…à tous ceux qui ont aimé van Vogt
La charrette s'arrêta en grinçant, quelques mètres en avant des voyageurs qui marchaient près du fossé pour ne pas être arrosés par l'eau des flaques. Ses grandes roues cerclées de métal luisant étaient couvertes par la boue blanche de la route. En se retournant sur son siège, le conducteur de la voiture désigna le banc vide derrière lui.
« J'ai justement deux places, les hommes. À votre service, si vous voulez en profiter ! »
Le professeur fit avec sa canne un geste de refus qui effraya le cheval. Le paysan tira sur les rênes en observant, sourcils froncés, les capes vertes des voyageurs. Celle du professeur, lord Jomberg Vandrederen, de teinte foncée et très longue, couvrait ses genoux et descendait jusqu'à mi-jambes. Claire et beaucoup plus courte, celle de l'étudiant, Breslyn Dellatica, flottait élégamment sur ses hanches. Peut-être l'homme avait-il reconnu la couleur de l'université de Dihepoli et la toque du professeur qui semblait un gros paquet de mousse dorée. Deux universitaires, de toute évidence : maître et élève. La dignité de ses fonctions interdisait au premier de monter sur une charrette à cheval. Quant au second, il devait suivre, bon gré, mal gré. Le paysan haussa donc les épaules, fit claquer son fouet à bonne distance de son cheval — ces gens-là auraient été capables de le dénoncer au syndic pour sévice sur un noble animal !
Jomberg marchait devant. Il tenait son bâton d'une main et une sacoche de cuir de l'autre. Bres le suivait à deux pas, sac au dos et, à la main, une sacoche grise, naturellement beaucoup moins luxueuse que celle du professeur. Ses vêtements, très ajustés et un peu râpés, étaient gris aussi, mais sa cape avait la couleur des riches prairies qui s'étendaient de part et d'autre de la route et au bord de la rivière — son collant et sa veste avaient la nuance exacte du ciel où couraient de longues franges de nuages… La boue blanchâtre recouvrait ses souliers. La pluie avait cessé de tomber depuis la fin de la matinée, mais le vent frisait les peupliers et couchait les hautes herbes. Jomberg devait parfois enfoncer sur son crâne osseux, de la main qui tenait le bâton, sa toque enrubannée, toujours sur le point de s'envoler. Les roseaux qui bordaient l'Orgombi s'emmêlaient avec un bruit râpeux. Une tâche claire s'étalait au couchant, du côté d'Emburg, et le soleil se montrait discrètement, dans un halo orangé.
« Cochon de temps ! » dit Jomberg. « Depuis mon agrégation, je ne me rappelle pas avoir vu un mois de mai aussi mauvais ! »
Pressant le pas, un peu voûté sous le poids du sac, Bres vint à sa hauteur.
— « Et le mois d'avril, Monsieur ! » dit-il servilement.
— « Il n'y a plus de saisons, Breslyn. »
Bres approuva, un mauvais sourire sur les lèvres. Le professeur le regarda d'un air un peu moqueur.
« Tout va bien ; nous arrivons. » dit-il de sa voix profonde et chaleureuse qui savait donner tant d'émotion aux choses simples.
Inter Université, centre de Dihepoli, doctorat de sociologie appliquée, thèse projective, Breslyn Dellatica, sujet la carte et le territoire, code Aristarque Galilée Korzybski numéro...
Cher élève et ami, Inter Université est heureux de vous guider aujourd'hui dans cette ultime épreuve qui fera de vous probablement un docteur en sociologie appliquée, titre enviable s'il en est dans notre belle société. J'espère que vous aurez l'occasion de confirmer au cours de votre thèse projective votre remarquable succès des épreuves écrites et audiovi. Votre soutenance est certainement prête dans votre esprit aussi me bornerai-je à répéter deux conseils importants parmi tous ceux que j'ai déjà pu vous prodiguer à diverses reprises. Une thèse projective n'est pas une simple étude théorique, c'est un récit vivant et personnel. Ne craignez pas de vous engager dans la vôtre, de vous mettre en scène avec votre sensibilité et vos problèmes affectifs. C'est un facteur de réussite que beaucoup d'étudiants en sociologie appliquée négligent bien à tort. Il s'agit aussi de prouver que vous êtes un homme capable de comprendre les autres hommes et de partager leurs désirs et leurs espoirs. Enfin, je vous rappelle que, contrairement à ce que croient certains, les thèses les plus moroses ne sont pas toujours les meilleures. Inter Université se flatte de posséder le sens de l'humour le plus développé de l'ensemble Inter World System. J'espère que vous ne nous décevrez pas. Maintenant, détendez-vous. L'injection que vous allez recevoir a un double but : vous placer dans un état de narcose moyenne afin qu'il vous soit plus facile de vous concentrer sur votre projection, puis établir grâce à certains micro-éléments en suspension dans le gead quatre une communication directe entre votre cerveau et le réseau cryord d'Inter Université. Détendez-vous, soyez calme, tout va bien. Bonne chance, bonne chance...
Lord Jomberg avait ses défauts. Il était un peu — et même terriblement — réactionnaire, quoiqu'il eût à peine cinquante ans. Il ne s'adapterait sans doute jamais tout à fait aux méthodes de l'Université nouvelle. Mais quel excellent compagnon de voyage, toujours disert, infatigable et généralement de bonne humeur — à condition, bien entendu, qu'on soit prêt à le suivre n'importe où, au gré de son inspiration, et d'abattre sur ses talons trente kilomètres par jour. Il n'aurait jamais consenti à mettre les pieds dans une charrette ou un traîneau quand il était dans l'exercice de ses sacrées fonctions, cape au vent et toque de velours enfoncée jusqu'aux yeux. Bres était mécontent dans un sens. Il avait un peu l'impression de perdre son temps avec cette méthode de travail archaïque.
« On ne perd jamais son temps quand on voyage à pied. » disait Jomberg. « C'est le meilleur de la vie.
— Je sais. Rousseau…
— Rousseau, bof ! Lisez donc N'Godola ! »
Peut-être. Mais on disait aussi que la société était en pleine mutation, d'un bout à l'autre du continent. L'Université même, cette citadelle de toutes les traditions, commençait à bouger. Il y avait déjà plus d'une centaine d'étudiants à Dihepoli. Excellente lorsque le nombre de maîtres était égal ou supérieur à celui des élèves, comme cela avait été le cas à Dihepoli pendant des décennies, la méthode chère à lord Jomberg devenait de moins en moins applicable, car les étudiants affluaient dans les facultés — surtout les facultés de sciences — et le corps professoral n'augmentait guère. Par exemple, à l'université de Porj, on comptait près de trois étudiants pour un seul professeur ! À Dihepoli, déjà, la moyenne s'établissait à 1,595. Les modernistes ne se gênaient pas pour qualifier de « luxe anachronique » les longues randonnées d'étude, dans le genre de celle que Jomberg et Breslyn étaient en train d'effectuer, de Dihepoli à Tuivasten, en passant par Sarlburg et Tayak. Et Jomberg n'accepterait jamais d'emmener deux élèves avec lui.
« Ridicule ! » disait-il « On n'a qu'à ne pas accepter plus d'étudiants qu'il n'y a de professeurs. Le mal est déjà fait ? Eh bien, c'est la fin de la culture ! Mais tant que je pourrai penser et marcher, ce qui est la même chose ou presque, je résisterai de toutes mes forces à ce courant de facilité… »
Pour Bres, la meilleure solution eût été d'abréger les déplacements en prenant parfois un glisseur ou un traîneau. Il y pensait avec humeur et nostalgie. Un traîneau à propulsion solaire ou, dans certains cas, un bateau. De Tuivasten à Sarlburg, Jomberg comptait trois jours de marche, peut-être quatre en flânant un peu. Avec un bateau, on devait s'en tirer en un jour ou deux, tout en travaillant pendant le voyage, ce qui était appréciable.
Bres avait une carte de la région.
Une vieille carte militaire, achetée fort cher à un clandestin. Ce morceau de papier froissé, taché de graisse et de vin, lui avait coûté presqu'une année d'économies. Mais il les valait. Bres réprimait plusieurs fois par jour l'envie de sortir la feuille de sa poche, mais il n'osait pas la déplier devant son maître qui eût ricané : « La carte n'est pas le territoire ! ».
Ce que Bres n'ignorait pas. Ou bien : « Mon cher Breslyn, quand on ne connaît pas la géographie, on reste chez soi, comme les paysans ! ».
La géographie… Même parmi les universitaires de haut rang, bien peu nombreux étaient ceux qui possédaient parfaitement cette science, devenue secrète entre toutes, depuis la proclamation de l'Édit antinationaliste universel de Nova Persei. Bres savait fort bien qu'il risquait de passer l'été en prison s'il se faisait prendre avec une carte locale — militaire, qui plus est — dans sa poche. Mais il comptait sur le respect qu'inspirait encore — « Pas pour longtemps ! » disait Jomberg en ricanant — les capes vertes de l'université de Dihepoli pour n'être jamais fouillé par une quelconque police ou garde municipale…
Il avait établi un projet d'itinéraire par voie d'eau qu'il aurait bien aimé soumettre au professeur sans lui parler de la carte. De Celena, ils auraient pu remonter l'Orgombi jusqu'au moulin de Tabarak, puis rejoindre le canal de la Tuiva à l'Orgombi pour atteindre Lind. À condition de trouver un batelier à Celena, c'était l'affaire d'une demi-journée. Depuis Lind, il ne restait qu'à remonter la Tuiva jusqu'à Zanvizir. Arrêt, puis crochet par Sarlburg et retour à la Tuiva. De nouveau le bateau jusqu'au confluent du Drasd… Le tout en quatre ou cinq jours à peine, au lieu de dix ou douze ! Encore fallait-il convaincre Jomberg, ce qui s'annonçait difficile.
Pour passer le temps, Bres rêvait à son amie Bettina. Il n'était pas très sûr que Bettina fût réellement son amie. Mais peu importait. Elle était la fille qu'il désirait, qu'il aimait — bien qu'il ne fût pas tout à fait certain de l'aimer. La fille qui habitait ses rêves comme nulle autre ne l'avait encore fait. Il avait une technique très précise. Il passait en revue mentalement l'anatomie de la jeune fille — le plus fabuleux territoire qu'il connût. Il se concentrait pendant une durée à peu près fixe sur chaque partie de son corps : en moyenne trente secondes. Les pieds, les jambes, les genoux, les cuisses. Les longues, longues cuisses dorées de Bettina. Ce qu'elle avait de mieux. Il s'attardait une bonne minute entre l'attache du genou et le creux de l'aine. Il lui fallait un peu moins de trois minutes pour arriver au duvet blond du sexe. Là, il ne pouvait éviter un frisson de terreur sacrée. Il passait très vite au ventre, aux flancs et, un peu apaisé, consacrait un bon moment aux fesses rondes et lisses, douces et bronzées — et rassurantes. Le dos, les seins, les épaules, le cou, le visage, les yeux, les cheveux… Il s'attardait. Il se perdait souvent en des lieux ombrés et mystérieux. Le circuit lui prenait toujours un peu plus de dix minutes. Il recommençait alors, après quelques exercices respiratoires.
Parfois, d'autres pensées venaient chasser les images de Bettina. Parfois, Jomberg se montrait d'humeur bavarde, et Bres devait lui répondre avec intelligence et déférence : naturellement, cela perturbait la rêverie — sans l'interrompre tout à fait.
« Nous arrivons, Breslyn. » répéta le professeur.
J'aime les seins pointus de Bettina… Est-ce qu'il aurait mal aux pieds ? Bien fait pour lui ! Les seins tout ronds de Bettina, leur mamelon rouge et bourgeonnant quand on fait l'amour…
— « Je commençais à avoir les jambes lourdes, Monsieur. » dit Bres. « Je sais bien que la marche est le meilleur des exercices spirituels, néanmoins mon initiation… »
Lord Jomberg ricana. Pour la cent millième fois depuis le départ de Dihepoli.
— « Ne vous justifiez pas, Breslyn. Mon indulgence vous est acquise. Mais vous connaissez mon opinion : le péché contre le muscle est aussi un péché contre l'esprit ! »
Il a mal aux pieds, sans aucun doute. Il fait la gueule mais il devient plus tolérant. C'est un indice qui ne trompe pas ! La meilleure nouvelle de la journée…
Bres soupira et reprit sa litanie.
…seins tellement ronds quand elle est étendue sous moi et tellement longs, tellement pointus quand elle est debout et se penche pour s'habiller ou pour jouer !
« Une ville intégralement sauvegardée. » disait Jomberg, grâce à une technique aujourd'hui perdue, qu'on appelait "injection moléculaire". La civilisation du xxe siècle figure à votre programme de licence, Breslyn. Moi, à vrai dire, je n'aime pas beaucoup cette époque. Mais Alken, le conservateur du musée, est un vieil ami à moi… »
Le goût de sa liqueur. Quand j'aspire trop fort… Ventre de Bettina très bombé mont de Vénus quand on s'amuse elle baisse un peu son slip juste pour me laisser voir quelques poils poser ma bouche sur son nombril frisson elle aime je crois très bon cela remplit ma gorge redescend dans mes narines et j'emporte son odeur en moi toute une journée quelque fois plus Bettina chair rose un peu violacée entre les duvets blonds…
Pendant quelques secondes, Breslyn oublia Bettina.
… La civilisation actuelle nous apprend à être désintéressés ou bien elle nous apprend à faire semblant. Hypocrisie, non ? Rien ne prouve que nous soyons meilleurs que les gens du xxe siècle. Naturellement, cette civilisation s'est édifiée en réaction contre le monde utilitariste et destructeur qui l'avait précédée. Mais la réaction n'est-elle pas allée trop loin ? La culture est belle parce qu'elle ne sert à rien. Ouais. Et pour rester un élément de la culture, la science doit se garder de dégénérer en technique. Elle doit veiller à conserver sa pureté, c'est-à-dire son inutilité. Oui, d'un côté c'est excellent. D'un côté. Mais le monde est carré : comment est-ce des trois autres côtés ?
Les savants physiciens des universités pouvaient étudier tout leur soûl la structure de la matière sans craindre de voir leurs découvertes théoriques changées en bombe atomique comme un carrosse en citrouille. De toute façon, leurs recherches étaient condamnées à piétiner faute d'une infrastructure industrielle. Ils travaillaient d'une manière quasi artisanale, ce qui leur donnait l'occasion de prouver leur ingéniosité. La science avait trouvé le principe de la propulsion sans réaction, mais les gens se déplaçaient en charrette à cheval et ils s'éclairaient à la bougie ou à la lampe à huile, parce qu'ils étaient indifférents au “progrès”, parce qu'ils n'avaient aucun goût pour le confort et qu'ils se méfiaient de la vie facile — ou du moins parce qu'on le leur faisait croire. Tel était le rôle de la culture — on ne pouvait dire qu'elle fût tout à fait inutile…
La civilisation plaçait l'Homme au-dessus de tout. Elle lui apprenait à mépriser les machines pour ne pas risquer d'être dominé par elles. C'était très bien. Pourtant, Bres rêvait d'une lampe électrique et d'un traîneau — même un simple traîneau à roues comme au xxe siècle ! « Attitude puérile. » eût dit Jomberg. « Un adulte n'a pas besoin de jouets. » Tout de même, pensait Bres sans chercher à préciser une idée qui l'effrayait, notre société n'est-elle pas un peu hypocrite ? L'Homme avait-il changé ? Si l'organisation du monde était mise en question un jour par les événements ou par les individus, Bres sentait bien qu'il n'était pas parmi ceux qui se lèveraient pour la défendre. Sois sincère. Tu n'éprouves aucun enthousiasme pour le monde dans lequel tu vis. Tu reconnais dans une certaine mesure le bien-fondé de quelques principes, mais tu n'es pas heureux…
« Pour être un bon sociologue, Breslyn Dellatica, soyez d'abord un homme heureux ! »
Tu n'es pas heureux, malgré les cuisses de Bettina. Malgré la bouche de Bettina et le ventre de Bettina, tu te sens à l'étroit dans ta peau et dans ton univers, ce qui est la même chose, et tu as l'impression d'être bridé et brimé par une routine trop lourde. Il est vrai que tu nommes routine ce que ton maître appellerait tradition…
Mais tu n'as guère le sentiment de pouvoir t'accomplir dans cette société. Tu rêves au passé. Cette culture si magnifiquement désintéressée t'ennuie à mourir. Tu es coincé, mon vieux Bres, coincé. Il savait que Jomberg eût ricané : « Et l'esprit, mon cher Breslyn ? Qu'est-ce que vous faites de l'esprit ? — Je le cherche, Maître, et, sauf votre respect, je ne le trouve pas. Revenons pour plus de sécurité aux fesses de Bettina ! ».
Il y avait sur le corps de la jeune fille un endroit très doux, très-très doux, qu'il ne parvenait jamais à situer exactement au début ; elle était obligée de guider sa main, ce qui l'excédait…
Jomberg réprima une grimace, mais un grognement lui échappa.
« Que le Poisson me… »
Le poisson ne se montra pas. Le professeur se mit à boitiller. Bres s'avança pour le soutenir.
« Un caillou dans ma chaussure. » dit le Maître avec une dignité pincée.
— « Vous voulez vous asseoir sur mon sac pour vous déchausser, Monsieur ? » proposa Bres.
Jomberg observa l'accotement couvert de hautes herbes souillées et tachées de blanc, puis secoua la tête.
— « Non, Bres, merci. Mais je crois qu'aussitôt arrivé à l'auberge, je demanderai une bassine d'eau chaude pour me tremper les pieds.
— Si vous permettez, » dit Bres, « j'en demanderai une aussi.
— Ne vous gênez pas, mon cher. Ce ne sont pas deux bassines d'eau chaude qui ruineront l'université de Dihepoli. Du moins, je l'espère ! »
Les pieds de Bettina… Non, les… Le soleil brillait entre une double haie de nuages et l'horizon violacé. Les rayons obliques éclairaient les premières maisons du village. Toits rouges et gris. Villas trapues, jetées en désordre au milieu des arbres. Immeubles pressés de guingois le long des rues étroites, toutes époques mêlées… Jambes de Bettina, ses mollets ronds…
Jomberg tordit la bouche avec une moue qui signifiait au choix le mépris, une certaine nostalgie ou simplement la réflexion pure. Pourquoi pas ? C'était un homme qui réfléchissait beaucoup… Ils approchaient. Bres était un peu déçu.
Les genoux de Bettina. Ils croisèrent une charrette à vache. Les longues cuisses pleines de Bettina. Quelques piétons à l'air taciturne. Le ventre soyeux de Bettina.
Une belle paysanne en robe longue. Qu'est-ce que ça doit être agréable à soulever ! Belle fille, un panier à chaque bras, je l'aiderais bien à faire son marché…
Où en étais-je avec Bettina ? Les hanches, la croupe.
Un gros homme avec un tablier de cuir. Père ou mari ? Et puis qu'importe, je ne suis pas d'ici. Je viens de loin. Ils ne peuvent pas imaginer le monde d'où je viens. Des enfants très jeunes poussaient devant eux une balle de chiffon. Eux pourraient peut-être. Les murs luisaient comme des vitrines. Ils semblaient d'ailleurs complètement vitrifiés, de même que les toits, les portes, les volets… J'aime poser les mains de chaque côté du sillon tendre et profond et écarter les globes moelleux…
Bres ressentait avec une acuité presque douloureuse l'impression d'arriver dans un pays mort. Celena n'était plus qu'une ville morte qui se survivait à elle-même grâce à l'opération trop bien réussie de quelques apprentis-sorciers ou — car certains ne croyaient pas à l'histoire de l'injection moléculaire — à un caprice de la nature. Les gens y vivaient comme dans un cercueil et se déplaçaient avec des allures furtives de maraudeurs.
La route s'était changée en une longue avenue droite et morne, sur laquelle s'ouvraient les yeux aveugles des fenêtres dépolies. Un chien maigre, piqué sur son derrière, observait les capes vertes d'un air méfiant. Les fesses de Bettina. Le chien lança un aboiement sans conviction, tête levée. Tout cela est très réaliste, se dit Bres. Excellente projection. Une vieille dame cria quelque chose en patois. Bres désigna deux colonnettes rouges qui se dressaient au bord du trottoir, devant une véranda.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? Un temple ? »
Jomberg se rengorgea.
— « Non, mon cher. Simples pompes à carburant pour traîneaux à roues du xxe siècle !
— Ah oui, les moteurs à explosion.
— Aberrant. » dit le professeur sur un ton définitif.
Puis, levant son bâton, il désigna un point situé devant lui, sur la gauche de l'avenue.
« Regardez, Breslyn. Il y en a deux autres après le poste de la garde municipale. »
La garde municipale ? Merde, ma carte. Bres vérifia que le papier ne sortait pas de sa poche.
« Et deux autres encore, un peu plus loin.
— Ces choses vont donc toujours par deux ? »
Jomberg se racla la gorge discrètement, plaça d'emblée sa voix sur un registre magistral.
— « Oui, bien sûr. Ces moteurs avaient besoin pour fonctionner d'un principe mâle et d'un principe femelle. Ou, si vous préférez, d'un élément Yang et d'un élément Yin. En somme, le feu et l'eau. Mis en présence de la machine, ils provoquaient une explosion et la détente des gaz faisait tourner les roues — Dieu sait comment. Je ne suis pas un scientifique. »
Après tout, c'est ma thèse, pensa Breslyn Dellatica. J'ai bien le droit de rigoler un peu.
La jeune fille de l'auberge qui leur apporta les bassines d'eau chaude s'appelait Enehidi. Elle ressemblait étrangement à Bettina.
Elle s'appelait Enehidi. Elle ressemblait à Bettina comme une sœur jumelle, ou presque. Bres avait eu un choc en la voyant. Les mêmes cheveux blond roux, les mêmes yeux verts, un peu froids — mais tellement brillants dans l'amour… du moins tels étaient les yeux de Bettina… et Bres avait déjà très envie de voir comment Enehidi se comportait au lit. Ah, elle était un peu plus grande que Bettina et peut-être un peu plus lourdement charpentée. La structure osseuse de son visage était plus apparente, plus dure. Non, pas plus dure. Plus… Et puis, quelle importance ? Elle était belle et visiblement accueillante. Bres commença la litanie habituelle de ses fantasmes. Les pieds de Bettina. Rêverie ascendante. Les jambes de Bettina. Les genoux de Bettina, les cuisses de… les cuisses de Bettina… d'Enehidi… le… Enehidi lui plaisait au moins autant que Bettina et elle ne lui faisait pas peur. Moins peur que Bettina, en tout cas. Il était sûr qu'il se montrerait avec elle beaucoup plus brillant qu'avec sa fiancée, si du moins il en avait l'occasion. Et il savait qu'il l'aurait — après tout, c'était sa thèse.
Pendant toute la soirée, la jeune fille avait été charmante, amicale, plus qu'amicale. Et son regard d'eau profonde contenait de très douces promesses. Il y avait même une sorte de mystère dans cette attirance réciproque et quasi instantanée. D'habitude ça ne se passe pas comme ça, songeait Bres, ni dans la réalité, ni dans mes rêves.
Je ne rêve pas. Bettina chérie. Je veux dire Enehidi.
Enfin, Bettina.
Il était étendu sur son lit, tout nu. L'appareil le plus simple lui semblait le meilleur pour attendre la visiteuse. Il avait ouvert sa carte et l'examinait à la lumière de la lampe à pétrole. Il savait, bien sûr, qu'il commettait une action illégale. Posséder une carte était illégal. Essayer de s'en servir presque criminel. Mais cela paraissait très difficile, aussi. Se repérer après coup est amusant et, avec un peu de pratique, on parvient aisément à reconnaître le chemin qu'on a suivi. Construire un itinéraire sur la carte paraît très excitant, du moins la première fois. S'y conformer sur le terrain demande beaucoup d'habitude et une science de l'orientation que Bres ne possédait pas encore. Ah, si on avait pu sortir la carte de sa poche ou du fond de son sac et l'examiner tranquillement sur le bord de la route…
Le soleil se lève à l'est ; il n'est quand même pas interdit de le dire — mais tout juste ! Je déplie ce sacré bout de papier, je me tourne du côté du levant, le nord est à ma gauche, le sud à ma droite, l'ouest derrière moi. Et les points cardinaux sont indiqués sur la carte. Il est donc enfantin de trouver la direction qu'on veut prendre et de choisir la route la meilleure. De mémoire, c'est déjà plus délicat. Et quand on fait équipe avec un prof aussi réactionnaire que lord Jomberg Vandrederen, mieux vaut renoncer tout de suite.
D'ailleurs, Bres se moquait pas mal, au fond, de leur destination. Posséder une carte l'excitait surtout parce que c'était interdit. La manipuler dans sa chambre en attendant une fille multipliait infiniment son plaisir.
Enehidi entra, vêtue d'une courte chemise brodée de dentelle, un bougeoir à la main.
Bres posa la carte près de la lampe et roula sur le côté droit du lit pour faire une place à la jeune fille. Bettina, je te demande pardon, mais Enehidi, comprends-tu, c'est un peu toi. C'est presque toi et c'est presque mieux que toi. Non, ce n'est pas ce que je voulais dire… Enfin, Bettina, tu sais bien que je t'aime. Mais j'ai peur de toi. J'ai un peu peur de toi et c'est pour cela que les choses ne marchent pas très fort entre nous. Aussi, je crois que cette expérience va me faire du bien. Enehidi te ressemble beaucoup, mais elle n'est qu'une fille d'auberge — et pour qui tu te prends, toi, petit salaud ? Et… ah, enfin, je suis sûr que je vais faire l'amour comme un dieu, Bettina. Et quand je rentrerai, il en restera quelque chose. Je te le promets. C'est pour nous, pour nous, que je le fais… Tu ne peux pas être jalouse d'Enehidi, Bettina chérie. Puisque c'est toi que j'aime…
Fin du petit cinéma intérieur. Maintenant, à l'action.
Enehidi fit passer sa chemise par-dessus sa tête. Les pieds d'Enehidi, les jambes d'Enehidi, les genoux d'Enehidi…
Elle s'approcha de la lampe pour que Bres pût admirer le triangle à reflets roux, dessiné très bas sur son ventre un peu bombé et qui s'insinuait entre ses cuisses rondes. Joli. Pas très différent de la toison blonde de Bettina. Le mont de Vénus encore plus renflé, les boucles plus longues, les cuisses plus musclées. Il se tourna sur la hanche pour la regarder et il sentit son sexe devenir pesant. Très chouette. Jamais il n'avait pu désirer Bettina sans de longs préparatifs sophistiqués qui lui permettaient d'oublier la peur — mais de quoi, bon Dieu, avait-il peur ?
La jeune fille le rejoignit sur le lit et se jeta contre lui en l'excitant. Elle chercha sa bouche et commença à le caresser. Il n'avait pas peur. Des caresses douces et tendres, un peu enfantines. Tout ce que Bettina ne faisait pas et qu'il n'osait lui demander — ces choses-là ne se demandent pas. Révélation : Bettina ne m'aime pas. Ou alors, elle ne m'aime pas comme je voudrais l'être. Et moi je… Oh, Enehidi !
La jeune fille s'enflammait, vivait, vibrait, comme si elle l'avait attendu depuis toujours. Enfin, il projetait en elle, d'un coup de reins sublime, désir, fantasmes, espérance : lui-même. Bettina, si tu pouvais savoir… si tu pouvais me voir !
En ramassant sa chemise pour partir, Enehidi trouva la carte qui était tombée sur le plancher, devant la table de nuit.
« Qu'est-ce que c'est que ça, mon chéri, ce papier ? »
Grand seigneur, Breslyn Dellatica regarda la petite fille qui venait de défaillir dans ses bras. Elle était vraiment très jeune (un an ou deux de moins que Bettina…), belle, douce, naïve, adorable. Si tu savais comme tu me plais, petite sotte chérie. Mais c'est Bettina que j'aime, bien sûr, même si je la désire beaucoup moins fort. C'est la vie.
— « Une carte » répondit-il. « Mais n'en parle à personne.
— Pourquoi ?
— C'est interdit. On n'a pas le droit d'en avoir, ma douce.
— Tu n'as pas peur d'être pris, Chéri ?
— Non, je n'ai pas peur.
— Tu es très courageux.
— Oui.
— Et à quoi ça sert ?
— Oh, à rien. Presque rien… »
Enehidi enfila sa chemise, embrassa gentiment Bres sur le front et s'enfuit, oubliant sa bougie.
Cette petite salope n'a eu rien de plus pressé que de me moucharder à la police municipale ! Il me semble pourtant qu'après l'avoir baisée comme je l'avais fait, j'aurais mérité un minimum de reconnaissance… Bettina, ma petite Bettina chérie, je peux la décevoir dix fois de suite, elle n'aura pas un mot de reproche. Sa fidélité est à toute épreuve. Bettina, toi seule, Bettina. Simplement : elle m'aime. Et l'autre, Enehidi, bien sûr, c'est une petite pute. Elle espérait que j'allais lui donner de l'argent. Je n'y ai même pas pensé. Elle ressemblait trop à Bettina. Savoir combien elle a pu soutirer à Jomberg. Et maintenant, cette vieille ordure me laisse tomber ! « Une carte ! » il a dit. « Tu avais une carte, petit voyou, et tu osais m'accompagner, marcher avec moi ! Tu es la honte de l'université. Je te… je te… » Bien entendu, j'ai aggravé mon cas en lui demandant s'il avait bien joui cette nuit, avec Enehidi. Vieux con. « Tu oses, tu oses ? — L'université, mon cul ! » j'ai répondu — ce qui prouve bien que je n'ai pas perdu mon sens de l'humour.
En attendant, ils me tiennent et ils n'ont pas l'air commode. Le commissaire de Celena est une femme, une grande rousse, assez belle, mais des épaules d'homme, presque pas de seins, et un pantalon d'uniforme qui moule l'entrejambe au millimètre. Elle a, en outre, un regard vert mille fois plus glacé que celui de ma Bettina dans ses plus grandes fureurs. Je suis foutu. Enfin, quand même, pour une carte ! C'est un délit grave, d'accord, mais on n'est pas dans un pays de sauvages. Je sais bien qu'ils peuvent me pendre pour menées militaristes après un simulacre de jugement ou me fusiller sur-le-champ pour espionnage. Mais, bon Dieu, je ne suis pas un type dangereux : ça se voit à l'œil nu.
La carte, ils l'ont, mais je peux prouver… Non, je ne peux rien prouver du tout. Et pas d'illusion à se faire : dans ces petites villes de province, la haine de l'armée est tenace. À leurs yeux, j'ai commis un crime monstrueux. Et je suis là, maintenant, au garde-à-vous, complètement nu, devant le commissaire et ses hommes.
La femme me regarde. Au-dessous de la ceinture. Elle doit penser qu'elle ne m'excite pas beaucoup. C'est vrai et faux. La situation est tout à fait troublante, mais cette fille a les yeux verts et ça me fait peur. Oh, Bettina, pardon. Mon amour, pardon. Si j'ai l'immense bonheur de te revoir, je jure que je serai formidable avec toi. Et que je n'aurai plus peur. Mes fantasmes seront à jamais exorcisés.
Ils sont capables de me coller dix ans de prison. Mais, bien sûr, je m'évaderai. Dans les petites villes, les prisonniers font des tas de corvées. Rien de plus facile que de ficher le camp. D'ailleurs, après un certain temps de peine, les évasions sont presque encouragées : ça fait partie de notre philosophie. Seulement, pas question de retourner à l'université, après ça. Et tes yeux, ma chérie, seront toujours verts. Le plus simple serait de chercher une position dans laquelle je verrais tes fesses et pas tes yeux ! Je te l'ai proposé souvent, mais tu as toujours exigé que je me place sur toi, et tu me fixais d'un air un peu inquisiteur, un peu méprisant. J'avais toujours l'impression de passer un examen — et je le ratais souvent. Bon, ça c'est de l'histoire ancienne. Quand nous nous retrouverons, à ma sortie de prison, nous aurons beaucoup changé, toi et moi, et nous commencerons une nouvelle vie.
Pourvu qu'ils ne me tuent pas tout de suite…
« Écoutez-moi ! » dit le commissaire. « Vous n'êtes qu'un jeune imbécile. »
Elle alluma une cigarette, glissa un index bruni entre ses seins, par le décolleté de sa tunique.
« Et tenez-vous bien. Sortez vos mains de là. J'en ai vu d'autres… Un jeune imbécile, rien de plus, rien de moins. Vous êtes bien trop naïf pour être dangereux. N'empêche que vous transportez sur vous l'objet le plus hautement prohibé de toute la civilisation. Est-ce que vous le savez ? Et ne commencez pas à mentir. La franchise est votre seule chance de vous en sortir. »
Les gardes s'étaient retirés. Bres se tenait devant le commissaire. On ne lui avait pas rendu ses vêtements, mais il s'habituait à sa nudité et se détendait un peu.
— « Je le sais. Je…
— Vous quoi ? »
La femme se leva, posa sur lui son regard vert. Bres frissonna. Les pieds de Bettina…
— « Je ne…
— Contrairement à ce que prétendait un philosophe du xxe siècle, la carte est presque le territoire, Breslyn Dellatica. C'est à la fois une maquette et une représentation magique du territoire. Pas d'État sans cartes. Pas d'armées organisées, pas de grandes guerres, pas de pouvoir totalitaire, pas d'administration tentaculaire… Notre liberté, notre paix, notre bonheur sont à ce prix. Ce morceau de papier avec lequel vous vous promenez innocemment est un véritable virus filtrant. Un virus mortel pour notre civilisation. L'Édit antinationaliste universel, qui a fait de notre époque la plus raisonnable, la plus paisible et la plus heureuse de toute l'histoire connue, est basé sur la prohibition absolue des cartes et des plans de territoire. Un morceau de papier comme celui-ci, c'est en germe le retour aux nations, aux États, aux grandes fédérations de régions ou de pays. Le retour à un passé que nous connaissons trop bien, avec son cortège de malheur et de honte : l'oppression, l'aliénation, la guerre… Est-ce que vous le savez, Breslyn Dellatica ? »
Ici Inter Université, centre de Dihepoli, Breslyn Dellatica, sujet la carte et le territoire, code Aristarque Galilée Korzybski, m'entendez-vous ?
Je vous entends.
Je vous informe qu'il ne vous reste plus que trois minutes de temps subjectif pour présenter votre conclusion et votre dénouement. Accusez réception.
Conclusion terminée. Dénouement dans quelques secondes.
Merci. À bientôt.
Bres souriait. Il avait de nouveau sa cape verte. La femme commissaire aux cheveux roux et au regard froid s'était mise à l'abri derrière son bureau.
— « Je le sais. » dit Bres.
Il fit un pas en avant, prit la carte sur le bureau.
« La carte est le territoire. » dit-il lentement. « Je déchire la carte… »
Le papier céda avec un bruit sec, presque métallique.
« …et le territoire s'abolit. »
Le territoire s'abolit. Il y eut un long silence.
Breslyn Dellatica, code Aristarque Galilée Korzybski, Inter Université, centre de Dihepoli, vous décerne le grade de docteur en sociologie appliquée avec mention honorable.
« Mon chéri, tu as été très bien. » dit Bettina.
— « Tu as suivi la projection de bout en bout ?
— Mais oui, mon chéri, plus de quatre heures.
— Et tu as aimé ?
— Enfin, pas tout. Je n'ai pas aimé la séquence avec Enehidi. Je me demande bien ce qu'une petite putain dans son genre vient faire là !
— La sociologie appliquée s'applique aussi aux putains !
— Pas comme dans la thèse.
— Je reconnais que j'ai extrapolé. Mais la règle, c'est justement de se mettre en scène avec ses propres problèmes.
— Tu as des problèmes, toi, mon chéri ?
— Enfin, je…
— Et quel rapport avec Enehidi ?
— Mon amour, toi seule comptes pour moi. D'ailleurs, Enehidi te ressemblait beaucoup.
— Mais après, elle t'a trahi.
— C'était un simple artifice d'exposition. Il fallait que je sois pris avec ma carte…
— Oh, je suis sûre que ça correspondait à quelque chose en toi. Une peur. Peut-être même un désir.
— Pervers !
— Un désir pervers, oui.
— À propos de désir, Bettina, mon amour, ce soir ?
— D'accord, mon chéri. Ce soir. »
Les jambes de Bettina, les genoux de Bettina, les cuisses de Bettina, le ventre de Bettina, les seins de Bettina… ne seront plus les tristes fantasmes de ma solitude. Les images de Bettina ne seront plus les cartes de mon désir mais le territoire de mon plaisir.
Docteur en sociologie appliquée, ce n'est quand même pas mal. Surtout que le sujet de ma thèse était important et difficile. J'ai réussi à dire à peu près tout ce que je voulais dire sans me démasquer. Enfin, j'espère… Et ils n'ont rien soupçonné puisqu'ils m'ont donné le titre sans discussion. La thèse projective, c'était le plus dangereux pour moi, dans la mesure où je pouvais livrer involontairement, inconsciemment même, des détails qui auraient trahi le fond de ma pensée. Ma petite utopie leur a plu justement parce qu'elle n'était pas trop sérieuse. Du moins en apparence. Inter U aime ce genre de plaisanterie. J'étais prévenu. Nos maîtres (hommes ou machines ou Dieu sais quoi) sont tellement heureux de montrer leur libéralisme ! Une satire de l'université dans une thèse projective de sociologie : les ordinateurs buvaient du petit lait, si j'ose dire. Et tout ça parfaitement inoffensif. Du moins, ils l'ont cru. Ils ont beau être malins, ils n'ont pas compris que je parlais en réalité de notre société, de notre monde. C'est un sacré risque que j'ai pris et j'avoue que je suis bien soulagé. Mais, au fond, je suis sûr qu'ils se croient invincibles. L'idée qu'on puisse percer à jour le système oppressif de l'Inter ne viendra jamais à l'idée d'un ordinateur, qu'il soit de l'Université, de la Psychiatrie ou de la Sécurité…
Tu vois, ma chérie, je suis revenu transformé de cette projection. Je ne sais pas si c'est grâce au doctorat ou grâce à Enehidi… Je plaisante ! Bien entendu, c'est le succès qui me donne cette assurance. Et l'assurance me permettra de remporter de nouveaux succès. La boule de neige, quoi. Je me sens un autre homme. Et puis je t'aime, Bettina. Il a fallu cette thèse pour que je m'aperçoive à quel point je t'aimais.
Le ventre de Bettina, les seins de Bettina… Mon territoire exclusif. Ne vous y trompez pas, bonnes gens de Dihepoli, c'est moi qui fais l'amour à cette fille splendide. Moi seul.
Bettina gémissait de plaisir sous les coups de boutoir de son amant inspiré. Il était sur elle et son regard plongeait dans les yeux verts qu'il avait tant redoutés. Et les yeux verts de Bettina devenaient soudain plus foncés, voilés d'une brume crépusculaire par l'approche de l'orgasme. Oh, tes yeux, mon amour !
L'extase, enfin, merveille de synchronisme, dans les corps joints, les nerfs reliés, les âmes unies, Bettina se soulevait, Breslyn s'écroulait. La détente séparait enfin les partenaires haletants, les jetait chacun d'un côté du lit, couverts de sueur, les yeux embués, les muscles las, les sexes apaisés. Un triomphe pour le jeune docteur en sociologie appliquée, Breslyn Dellatica…
Ils avaient parlé longtemps, allongés l'un près de l'autre, nus et calmes.
Bres, libéré de toutes craintes, de toutes angoisses, de toutes ses inhibitions et de tous ses fantasmes, heureux enfin, avait avoué à Bettina la vérité sur ses idées politiques.
« Notre monde est dominé par un complexe informatique quasi universel. Nous n'avons aucune prise ferme sur la réalité. Aucune prise sûre. Cette réalité nous échappe presque totalement. Les ordinateurs travaillent en circuit fermé. Que nous soyons subalternes ou supérieurs, nous sommes obligés de passer par eux. Ils nous donnent des ordres ou bien ils interprètent nos décisions. Ils nous guident dans nos tâches ou bien nous montrent les effets de nos décisions. Mais nous ne voyons pas grand-chose pas nous-mêmes. Ils sont nos yeux, nos oreilles, notre système nerveux tout entier… Que nous reste-t-il ? Rien ou presque rien… Il est temps pour moi de l'avouer, ma chérie, que j'appartiens à un réseau de résistance anti-Inter, le groupe Korzybski. Oh, je ne voulais pas t'en parler tant que ça ne marchait pas très bien sexuellement entre nous. J'attendais, euh, une occasion. J'ai la plus totale confiance en toi, mon amour. J'ai juré de ne plus rien te cacher… Quel est le lien avec ma thèse ? Au groupe K., nous nous sommes aperçus que les ordinateurs, pour nous voler notre territoire, avaient commencé par truquer les cartes qu'ils nous donnent. Ils se sont emparés de tous les territoires et ils ont créé un territoire d'illusion qui est pour les Hommes une sorte de réserve — comme celles où l'on parquait autrefois les derniers Indiens d'Amérique. Et dans cet espace factice, nous nous agitons comme des pantins téléguidés. Nous sommes de pauvres marionnettes dont le réseau World Losis tire les fils pour le compte d'Inter. Au groupe K., nous avons décidé de retrouver le territoire de l'Homme. Et pour commencer, nous cherchons la carte…
— Chéri, » dit Bettina, « Je ne comprends pas un mot de tout ça, mais je t'aime.
— Moi aussi, je t'aime. C'est une hypothèse, une intuition. Je veux dire le jeu des ordinateurs, pas mon amour pour toi ! Je suis encore incapable de t'expliquer plus clairement mon idée. J'ai la presque certitude que les apparences sont trompeuses, car les ordinateurs ont brouillé notre perception de la réalité, notre vision du…
— Mais pourquoi ? Pourquoi ?
— Pourquoi ? Pourquoi ? Je n'en sais rien. Peut-être quelqu'un se cache-t-il derrière les ordinateurs. Un homme ou une classe. Mais qui ?
— Quel homme ? Quelle classe ?
— Eh bien, certains hommes doivent posséder à la fois la carte et le territoire. C'est peut-être cela, Inter. Oh, simple hypothèse…
— Mon amour, » dit Bettina, « comme tu es intelligent !
— Merci, ma chérie. Tu ne peux pas savoir le bien que tu me fais. Je t'aime !
— Moi aussi, je t'aime. »
Bettina s'agenouilla près de Bres, prit délicatement son sexe entre ses doigts. L'effet fut immédiat. Elle approcha son visage, ses lèvres.
« Comme tu es dur, Chéri !
— Comme tu es belle, mon amour ! »
Et Breslyn Dellatica fut pendant quelques minutes le jeune dieu qu'il avait toujours — toujours — rêvé de devenir. Il se sentait assez fort pour défier World Losis, Inter, le monde entier et ses maîtres obscurs, quels qu'ils fussent.
Il avait trouvé enfin — enfin — la carte d'un merveilleux territoire.
Cette salope n'a eu rien de plus pressé que de me vendre à la police politique !
Et, en prime, les flipos avaient permis à la douce Bettina d'assister à l'interrogatoire de son amant.
« Tu vas parler, ordure ! Tu vas parler ! »
L'aiguille s'enfonçait lentement dans le cerveau de Bres.
Le jeune docteur en sociologie était lié nu, brisé, sanglant, sur une table métallique hérissée d'électrodes, dans la chambre de veille de la Sécurité d'État. Sur son ventre marbré de coups palpitait une bouillie de chair rosâtre, pauvre vestige d'un sexe d'homme.
Du cinéma. Mutilations et tortures étaient inutiles, naturellement ; il existait de meilleurs moyens d'obtenir des aveux précis et circonstanciés, mais il fallait bien faire plaisir de temps en temps à une indicatrice aussi dévouée et efficace que la jolie Bettina.
— « Breslyn Dellatica. » dit la voix de World Losis sur un ton chaleureux et presque fraternel. « Breslyn Dellatica, je suis ton ami. Ton meilleur ami. Réponds-moi ! »
L'aiguille s'enfonça encore. Un spasme tendit le ventre de Bres. Bettina éclata de rire.
« Quel territoire ? Quel territoire, Breslyn ? » demanda l'ordinateur d'une voix tendre.
Breslyn capitula. Trop tard. Il le savait. Il était déjà plus qu'à moitié mort. Mais l'évotonique qu'on lui avait injecté lui donna la force de se soulever et d'articuler quelques mots.
— « La carte… » murmura-t-il.
L'ordinateur marqua une hésitation perceptible.
— « Que veux-tu dire ? »
Breslyn ouvrit les yeux sur un monde qui n'était plus le sien.
— « Le territoire est la carte. » dit-il.
— « Mais quelle carte ? » demanda l'ordinateur.
Breslyn ne répondit pas tout de suite. Peut-être la question n'avait-elle pas atteint son cerveau. Longtemps après, il murmura dans un souffle : « Le territoire est une projection de la carte. Si on détruit la carte… ».
Un vaisseau éclata dans le cerveau de Breslyn. Lentement, ses paupières retombèrent sur ses yeux fixes. Il acheva pourtant, très bas — car l'évotonique agissait encore — : « …le territoire s'abolit ! »
La voix de l'ordinateur monta brusquement dans l'aigu. La dernière question fut un cri : « Mais quel territoire ? Mais quel terr ».
Le soleil couchant brillait entre un arc de nuages gris et l'horizon violet. Les rayons obliques, très pâles, éclairaient les premières maisons du village… Pour passer le temps, Bres rêvait à son amie Enehidi.