable et la terrasse empierrée. Smoela Rabat l'attendait, installée sur le perron en encorbellement qui surplombait le lac. Elle buvait à petites gorgées un cocktail de jus de fruits frais comme seuls les Très Hauts Quotas peuvent s'en offrir — grâce au marché vert. Mais le marché vert, c'est elle et moi ! Charité bien ordonnée… D'ailleurs, les gosses des quartiers spacios qui crèvent d'avitaminose trouveraient ça dégueulasse. Yakiti yak !

Smoela leva les yeux sur le visage de son associé, barbouillé de lait de concombre. Ken avait naturellement cet air ensommeillé qui ne le quittait qu'à la tombée de la nuit. Mais le soleil était encore haut, pareil à un œuf pourri, écrasé au zénith, avec des débris de coquille au milieu du jaune et des traînées d'albumine dégoulinant sur les dumpies (nuages résiduels de la guerre pourrie) qui étaient ce jour-là d'un beau rouge sanglant, signe de sécheresse. Mauvais jour pour les jardins !

« Midi et te voilà. » dit-elle.

Ken ricana.

— « Midi, quoi, l'aube des t.h.q. !

— t.h.q. ou pas, » dit Smoela, « j'ai travaillé toute la nuit parce que mon shri et maître avait besoin de redorer son blason chez les grocs du pouvoir. »

Ken se laissa tomber sur un siège bib, souffla une bouffée d'haleine âcre.

« Quarante-huit heures de crudités et de jus de fruits. » ordonna Smoela.

— « Merci, docteur. Je suis vraiment crevé.

— Avoue que c'était plus agréable que de ramener quatre camions diesel à travers la montagne comme je…

— Tu n'étais pas obligée de ramener ce convoi. Arad ou Kazal…

— Il y avait trop de risques. » coupa-t-elle.

Smoela Rabat était non seulement la vana de Kenyd mais son associée à part entière dans le trafic de fruits et légumes. Et aussi son meilleur chauffeur-mécanicien. Nul mieux qu'elle — entre Westabad et Zurikbadlera — ne savait conduire ou dépanner les vieux camions diesel que les contrebandiers utilisaient pour leurs transports — ils ne pouvaient pas, évidemment, malgré les nombreuses complicités dont ils disposaient, circuler sur les voies électrifiées normales.

« Tu sais que les tomates sont à cinq cents Ph depuis hier, chez Kingvoldo ?

— En somme, le cours aura presque doublé depuis le début de l'année. Le gouvernement ne fait rien contre la hausse des prix. Mais je m'en fous !

— Tu t'en fous : c'est vite dit.

— Les nationalisations…

— Je n'y crois pas : ça ne marchera pas.

— Ils vont occuper les jardins par la force. Ou du moins essayer.

— Qu'est-ce que tu vois ?

— La fin pour nous, de toute façon.

— Alors, qu'est-ce qu'il faut faire ? »

Ken se leva, s'approcha de Smoela, se pencha vers elle, cherchant son regard.

— « Comme si de rien n'était. »

D'un coup de reins souple, la jeune femme fit basculer son fauteuil et échappa au regard de Ken. C'était une longue fille au corps musclé, aux membres vigoureux, avec d'épais cheveux roux qui flottaient librement sur ses épaules, autour de son cou, et recouvraient la moitié de son visage osseux, à la bouche large, au nez droit, aux grands yeux rieurs. Elle n'était pas très jolie. Ken en convenait. Mais il l'aimait, l'estimait, la désirait. Il avait besoin d'elle. Elle était irremplaçable.

Il descendit dans le jardin de sable en calculant. La tomate à cinq cents points-heure le kilo — d'où un prix de vente au détail qui ne pourrait pas être inférieur à mille Ph. Le salaire journalier d'un administrateur de classe B : q.e. aux environs de cent vingt… Il s'aperçut qu'il tournait en rond comme une bête de cirque. Sable, ciment, cailloux, quelques rares plantes grasses et des arbustes de métal… Et dire qu'on lui enviait cette villa et son “parc” ! Enfin, c'était mieux qu'un bidon sous les spatiolytiques. Il s'approcha du bassin circulaire, dont le fond métallisé formait une sorte de tain. Une ombre traversa l'eau limpide, d'un gris argenté. Toujours la même : l'oiseau noir, signe de mort s'il en était un. Ken ferma les yeux, fronçant les sourcils et serrant les paupières. L'oiseau, encore l'oiseau. Mais cette fois avec le trèfle. Le meilleur et le pire.

« Shri Marcus ! »

Ken ouvrit brusquement les yeux. C'était un appel de l'automaster. Il se précipita vers la maison. Mais pourquoi, par l'Obscur, es-tu si nerveux, Kenyd Marcus ?

Un appel au com-set. Un petit homme au teint gris, aux cheveux gris et aux vêtements gris montrait son profil tranchant sur l'écran.

« Asurjal van Solin, du cabinet de son Excellence shri d'Asim Batako.

— Fier de vous saluer, cher shri. » dit Ken.

Il savait que c'était un coup dur. Non, pas exactement un coup dur. Il savait qu'il s'en sortirait encore cette fois — mais pour combien de temps ? La menace se précisait. Il n'y avait pas d'oiseau noir en vue mais le neuf de pique s'étalait en surimpression du civil. Il écouta distraitement. Réunion politique de la plus haute importance chez le secrétaire d'État. C'était une convocation, ni plus ni moins. Ken s'interrogea. Irai-je ou n'irai-je pas ?

— « Tu y vas, Ken ? »

Smoela avait posé la question. Il se retourna.

— « Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse. »

Shri Solin n'avait pas attendu sa réponse. En haut lieu, on considérait évidemment que celle-ci allait de soi. Il ferma les yeux. Carreau : doute, incertitude, attente. Autrement dit : la croisée des chemins. Quelque chose se prépare dans la trame du temps. La destinée n'a pas encore tout à fait choisi entre les possibles.

— « Approche-toi. » dit-il à Smoela. « Montre-moi tes yeux. »

Elle recula, effarée, en levant les bras comme pour se protéger. Le pouvoir mental de Kenyd l'épouvantait. Elle devait d'ailleurs, comme la plupart des gens, le surestimer. Il l'épouvantait ou simplement lui répugnait… Ken retourna se pencher sur le bassin. Les visions habituelles se précisèrent tout de suite. La mer rougeâtre portant des corps décharnés, des vestiges humains. Fer et feu, gaz et radiations : la guerre. Une cité en ruine, ravagée par une épidémie. Des monceaux de détritus jonchant le sol. Les survivants se battant à mort pour quelques boîtes de pâtée. À l'emplacement des jardins saccagés, parmi les arbres nus, aux branches calcinées, des créatures à peine humaines rampant sur le sol détourné, fouillant avec leurs ongles quelques restes de végétation…

Ken savait qu'un piège lui était tendu ici ou là. Il pensait que le risque maximum se situait un peu plus tard. Mais pas beaucoup plus tard. Il avait l'impression que le temps subissait/allait subir une accélération brutale. À certains moments, le destin va comme un fou.

« Je n'ai pas le choix. » dit-il à Smoela.

« L'automaster est coupé. » dit Smoela. « Je viens d'appeler l'Usine. Je crois qu'il y a un problème.

— Par Awa ! L'automaster coupé, c'est la révolution !

— Ou la guerre.

— Ou un petit avertissement de l'Usine. J'ai dit cent fois que le pouvoir réel n'appartenait pas au gouvernement ni aux conventions… mais à l'Usine. Sois tranquille, chérie. Ils ne peuvent rien contre moi. »

C'était un mensonge. Smoela le savait. Il ajouta : « Fais quand même virer le maximum de ton compte à Pleneva. »

Aéro, lesobus, troll… Aéro ? Lesobus ? Troll ? Le troll de Ken était un bi Mandracar. Ce genre de véhicule ne dépassait pas soixante kilomètres à l'heure. Exclu parce que trop lent. Le lesobus ne mettait guère qu'une heure pour aller de Zurikbadlera à Westabad, mais il fallait se rendre à l'aéroport et attendre le prochain vol. Ken décida de prendre le métro aérien.

Un troll blanc — officiel — s'arrêta à l'entrée de la villa. Deux hommes vêtus de gris en sortirent : une paire d'antolochs. La porte s'ouvrit devant eux. (L'automaster était donc de nouveau branché ?)

« Shri Marcus ? Je suis le lieutenant Sandor van Rajk. »

L'homme était grand ; il se tenait droit ; il avait le visage rouge, les yeux très froids. Mais aucune menace directe n'émanait de lui.

« Vous êtes attendu à Westabad, cher shri. Je dois vous conduire au lesoport où un appareil est à votre disposition. Si vous voulez… » (Il hésita.) « si vous voulez faire un peu de toilette ? »

Ken promena les doigts sur ses joues gluantes.

— « Je me laverai chez son Excellence shri d'Asim Batako qui est un vieux camarade à moi ! »

Ken s'était installé confortablement dans un bib grand comme la maison d'un sans-quota, face à l'assemblée, un peu à l'écart, un mince sourire aux lèvres, plus grec que jamais. Il donnait l'impression d'être parfaitement détendu, alors qu'il était, à cause de ses dons ou pour n'importe quelle autre raison, l'homme le plus crispé de Neuropa.

« Shri Marcus, que pensez-vous de la dernière incursion pirate dans les jardins de Damaspura ? »

Maïk Joslo, maire de Berlinova. Chien. Carreau. Lapin blanc… (Le Lapin blanc ne faisait pas partie des animaux signes ; ce n'était qu'un code inventé par Ken pour lui-même. Dans le doute : lapin blanc. Il n'avait jamais compris le jeu de la convention Schuss, ni ses moyens ni ses dessins. Lapin blanc…)

— « Il semblerait que les maîtres des jardins n'ont pas assez de gardes. » dit Togo Cutwali (de la convention Goeb). « Ou bien ils s'en foutent. Ou bien ils sont complices !

— Mashmimi mash ! » approuva shri Joslo en riant.

— « Nous devons à tout prix assurer la protection des récoltes. » dit le général Valdez.

— « Sur ce point, shri général, » dit Ken, « vous pouvez être tranquille. Les maîtres des jardins ont certainement les moyens de défendre leurs terres s'ils le veulent. »

Neuf de pique… Ah, ils préparent un coup contre les jardins. Maïk Joslo et Togo Cutwali sont-ils les meneurs de jeu ? Shri Batako faisait semblant de consulter un dossier en langage machine qu'il était sûrement incapable de lire. Shamra Madia vana Chiamenna Ante, chef de la sécurité d'État, grande prêtresse de l'antolochie neuropéenne, suivait avec passion les volutes colorées que traçait la fumée de sa cigarette Gorjanci dans l'air brassé par le conditionneur général. Shri Valdez s'aiguisait les dents comme un vieux lapin ; son œil baladeur courait à travers le bureau sans jamais se poser sur personne. Comment savoir qui étaient les malins, les imbéciles et les salopards ? Togo Cutwali représentait en principe les durs, bien décidés à s'emparer des jardins d'une façon ou d'une autre. Pour les détruire. Il y avait aussi Phil Hadegen, Mose Sedan, Rega Reggio et quelques autres. Lequel d'entre eux était mandaté par l'Usine ? L'Usine, c'était bien sûr le nom de code du Central automaster de Tiefenkastel, le cryord géant qui régentait secrètement Neuropa pour son compte personnel ou celui d'un meneur de jeu inconnu. La personnalité la plus inquiétante de cet étrange conseil de guerre, c'était la fille, l'Italienne aux yeux de velours et aux cuisses longues, qui dirigeait la police politique du sous-continent : Madia Chiamenna, sixième Ante de Neuropa. La plus jolie putain sadique de ce côté-ci de l'Oural… Elle avait la réputation d'exciter ses antolochs à coups d'hormones et de participer elle-même aux séances de torture — inutiles et réprouvées comme telles par l'Usine.

« La situation n'est pas tragique. » dit Ken en s'adressant spécialement au secrétaire d'État.

Shri Batako hocha la tête et ne répondit pas. Shamra vana Chiamenna tourna vers Ken son profil sans défaut et, évitant de regarder le précog, demanda : « Voyez-vous souvent les maîtres, shri Marcus ?

— Pas du tout. » dit Ken. « Je n'ai pas rencontré Kingvoldo plus de deux ou trois fois dans toute ma vie. On prétend qu'il passe des mois entiers dans son île de l'Océan Indien.

— Mais vous connaissez bien les jardins. » dit Madia Chiamenna. « Parlez-nous des moyens de défense de Damaspura et de Durango.

— Et » pria Mose Sedan, sur un ton cordial mais tranchant, « faites-nous votre pronostic pour le cas où une action militaire serait envisagée. »

Je ne vois pas où ils veulent en venir, songeait Ken. Une donnée de la situation m'échappe. La puissance des jardins était bien plus économique que militaire — évidemment. Il ignorait à peu près tout des moyens de défense de Sando Kingvoldo, d'Arnazo Racio, d'Imola Fadkar et du Conseil permanent des maîtres des jardins. Il ne s'en était jamais préoccupé. Lui, le précog le plus réputé de Zurikbadlera et peut-être de Neuropa n'avait jamais pensé que le gouvernement, les conventions, l'Usine ou n'importe qui ou n'importe quoi détenant le pouvoir à Westabad pouvait seulement envisager de faire la guerre aux jardins. Même pour satisfaire les masses… Après tout, la contrebande n'absorbait pas plus de cinq à dix pour cent de la production. Les fruits et les légumes cultivés dans les trente et quelques jardins de Neuropa allaient à quatre-vingt-dix pour cent dans les centres de synthèse alimentaire pour être mêlés, sous forme d'extraits et d'essences, à la nourriture insipide produite par les hydros, les usines à plancton et les fermes à insectes. Une guerre avec les maîtres des jardins entraînerait une aggravation des carences de toute sorte. Les masses n'en tireraient aucun profit. Les masses profitent-elles d'ailleurs jamais de la guerre ?

Je suis l'être le plus stupide de cette planète, se dit Ken. Car je vois et je me refuse de croire ce que je vois. Ces images de guerre, avec l'oiseau noir et le neuf de pique, il y a des mois qu'elles me poursuivent. Je sais qu'elles sont vraies, d'une certaine façon, mais je ne veux pas croire à la guerre. Et pourtant, la guerre est là !

Une soudaine amertume l'envahit. Son pouvoir de précognition ne lui servait à rien. Pis : il était une gêne, une entrave, une source d'angoisse paralysante. Lui avait-elle jamais apporté le moindre secours, cette faculté merveilleuse ? Ce n'était qu'une infirmité mentale — et pourtant, il ne pouvait plus s'en passer. Neuf de pique — oiseau noir — chien — trèfle — carreau — cheval — cœur — poisson ! Les symboles étaient maintenant si profondément ancrés dans son esprit, dans sa vie, qu'il aurait subi une amputation, une privation mortelle s'ils avaient cessé de répondre à l'appel de son désir ou de son inquiétude.

Et maintenant, les cités de Neuropa vont attaquer les jardins. Je le sens. Je le sais. Je l'ai toujours su… mais je préférais feindre d'ignorer.

— « Nous souhaitons vous confier une mission à Damaspura. » dit le secrétaire d'État.

— « J'espère que vous ne répugnez pas trop à jouer les agents secrets, shri Marcus. » ajouta shamra Madia vana Chiamenna.

— « Je n'ai aucun don pour l'antolochie » répondit Ken, « mais je suppose que je n'ai pas le choix.

— Répondez sans réfléchir. Les maîtres des jardins vont-ils résister ?

— Oui, je pense.

— Avec succès ?

— Je ne sais pas.

— Quels signes voyez-vous quand vous vous concentrez sur cette question ?

— Des signes contradictoires.

— C'est-à-dire ?

— Je vois le trèfle avec l'oiseau noir et le neuf de pique avec le cheval. Puis le carreau qui signifie doute.

— Ne jouez pas au plus fin avec nous. » dit Togo Cutwali. « Comme vous le savez, les services de shamra Chiamenna assurent la protection de vana Emma Marcus, votre mère.

— La shamra Emma Marcus n'est pas ma vraie mère. » dit Ken. « Mais ça n'a pas d'importance parce qu'elle va mourir. On ne peut plus rien pour elle. Ni contre. Et je n'essaie pas de jouer au plus fin. Mon pouvoir est limité.

— Pouvez-vous nous préciser son origine ? » demanda l'Ante.

— « Je suis un enfant de la guerre pourrie. » dit Ken. « Ma mère — la vraie — a inhalé une certaine quantité d'orane t13 pendant qu'elle me portait. Après, il y a eu les sectes anthrops. J'ai mangé de la chair humaine quand j'étais encore un bébé…

— Cela fait deux explications. » dit Mose Sedan. « Une de trop. »

Ken secoua la tête.

— « Non. Les facultés psi sont peut-être dues à l'action de l'orane t13 sur le cerveau du fœtus. Puis elles ont été développées chez l'enfant par le cannibalisme. Je regrette.

— Mais ce n'est qu'une théorie. » protesta Mose Sedan.

— « En outre, il paraît que vous avez subi très jeune un entraînement hypnotique. » dit Joslo.

Ken avait maintenant l'impression que l'homme de l'Usine devait être Mose Sedan. Mais il ne savait toujours pas quel était le dessin secret du ou des meneurs de jeu. On dirait qu'ils craignent ou qu'ils ont besoin de moi — ou les deux. Que veulent-ils réellement ? Et qui a peur ?

— « J'accepte la mission. » dit-il

Non seulement il n'avait pas le choix mais il lui fallait à tout prix découvrir la vérité.

— « Yakiti yak ! » dit le secrétaire d'État.

Kenyd Marcus était arrivé à Damaspura avec son équipe habituelle : Smoela Rabat, Arad Libo, Kazal Sohar et Djadine Moore (une jolie brune de dix-huit ans qui payait de sa personne en cas de coup dur et qui était, de ce fait, non moins irremplaçable que Smoela).

Il avait demandé et obtenu un rendez-vous avec Kali Duong, son intermédiaire pour les transactions importantes et les marchés d'ensemble, l'homme le plus haut placé, de l'autre côté de la barricade, dans la hiérarchie des trafiquants.

« Comme je vous l'ai dit, shri Duong, il faut absolument que je rencontre son Excellence shri van Kingvoldo. J'ai des nouvelles graves à lui transmettre. »

Kali haussa les épaules. Un sourire désabusé erra sur son visage brun et doux. C'était un Eurasien, un colosse de deux mètres, aux gestes lents, à l'allure débonnaire — mais il ne fallait pas se fier à sa nonchalance.

— « Nous ne manquons vraiment pas de nouvelles graves, cher shri. De toute façon, son Excellence est dans son île. Je tâcherai de l'appeler. Vous pourrez peut-être avoir une communication. Son Excellence shamra vana Fadkar est à Durango. En ce moment, c'est elle la déléguée du Conseil permanent des maîtres des jardins. Je peux demander une audience pour vous et vous iriez à Durango depuis ici… »

Ken n'attachait pas une importance extrême à la mission — mission-piège, sans doute — qui lui avait été confiée par la Chiamenna et qui consistait officiellement à s'informer des intentions, avouées ou non, des maîtres des jardins, et à observer l'état de leurs défenses. Madia l'Ante croyait sans doute que les facultés précognitives de Ken lui permettraient de ne pas se laisser abuser et de voir un peu plus loin que les apparences. De fait, en présence de Kingvoldo, il avait une chance de percevoir les desseins réels du Conseil. Il accepta la proposition de Kali : à défaut de Kingvoldo, Imola ferait l'affaire. Il ne souhaitait nullement aider la Sécurité et le gouvernement de Westabad. Il voulait savoir, pour lui-même. Afin de se prouver que son pouvoir n'avait pas disparu.

Un soir d'été sur le plus grand jardin de Neuropa : Damaspura. Ken marchait, les mains enfouies dans les larges poches de sa tunique.

Le soleil, grosse boule de lumière pâteuse, plongeait vers l'horizon, à travers les dumpies jaune et gris, jetant comme un défi quelques éclaboussures de joie et d'espoir sur la planète décadente.

Ken marchait. Dans la poche de son pantalon, sur sa cuisse, il sentait le poids d'une grosse pomme. Une grosse pomme rouge, bien croquante qu'il n'avait pas envie de manger… Les arbres fruitiers, trop bien alignés, protégés par des anneaux de fil métallique — électrifiés la nuit — évoquaient une sorte de géométrie abstraite. Leurs fruits étaient énormes, agréables au goût. Il leur manquait bien sûr la saveur un peu âcre et sauvage de ceux qu'on récoltait autrefois dans les lopins de terre. Du moins, si on en croyait les vieux livres ! La chaleur baissait à peine, bien que le crépuscule fût proche. L'air immobile, sec, poussiéreux entrait dans les poumons en sifflant, piquant le nez et la gorge au passage… Ken marchait, songeur et angoissé comme il l'avait toujours été depuis qu'il était capable de poser un pied devant l'autre. Il avait atteint les plantations de légumes qu'il regardait avec un mélange d'envie et de dégoût. Des bouffées de fraîcheur montaient de la terre bien arrosée. Les grosses tomates étalaient leurs rondeurs presque obscènes. Les laitues éclataient en bouquets vert tendre. Des choux géants déployaient de larges feuilles violacées, semblables à des oreilles monstrueuses… Le jardin de Damaspura était-il autre chose qu'une usine à légumes ? Par Awa, si j'avais un hectare ou deux, je leur montrerais !

Ken marchait. Peut-être, s'il s'était intéressé de plus près à la situation politique de Neuropa, aurait-il pu voir clair dans l'imbroglio actuel. Une — ou plus d'une — donnée manquante bloquait la compréhension qu'il en avait. Quelque chose l'avait toujours retenu de s'informer sur le monde extérieur. C'était peut-être un réflexe inconscient destiné à le protéger de ses propres facultés. Son pouvoir était réel mais son inconscient le refusait. Il n'avait jamais vraiment prévu l'avenir, parce qu'il ne le voulait pas, ou peut-être parce qu'il ne le devait pas, parce que l'Homme, pour survivre, ne devait pas connaître l'avenir.

Maintenant, il est trop tard. Trop tard ? Ah, percer avant de mourir le secret de l'Usine, le secret des maîtres, celui du gouvernement de Neuropa ou celui du meneur de jeu inconnu dont il devinait l'existence mais qu'il ne parvenait pas à identifier !

Des nuages dumpies flottaient en longues traînées dans le ciel terne où plus jamais ne passait un oiseau.

Sauf l'oiseau noir.

Qui signifiait la mort.

Le ciel sentait la mort. Et, de la terre, montait une odeur écœurante de g4 et de légumes pourris.

Pourris comme la guerre qui se préparait.

La deuxième guerre pourrie du xxie siècle.

« Une panne d'électricité, shris et shamras. » dit Kali Duong en haletant. « J'ai dû parcourir deux kilomètres à pied ! »

Il venait d'arriver au chalet Eloysis. Ken évalua à trente kilos le poids de la graisse qui enrobait ses muscles.

« Des événements graves sont en cours dans le secteur Rose de Lima. » continua le colosse. « Des commandos de pillards ont été surpris par la garde. On se bat tout près d'ici !

— Des commandos de voleurs en plein jour ! » fit Ken. « Mais c'est impossible !

— Dans le secteur, un quart de la production a déjà été embarqué et un autre quart saccagé… »

Ken ferma les yeux. L'oiseau noir passa dans un ciel constellé de carreaux rouges. Les voleurs ne sont pas fous. Jamais ils ne risqueraient ce genre d'opération-suicide. Surtout à Damas !

« On a identifié la bande. » ajouta Duong après avoir repris son souffle. « Elle vient de Berlinova. »

Smoela Rabat intervint violemment.

— « De Berlinova ? Alors, ce sont des provocateurs, des extrémistes naïsh. Des partisans de Dimene Bolosoï, cette chienne qui…

— Les masses ne supportent plus de voir leurs enfants souffrir de malnutrition. » dit Djadine Moore d'une toute petite voix — mais une voix qui ne tremblait pas. « Je sais ce que c'est. Mon jeune frère… »

Elle eut un bref sanglot et reprit un ton plus haut : « Ce ne sont peut-être pas de vrais voleurs. Je veux dire : des gens qui volent pour vendre. Je pense que c'est un commando populaire. C'est pour ça qu'ils prennent des risques. Ils n'en peuvent plus. Ils n'ont rien à perdre.

— Djadine, » demanda Ken calmement, « depuis quand es-tu naïsh ? »

« Que va-t-il se passer pour nous, shri Duong ? C'est une bien mauvaise coïncidence que nous soyons ici en ce moment.

— En effet, shri Marcus. Mais nous n'y pouvons rien. »

Ken et ses quatre compagnons étaient réunis au rez-de-chaussée du chalet, devant le com-set portatif de Smoela — qui d'ailleurs ne donnait aucune information en langage clair — lorsque la milice de Damaspura, portant l'uniforme jaune en jasme de rafa, surgit de tous les côtés à la fois, bigueyeurs pointés, envahit le parc, cerna les camions et occupa la maison.

Kali Duong était parti un quart d'heure plus tôt, prétextant qu'il lui fallait regagner le château pour alerter le Conseil permanent. Un jeune officier noir entra, l'arme au poing, en souriant.

« On en tient toujours au moins cinq ! »

Les contrebandiers levèrent les mains en criant qu'ils n'étaient pas des voleurs mais d'honnêtes commerçants. L'œil rond et brillant du bigueyeur était fixé sur eux. Ils avaient l'impression d'être tombés dans un piège. L'amertume montait en vagues lancinantes dans le cœur de Kenyd Marcus. Je me suis laissé avoir comme un gosse ! Il se sentait maintenant haï, trompé, trahi, condamné par le monde entier. Ses compagnons le méprisaient. Il évitait leur regard. Il ferma les yeux, trébucha dans l'escalier, poussé par un milicien. L'oiseau noir plana, impavide, sur un champ de trèfles, de cœurs, de piques et de carreaux. Cela n'avait aucun sens.

Tout dépendait du meneur de jeu : de son identité et de son but.

L'explication de Djadine, pour émouvante qu'elle fût, ne correspondait pas à la réalité, il le savait. Les faux pillards étaient sans nul doute des provocs — mais pour le compte de qui agissaient-ils ? À première vue — comme l'avait dit Smoela —, leur action servait les extrémistes décidés à détruire les jardins. Or, qui voulait vraiment détruire les jardins ? Et Madia Chiamenna ? Et son supérieur hiérarchique, le ministre de l'Intérieur ? Et l'Usine — ou les Hommes qui contrôlaient le Central automaster, s'il y en avait ?

L'obscurité enveloppait lentement les grands arbres. Les phares des trolls éclairaient a giorno la façade du chalet Eloysis. Ken essaya de donner une forme aux ombres vagues qui dansaient sous les faisceaux de lumière. Mais il ne croyait plus aux symboles ni aux signes. Il se sentait vaincu et, en même temps, une sorte d'allégresse l'envahissait. Il n'avait plus à lutter.

Des gouttes de pluie se mirent à tomber. Leur fraîcheur sur sa peau lui donna un plaisir enfantin. C'était peut-être la fin d'une longue période de sécheresse.

Ken vit un officier pousser Smoela et Djadine dans un troll. Il ne craignait rien pour les deux femmes. Une extrême discipline régnait dans la garde jaune des jardins. Un sentiment de solitude, doux amer, l'envahit. Tout est joué, maintenant. Le troll démarra silencieusement. La pluie crépitait sur les feuillages des arbres géants — traités au g4 ! — et sur les larges dalles de pierre du perron. Les miliciens avaient emmené aussi Kazal et Arad. Ken attendit. Il avait l'impression que sa peau desséchée se gorgeait d'eau sous l'averse. Une odeur crue, légèrement sucrée, montait de la terre lavée et des végétaux ruisselants. La température avait baissé brusquement et Ken commençait à avoir froid. Sa tunique trempée collait à ses bras, à son dos… Il crut qu'on l'avait oublié. Il voulut s'adosser à un arbre pour se mettre à l'abri. Il recula d'un pas…

…reçut un coup violent sur la tête et perdit conscience.

« Où sont les autres ? »

Djadine se blottit frileusement, plaintivement dans les bras de Ken.

— « Je ne sais pas ! Je crois qu'Arad a été blessé en essayant de fuir. Nous avons été attaqués par un commando de… de voleurs ! Des vrais voleurs, Ken.

— Incroyable !

— Notre troll a été renversé. Puis les gardes sont venus et nous ont sorties du véhicule. Ils ont emmené Smoela d'un côté et moi de l'autre. »

Ken et Djadine. Nus tous les deux. Seul dans une cellule étroite mais relativement confortable, étendus sur un tapis élastique qui servait de couchette.

« Qu'est-ce qu'on va devenir, Ken ? Tu le sais, toi ? Tu dois le savoir ! »

Il lui donna gentiment les caresses qu'elle quémandait.

— « On s'en sortira. »

Elle s'affala contre lui en cherchant sa bouche.

— « Tu es sûr ?

— Oui ! »

La main de Ken glissa sur une hanche, épousa l'arrondi d'une croupe, s'insinua entre les cuisses brûlantes… Djadine était très mince ; elle avait une peau hâlée, au grain lisse, baignée d'une sueur odorante — il devait faire plus de vingt-cinq degrés dans la cellule. Ses vertèbres étaient très apparentes, son ventre plat, avec une forte toison aux boucles hérissées…

— « On fait l'amour, en attendant ? »

Elle prit le sexe de Ken d'un geste vif, le serra nerveusement entre ses longs doigts aux ongles acérés. Ken gémit de plaisir.

— « Oui !

— Crois-tu que le peuple va s'emparer des jardins ?

— Je m'en fous ! Non, je crois que les jardins seront détruits.

— Tant mieux ! »

Elle se lova contre Ken, l'enjamba souplement, se fit pénétrer avec un soupir d'aise par son sexe tendu.

— « Pourquoi, tant mieux ?

— Si les jardins sont détruits, « s'écria Djadine, « alors, c'est la révolution ! »

Quand on vint les libérer, ils dormaient dans les bras l'un de l'autre. Réveillé en sursaut, Ken entendit mal les excuses que lui adressait du bout des lèvres un officier en uniforme jasme de rafa… Djadine choisit de rentrer à Badlera. Aussitôt habillée, elle s'enfuit vers un troll qui l'attendait. Ken suivit la voiture des yeux jusqu'à sa disparition.

« Son Excellence shri van Kingvoldo vous attend au château de Damaspura. » dit l'officier. « Nous n'avons pas une minute à perdre ! »

Ken sauta dans un troll quadriplace. Un milicien armé se tenait à côté de lui. Le troll démarra immédiatement. Dans le ciel violacé, la pleine lune avait l'air d'un abcès crevé, au milieu des dumpies jaunes et roses qui ressemblaient à des traînées de pus. La pluie avait cessé. Le vent soufflait par intermittence des bouffées tièdes et poussiéreuses. Une odeur de pourriture stagnait au bord des plantations. Le troll filait à environ 70 km/h le long de la piste électrifiée. Son miaulement sifflant de chat torturé indiquait que le conducteur poussait la machine au maximum. Mais, pensa Ken, quel est le militaire au monde qui ne pousse pas sa machine à fond ?

Ils atteignirent le château un quart d'heure ou vingt minutes plus tard. C'était un très grand bâtiment formé de deux ailes, l'une gris argent, l'autre brune, imitant le bois. L'ensemble tenait d'une structure arcoup ou d'une super-pagode. Pour pénétrer dans l'enceinte, on passait sous de vastes arceaux, terminés par des piliers en forme de pattes : pattes de fauves, d'oiseaux, d'équidés et de sauriens… Des lueurs électriques pareilles à des signaux morse (trait, point, trait…) tournaient lentement autour du champ de force bleuté qui protégeait le grand maître des jardins.

La piste s'arrêtait là. Le troll s'immobilisa. Un grondement de moteur persista. Ken aperçut alors les camions diesel : une file de camions lourdement chargés. Sous un coin de bâche arraché que soulevait le vent, Ken vit des coins de meubles, des cadres, des glaces. Son Excellence shri van Kingvoldo déménageait. Tout simplement !

Un arlequin de la garde personnelle, au teint farineux, au crâne rasé et au sourire ricanant, apparut comme par magie devant le troll.

« Shri capitaine Thar, je suis chargé de conduire shri Marcus auprès de son Excellence. Nous n'avons pas une minute à perdre ! »

Tirade débitée crescendo et ponctuée d'un rire de chouette.

Sando Kingvoldo… mais aussi Imola Fadkar et Arnazo Racio !

Kingvoldo, le plus âgé des trois : taille moyenne, visage carré, courte barbe brune, cheveux rares, petits yeux mobiles et scrutateurs. Type indéfinissable (on le disait d'origine iranienne, comme son nom ne l'indiquait pas !), Imola Fadkar, la cinquantaine, très belle, grande, brune, buste altier, poitrine arrogante, taille fine et hanches larges. Souveraine égarée en ce siècle dit démocratique. Arnazo Racio : jeune et souriant, l'air d'un homme d'affaires de Westabad ou Zurikbadlera plus que d'un maître des jardins. Maigre, vif, nerveux, cheveux courts, visage ovale, un peu rouge, traits bien marqués, bouche sensuelle, mâchoire forte… Tous les trois portaient de longues tuniques ornées, pantalons flottants et babouches pointues. Ils étaient assis sur un vaste canapé à haut dossier, Imola entre les deux hommes, Kingvoldo un peu à l'écart des autres, penché en avant, la tête dans ses mains.

Shri van Kingvoldo : l'homme le plus puissant de Neuropa et peut-être du monde pendant un quart de siècle.

Machinalement, Ken ferma les yeux. Il les rouvrit aussitôt. Il ne croyait plus à son pouvoir ou bien le refusait. Une main se tendit, celle de vana Imola, l'invitant à prendre place sur une sorte de siège fait de coussins empilés. La salle semblait étrangement vide : les murs nus, le sol carrelé dépouillé de ses tapis… L'éclairage répandu par plusieurs dizaines de fausses torches aux flammes dansantes était anormalement cru et violent.

Ken inclina la tête sans un mot et s'assit.

« Toutes nos excuses pour ce malentendu, shri Marcus ! » déclama Kingvoldo. Entre la moustache et la barbe, très noires, sa bouche rouge s'ouvrait comme une plaie sanglante.

— « Je voudrais savoir ce que sont devenus trois de mes compagnons que je n'ai pas revus depuis que nous avons été arrêtés au chalet Eloysis. » dit Ken.

— « J'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. » répondit Kingvoldo sans lever la tête. « Shamra vana Rabat a été tuée par les voleurs dans le secteur Rose de Lima. Je crains que vous ne puissiez reconnaître le corps qui a été presque entièrement brûlé. Les deux hommes qui étaient avec vous ont été embarqués à destination de Zurikbadlera en même temps que la jeune fille nommée Djadine Moore — qui était d'ailleurs un agent naïsh.

— Qui sont ces voleurs ? » demanda Ken. « D'où viennent-ils ?

— Ils viennent de Berlinova.

— Ce sont des provocateurs manipulés par Bolosoï et Cutwali. » dit fermement Ken.

— « C'est aussi ce que nous pensons. » convint le président.

Ken se détendit, ferma les yeux un instant. Un énorme carreau dansa dans sa tête. Rien à faire. Son pouvoir l'avait abandonné au moment où il en aurait eu le plus besoin.

— « Pourquoi suis-je ici ?

— Nous nous connaissons, Marcus. J'ai toujours toléré le trafic qui vous a enrichi et qui ne m'a pas fait tort, je l'admets. Vous avez été un contrebandier intelligent, efficace, honnête. Vos fournisseurs comme vos clients n'ont eu qu'à se louer de vous. Une époque s'achève maintenant. Je le regrette autant que vous. Il était donc inutile que nous nous rencontrions. Je n'ignore pas votre réputation de précog. Vous êtes un homme précieux, dans les moments troublés que nous vivons. Alors, disons pour résumer que je tenais d'abord à vous remercier de vos bons services et qu'ensuite j'avais envie de connaître votre point de vue sur la situation politique actuelle. »

Ken se demanda pourquoi Kingvoldo gardait toujours la tête baissée. Une hypothèse : il me cache ses yeux. Il s'imagine qu'en croisant son regard je pourrais surprendre ses secrets — mais quels secrets ? Il me demande mon opinion sur la situation. Ce qu'il veut, c'est un pronostic. Et en même temps, il tient à s'assurer que j'ignore certaines choses et que je continuerai de les ignorer. Absurde ! Ah, comme si j'en étais à une absurdité près…

Question : Kingvoldo — avec Fadkar et Racio peut-être — se prépare-t-il à trahir les maîtres des jardins, en traitant pour son compte avec le gouvernement de Neuropa, la Sécurité, l'Usine ?

— « Je n'ai guère d'espoir pour l'avenir. » dit Ken sur un ton neutre. « Ni pour le mien ni pour celui du monde. »

Imola se leva et lui fit face.

— « C'est une opinion philosophique que vous exprimez là, Marcus, ou une prémonition ?

— Mettons les deux. » dit Ken.

Les yeux noirs, brillants, de shamra Fadkar étaient fixés sur lui. Les trois maîtres avaient un air de famille — ou de race. Selon une version généralement considérée comme sérieuse, tous les maîtres étaient d'origine iranienne.

En tout cas, Imola Fadkar ne semblait pas trop craindre que le voyant précog Kenyd Marcus lui volât ses secrets dans sa tête.

— « Croyez-vous qu'ils soient décidés à nationaliser ?

— Oui, je le crois. » dit Ken.

— « Les masses sont persuadées qu'elles seraient mieux nourries si les jardins devenaient la propriété de l'État. » dit Racio.

— « Non. » dit Ken. « Les masses ont le sentiment que les jardins sont un luxe intolérable et une très mauvaise utilisation du sol fertile. Elles veulent qu'on s'empare des jardins pour les remplacer par des fermes à insectes dont le rendement en protéines est dix fois supérieur. »

Un silence fiévreux s'étira pendant plusieurs dizaines de secondes. Puis on entendit démarrer un camion. Le vent sifflait sous les arcs du porche. Imola recula lentement et reprit sa place entre Kingvoldo et Racio.

— « Pensez-vous que nous allons résister si on nous attaque ? »

Ken hésita. Shamra Fadkar lui sourit.

« Vous pouvez fermer les yeux pour vous concentrer. »

Ken ferma les yeux. L'oiseau noir !

— « Je pense qu'on vous attaquera et que vous résisterez. »

Dans sa voix, une fêlure : doute ou désespoir…

— « Pensez-vous que nous devrions résister ? » demanda Kingvoldo.

C'était une question à laquelle le pouvoir de Ken — s'il existait encore ! — ne permettait pas de répondre. Il le dit.

— « La destruction des jardins serait une catastrophe écologique sans précédent depuis la guerre pourrie. »

Kingvoldo leva enfin la tête.

— « Nous le savons. »

Ken regarda le président du conseil permanent des maîtres des jardins. Il avait devant lui un homme fatigué, anxieux, qui essayait peut-être en vain de se concentrer. La première hypothèse ne tenait plus. Kingvoldo était simplement un homme écrasé par ses responsabilités qui avait pris sa tête dans ses mains pour réfléchir…

— « Ma mère va mourir. » dit brusquement Ken.

— « Votre mère ?

— La troisième femme de mon père. Emma Marcus… C'est elle qui m'a élevé après que j'ai échappé à la secte cannibale dans laquelle j'étais né. Je suis un enfant de la guerre pourrie. Adlaï Marcus n'était pas mon vrai père non plus. Tout cela n'a aucune importance. Je pensais seulement qu'Emma Marcus aurait donné n'importe quoi pour vivre — et mourir ! — dans un jardin.

— Le jardin de Tridzom est à vendre. » dit Kingvoldo.

— « Comment un jardin peut-il être à vendre ?

— Tridzom est une enclave. Modeste, je dois le dire. Elle appartenait à un propriétaire oriental qui a préféré s'en défaire. Le conseil l'a rachetée. Elle est à vendre parce que nous souhaitons renforcer le groupe de propriétaires neuropéens. Vous m'aviez dit lors de notre première rencontre, il y a dix ans, que votre rêve le plus cher était de posséder un lopin de terre. Mais peut-être avez-vous changé d'idée ?

— Non ! » dit Ken sans pouvoir cacher tout à fait son enthousiasme. « Je connais Tridzom. C'est un beau jardin. Petit… Cinq hectares, peut-être. C'est-à-dire encore dix fois trop pour ma bourse ! On s'imagine à Zurikbadlera et à Westabad — et peut-être aussi à Damaspura — que je suis fabuleusement riche. La vérité est que j'ai de très gros frais. Mes marges n'ont cessé de baisser. Mes collaborateurs… »

Ken pensa à Smoela qu'il ne reverrait plus et sa voix se brisa. La vie de Smoela contre un jardin ! Mais Kingvoldo et les maîtres n'étaient pas responsables. Personne n'était responsable. Un accident aussi stupide qu'affreux, voilà ce qui est arrivé !

« Je pourrais peut-être trouver dix millions en liquide. Mais c'est le prix d'un hectare, n'est-ce pas ? »

Imola sourit à l'énoncé de la somme ; Arnazo Racio eut un haut-le-corps ; Kingvoldo répondit calmement : « Le Conseil a fixé le prix de Tridzom à vingt-cinq millions de points-heure l'hectare. Soit, pour six hectares virgule dix, cent cinquante-deux millions cinq cent mille Ph ! »

Ken calcula : environ vingt siècles de salaire d'un administrateur de classe B ! À ce prix-là, combien valaient donc les huit mille hectares de Damaspura ?

— « Je regrette infiniment. » dit-il.

— « Le Conseil peut vous accorder un crédit de dix-huit ans. » déclara Kingvoldo. « Avec un intérêt de deux cinquante pour cent. Et la terre de Tridzom rapporte net plus de deux millions l'hectare. Vous êtes précog, après tout. À vous de voir si l'affaire que nous vous proposons est saine. Peut-être trouvez-vous dangereux d'acheter un jardin dans une situation politique aussi trouble. Alors, nous comprendrons très bien…

— Je me moque de la situation politique ! » dit Ken.

— « Ce n'est pas exactement la réponse que nous attendions.

— J'accepte votre proposition, Excellence. »

Ken se leva, fit un pas en direction de Kingvoldo.

« Adlaï Marcus était employé à la mairie de Berlinova lorsqu'il m'a adopté. J'ai vécu dix ans dans cette ville. Je n'avais jamais vu un fruit ni un légume. Mais les fruits, surtout, me fascinaient. Dans les livres ! Un jour, je me suis échappé pour visiter une opzone résidentielle. Müllrose, peut-être. Je voulais voir des arbres, des vrais. D'ailleurs, je ne faisais aucune différence entre les arbres fruitiers et les autres. Et j'ai rencontré un gosse de mon âge qui mordait dans une grosse pomme rouge…

— C'était une imprudence des parents. » dit shamra Fadkar.

— « Vous avez mangé beaucoup de pommes rouges, shri Marcus. » dit Kingvoldo sur un ton un peu ironique.

— « Oui, beaucoup. Mais ce jour-là, j'ai voulu celle que mangeait l'enfant des hauts quotas du Müllrose. Alors, je l'ai attaqué et j'ai volé la pomme. Mais je n'y ai jamais goûté…

— Ah ? Pourquoi ? »

Ken releva la manche de sa tunique, dévoilant une longue cicatrice qui s'étendait du poignet au coude. La peau de son avant-bras était rosâtre et fripée.

— « Le gosse a crié. Des adolescents et des adolescentes du quartier sont accourus. Ils m'ont pris et ils m'ont brûlé avec des briquets. Non seulement le bras : tout le corps. Ils m'ont dit : “Si tu n'en crèves pas, tu te souviendras qu'on ne doit jamais voler la nourriture. Il faut la mériter !”. Je ne suis pas mort, vous voyez, mais avec la malnutrition certaines plaies ont été très longues à guérir… Et pendant qu'ils me torturaient, vous ne savez pas ce que je leur criais ? Non ? Je criais sans arrêt : “Je m'en fous ! Je m'en fous ! Quand je serai grand, j'aurai un jardin à moi !”. C'est peut-être pour ça que je suis devenu contrebandier. Qui sait ? Je vais donc réaliser un très vieux rêve. Excellences, je vous remercie. »

Sur un signe de Kingvoldo, un arl au crâne rasé entra en poussant une table-bar. Un homme de la garde jaune s'avança pour déboucher une bouteille de champagne — sûrement du vrai champagne : la seconde bouteille que Ken voyait de toute sa vie. Il eut l'intuition immédiate que c'était aussi la dernière. Il ferma les yeux. L'oiseau noir passa, de droite à gauche, ouvrit les serres. Une carte s'échappa : c'était le roi de cœur…

— « Buvons à shri Marcus, maître de jardin ! » dit Kingvoldo en souriant.

Maître de jardin ! C'est dérisoire… Smoela morte, Emma Marcus sur le point de mourir. Je suis seul, seul. Avec cent cinquante millions de dettes ! Il reprit ses calculs absurdes. Un administrateur à cent vingt de quota qui économiserait son salaire pendant cinq cent mille ans pourrait-il se payer les huit mille hectares de Damaspura ?

Sando Kingvoldo possédait des dizaines de milliers d'hectares de jardins, sans parler des fermes à insectes. Sa fortune était… non, aucun mot ne convenait. Tous les adjectifs semblaient ridicules. Existait-il une limite à sa puissance ? Se pouvait-il que cet homme fût sur le point d'être vaincu, écrasé ? Non, non, non, cela ne se pouvait pas !

L'oiseau noir, l'oiseau noir !

La vie de Smoela Rabat pour un jardin. Mais les maîtres des jardins vont être vaincus. Leur règne est fini.

Leurs territoires seront bientôt occupés par les envahisseurs venus des villes. Kenyd sait qu'il n'a plus que quelques jours, quelques heures, peut-être, pour jouir de sa nouvelle propriété. Il ne l'a pas dit à Kingvoldo. Le Conseil permanent n'a qu'à se débrouiller.

Avoir un jardin et mourir…

L'oiseau noir, l'oiseau noir !

Ken était assis devant un bassin. Il cherchait des images dans l'eau. Des signes, des symboles. Mais l'eau restait obscure.

Il ferma les yeux : le neuf de pique. Il savait qu'il allait mourir bientôt. Mais cela n'avait plus d'importance. Il avait vécu son rêve, son grand rêve secret. Et plus rien ne l'attachait vraiment à la vie. Emma, Smoela… Plus rien. Je suis seul. Mais ne l'ai-je pas toujours été ?

Il était seul, il allait mourir et il regardait le soleil se coucher au milieu des dumpies.

Il était assis sur un banc de fibres tressées, au bord de l'eau. En face de lui, de l'autre côté du bassin en forme de cœur, s'étendait un parterre de fleurs multicolores. Derrière lui, un vaste champ de tomates mûres : une fortune à cinq cents points-heure le kilo. Mais la contrebande était finie. Au moins pour longtemps. Nationalisation, invasion… Et même sans cela. Les hauts quotas des villes n'oseraient plus acheter. Quant aux masses, elles rêvaient de détruire les jardins plutôt que d'en consommer les produits. Peut-être avaient-elles raison. Puisque tout le monde ne pouvait manger des légumes et des fruits, il valait mieux que personne n'en mange… Ken se leva. La guerre. La deuxième guerre pourrie. Il la sentait venir, se rapprocher. Il n'avait plus besoin d'images ni de symboles…

Il cueillit une tomate, l'écrasa sur son visage, lécha le jus qui coulait sur son menton, tachait sa tunique blanche. Combien de temps avant que la terre ne soit tout entière un désert brûlant ?

Les mains poisseuses, la figure maculée de traînées rouges, il revint s'asseoir sur le banc tressé et réfléchit. Sando Kingvoldo était-il le meneur de jeu ?

Smoela Rabat s'attarda un instant à la fenêtre, contempla avec une sorte de volupté tendue, d'avidité, de désir et de panique les sapins géants qui entouraient le chalet. Des arbres magnifiques. Il en restait donc tant sur la planète ! On recensait les original preserved zones, sans jamais oublier dix mètres carrés de buissons rabougris, mais les écologistes et les géographes ignoraient cette forêt — et bien d'autres pareilles, sans doute. On ne les y invitait pas, tout simplement. Smoela leva les yeux vers les neiges éternelles qui couvraient les cimes, très au-dessus des sapins. Pourrai-je, moi aussi, un jour…

Elle se retourna vers le maître Kingvoldo qui la regardait en souriant.

« Vous êtes ici chez vous, shamra. Vous aurez le temps de découvrir les joies de la montagne et de la forêt. Mais ne sortez pas seule au début. Il y a des pièges. Des pièges naturels. Et d'autres qui ne le sont pas ! C'est une propriété privée. »

Elle porta la main au pansement de sa joue qui lui donnait encore de pénibles démangeaisons.

— « Cela signifie que vous acceptez mes offres de service, Excellence ?

— Je les accepte. » dit le maître des jardins en basculant dans son fauteuil, les bras croisés, les yeux toujours fixés sur la jeune femme. « J'ai de bons observateurs et je sais que dans votre association avec Kenyd Marcus vous étiez à la fois la tête sage qui pensait et la main forte qui agissait. Vous auriez aussi bien — sinon mieux — réussi sans lui. Ce qui me conduit à me poser deux questions. La première : que faisait donc shri Marcus pour se donner au moins l'illusion de diriger son affaire ? La deuxième : pourquoi avez-vous accepté, shamra, de jouer ce jeu, en somme jusqu'à la fin ? »

Smoela ne répondit pas tout de suite. Elle s'était posé elle-même ces deux questions bien souvent, sous une forme à peine différente. Comment peut-il croire qu'il est le patron ? Le croit-il vraiment ? Et qu'est-ce que j'attends donc pour le laisser tomber ?

« Asseyez-vous, shamra. » dit le maître.

Smoela obéit.

— « C'est un rêveur. J'espérais beaucoup de son pouvoir mental. Mais il n'a jamais su ou jamais voulu l'exploiter. Il se contentait trop facilement de ses rêves. Il était aimé de tous nos hommes, c'est vrai. Je dois reconnaître que j'aurais certainement moins bien réussi que lui sur ce plan. J'étais un peu paralysée par ses dons — ou par les dons que je lui prêtais. Et puis je l'aimais… d'une certaine façon. Je l'aime peut-être encore. Mais pas assez pour me suicider pour lui !

— Je comprends. » dit Kingvoldo. Il était maintenant étendu de tout son long ; il avait fermé les yeux et croisé les mains sous sa nuque. Mais Smoela se demandait s'il ne la guettait pas encore sous ses paupières baissées.

Le maître eut une sorte de rire contenu.

« Lorsque la phase actuelle de violence et de destruction m'a paru inévitable, j'ai décidé que j'embaucherais tous les anciens contrebandiers demeurés vivants et disponibles après l'occupation des jardins. Je pensais à Kenyd Marcus pour les diriger. Mais j'ai vu assez vite qu'il n'était pas l'homme que je cherchais, malgré ses qualités. Cette fonction et cette responsabilité, je vous les offre, Smoela Rabat. »

Les lèvres de Smoela tremblèrent. La jeune femme s'était attendue à quelque chose de ce genre. Elle savait maintenant qu'elle avait joué la bonne carte et qu'elle avait gagné !

— « Pourrais-je avoir quelques éclaircissements sur la situation politique réelle ? » demanda-t-elle avec hésitation.

Cette fois, Kingvoldo ne contint pas son hilarité. Il la laissa éclater en un rire sonore, imprudent, brutal qui contrastait avec son attitude habituelle, détachée et maussade.

— « La situation est très simple ! »

Ses petits yeux sombres brillaient comme des diamants. Son regard devint presque insoutenable.

« L'ère des jardins est terminée, Smoela. Il y a longtemps que nous le savons. Et nous contrôlons la quasi totalité des fermes à insectes, qui représentent l'avenir. Une bonne partie de nos jardins ont déjà été transformés en élevages. Ce qui reste — à commencer par Damaspura — sera abandonné au gouvernement, à la Sécurité, aux conventions et aux masses — peu importe. Il y aura une période transitoire de troubles et de graves famines, puis nos fermes connaîtront un essor fabuleux… Est-ce que ça vous convient ?

— Oui, Excellence, ça me convient. » dit Smoela. « En somme, vous n'avez jamais cessé de mener le jeu ? »

Sando Kingvoldo passa deux ou trois fois sa langue pointue sur ses lèvres épaisses et rouges.

— « Jamais. » dit-il.

— « Cette crise, vous l'avez donc voulue ?

— Eh bien, nous avons pensé que le moment était venu de nous débarrasser des jardins. Notre richesse était un peu trop voyante et, par conséquent, notre puissance un peu trop fragile. On nous connaissait trop ; on nous détestait partout. Nous nous sommes reconvertis dans l'anonymat des fermes à insectes. Les jardins devaient être détruits pour que nous soyons libres d'édifier un nouvel empire économique, plus secret et plus solide… »

Magnifique ! Smoela se retint d'applaudir. Elle était prête à servir ses nouveaux maîtres avec loyauté. Mieux : avec passion. Elle l'avoua. Puis elle ajouta : « Mais je ne comprends pas le rôle que vous avez fait jouer à Ken.

— Kenyd Marcus ? Grâce à lui nous avons pu réaliser une opération d'intoxication absolument parfaite. Nous avons vendu un jardin à crédit à un précog ! Cela prouve bien notre innocence, n'est-ce pas ? Même la Chiamenna ne pourra en douter… »

Lorsque la première attaque aux gaz rongeants fut lancée contre Damaspura et ses satellites (Eztervar, Dizfoul, Tridzom…), Ken était toujours assis devant le bassin en forme de cœur. Il avait maintenant une rose à la bouche. Des graines de tomate collaient à sa peau. Dans l'eau éclairée par les derniers rayons du soleil couchant, il voyait une tête de mort, avec une tige nue entre les dents. Une rose dont tous les pétales étaient tombés. Sa tête !

Il y eut un brusque coup de vent. Les pétales de la rose commencèrent à s'envoler. Ken les compta machinalement. Libéré, exalté, son pouvoir de précog lui donnait maintenant une vision désespérément claire de l'avenir. Dans quelques minutes, il mourrait. Dans quelques heures, les jardins seraient détruits. Dans quelques jours ou dans quelques semaines, une ère nouvelle s'ouvrirait : celle des fermes à insectes. Il y aurait encore quelques famines mais, dans peu d'années, l'Humanité mangerait à sa faim. Ou presque.

Grâce au meneur de jeu. Toujours le même : son Excellence shri van Kingvoldo, maître des fermes.

Par exemple celle de Kouzim. C'était un des centres les plus importants de Neuropa. Et l'un des derniers que Kingvoldo eût secrètement achetés.

On y élevait surtout des criquets diciostaurus maroccanus.

Cela grouillait, grouillait, grouillait…

Première publication

"les Maîtres des jardins"
››› Dédale 1 (anthologie sous la responsabilité de : Henry-Luc Planchat ; Belgique › Verviers : Marabout • Bibliothèque Marabout/Science-Fiction • 521, 1975)
Avec Katia Alexandre