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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Serviteurs…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Serviteurs de la Ville

Avec Katia Alexandre

Sehaïdi somnolait, alanguie sous la caresse des rayons rouges. Devant elle, à trois pas, l'eau couleur de topaze brûlée scintillait, chatoyait, chaude et invitante. Nager… nager des heures, des jours, jusqu'à ne plus sentir son corps. Oublier qu'on est un Serviteur de la Ville !

La vaste piscine de Nengaraï avait la forme d'une ellipse très arrondie, avec une large bordure de marbre rouge, strié de nacre. Des magnolias nains se penchaient sur l'eau, tendaient leurs fleurs comme des bouches, frôlant de leurs pistils parfumés les baigneurs nonchalants. Tout autour, les terrasses de repos étageaient leurs gradins à l'ombre des parasols qui filtraient les rayons rouges. Quelques dizaines d'hommes et de femmes de tous âges et de toutes races se balançaient mollement au creux des fauteuils de lacras : les Serviteurs dans leur petit paradis privé, un peu trop beau pour être vrai. Pour être tout à fait vrai…

Depuis des années, N'Zonk avait cessé de se demander si Nengaraï était une illusion. Il acceptait ce rêve de beauté, de paix et presque de bonheur comme il avait fini, après bien des doutes et des révoltes, par accepter son rôle et sa destinée. Allongé sur un coussin de lacras, plongé dans l'éternelle méditation des vieux Serviteurs, il offrait son corps épais, ses muscles durs et sa peau bronzée, presque noire, à la tiédeur des rayons qui tombaient du ciel sans soleil et sans nuages. À quoi bon des nuages ? Il ne pleuvait jamais à Nengaraï. Et pourquoi un soleil, puisque les Serviteurs étaient adultes et n'avaient besoin ni de père ni de Dieu ?

Les yeux de N'Zonk étaient très pâles, ses traits comme martelés. Ses cheveux avaient une teinte indéfinie : une sorte de gris brillant avec des reflets livides. Une impression d'assurance et de puissance émanait de son regard, de son visage carré et de son corps lourd. Il avait dû être très beau — et aussi très naïf et très tendre. Et la vie, les règles impitoyables auxquelles les Serviteurs devaient obéir, les épreuves d'une carrière exceptionnelle avaient fait de lui, avec le temps, cet homme sans âge, ce jeune vieillard au sourire las et froid, redouté autant qu'admiré.

Sehaïdi se souleva sur les coudes. Sa tunique glissa, dévoilant ses seins petits et fermes. Des reflets roux s'allumèrent dans ses cheveux blonds, dénoués. Un jeu de lumière entre l'eau et le ciel dessina une seconde son profil presque trop parfait. Elle parut s'éveiller d'un rêve profond, plus vaste que Nengaraï, qu'elle eût partagé avec N'Zonk et cent autres. Un instant, elle eut l'air très jeune, puis son regard se voila, ses traits se durcirent et l'on distingua sur son visage les traces laissées par le travail répété des chirplasts.

« Nous ne sommes pas obligés de passer par Soba Dongi et, si nous faisons un détour, je… » Sehaïdi se tut brusquement comme si elle regrettait d'avoir prononcé ce nom chargé de menace et de mystère. Mais peut-être était-ce une feinte subtile. Deux regards s'étaient posés sur elle. Celui de N'Zonk, absent et froid, contrastant d'une façon effrayante avec la douceur de sa voix. Et celui d'Erwin, anxieux, interrogateur, si intense qu'il faisait mal. Puis il y eut un long silence. Soba Dongi… Soba Dongi se trouvait en effet entre Nengaraï et Truella. Du moins si l'on en croyait les cartes. Et pourquoi ne pas les croire ?

« Erwin… »

Sehaïdi et N'Zonk formaient un couple ancien et solide. Aucun lien officiel n'existait entre eux. Les Serviteurs de la Ville ne se mariaient pas et ils acceptaient d'être stérilisés dès leur engagement. D'autre part, ils n'avaient pas le droit de choisir une compagne ou un compagnon en dehors du groupe. N'Zonk et Sehaïdi avaient adopté Erwin dès son arrivée à Gwona. Il avait alors dix ans. Ils avaient choisi pour lui le métier de Serviteur. Ils l'avaient conduit à l'école Wolfgang Metscher. Plus tard, ils l'avaient inscrit sous leur parrainage à l'Institut Arn d'Eusk. Ils avaient partagé son anxiété chaque fois qu'il passait un examen — et les élèves Serviteurs de la Ville devaient franchir de nombreux et difficiles barrages avant de recevoir leur titre. Ils avaient applaudi à ses succès en redoutant le jour de sa réussite finale, le point de non-retour de sa destinée. Ce jour était maintenant proche. Erwin devait se rendre au terminal de Soba Dongi pour l'épreuve ultime qui serait la rencontre avec la Ville même. Selon toute probabilité, il sortirait de la crypte en portant la cape rouge des Serviteurs.

Erwin avait vingt-neuf ans — pour un Serviteur, presque l'enfance. N'Zonk observait son fils spirituel avec un mélange d'inquiétude, d'indulgence et de nostalgie. Il ne sait rien ou si peu et il va assumer la tâche la plus écrasante qu'un homme puisse se voir confier ! Épaules larges, taille fine. Stature d'athlète qui cachait une grande fragilité. Les yeux d'Erwin étaient de longues fentes obliques, d'un ovale parfait, d'un vert intense. De longs cils noirs, recourbés, frangeaient ses paupières. Presque blancs par leur blondeur trop claire, ses cheveux formaient un casque de boucles serrées sur son front haut. Il aurait été l'enfant de Sehaïdi qu'il n'aurait pu lui ressembler davantage. Il était grand ; il avait l'air fort et sûr de lui. Mais avec un déguisement infime, il aurait pu passer pour une belle jeune fille. N'Zonk ne pouvait s'empêcher de le trouver frêle, fragile, trop émotif et sensible pour un futur Serviteur. Enfin, la Ville était seul juge. Elle se trompait rarement dans ses choix. Peut-être la fragilité et l'émotivité que N'Zonk prêtait à son fils adoptif pouvaient-elles se changer en une force intérieure irrésistible lorsque le moment serait venu.

N'Zonk se leva brusquement, étira son corps trapu, s'approcha de Sehaïdi et posa sur l'épaule de sa compagne — que la tunique en glissant avait à demi dénudée — une main amicale et ferme.

« Tu t'en doutais ?

— Oui. Et toi ? Il t'avait prévenu ?

— Je le savais…

— C'est pour quand ?

— Demain. »

Erwin regardait en silence l'homme et la femme qu'il n'avait jamais appelés père et mère, mais qui étaient pour lui des parents, des maîtres et presque des demi-dieux. Il souriait, d'un sourire anxieux, un peu forcé, montrant ses dents petites et régulières entre ses lèvres rouges. Il avait une bouche de femme. Mais son visage osseux et hâlé était déjà celui d'un homme fait, sûr en apparence de sa force et de sa destinée.

Il salua N'Zonk et Sehaïdi d'un geste bref, retenu, qui était peut-être un signe d'adieu. Il les reverrait, certes, mais il serait alors un autre homme. Il serait un Serviteur.

— « Je vais tenter un dernier piqué.

— Tu as l'air en pleine forme. » dit N'Zonk.

— « En pleine forme, moi ? » Erwin eut son rire de grand enfant. « Ce n'est pas mon genre, d'être en pleine forme. Jamais… »

Presque distraitement, la main de Sehaïdi rejoignit celle de N'Zonk qu'elle serra avec douceur. Les deux Serviteurs échangèrent un regard de tendresse et de complicité.

— « Tu vas voir qu'il plongera de l'aigle. » dit Sehaïdi.

En effet, Erwin gravit les marches de porphyre en s'accrochant à la rampe sculptée. Il atteignit en quelques secondes le gigantesque rapace d'argent qui couronnait le plongeoir de Nengaraï. Puis il se laissa glisser au bout du bec géant et, dans un impeccable saut de l'ange, s'envola au-dessus de la piscine. Son exploit parut soulever un concert de murmures admiratifs. Mais c'était une illusion. Ni l'exploit ni l'admiration n'étaient vrais. Et, à l'exception de N'Zonk et Sehaïdi, les Serviteurs n'avaient prêté aucune attention à la performance. Simplement, Erwin, en s'appuyant sur le bec de l'aigle pour sauter, avait déclenché un accompagnement musical de circonstance. Les rayons rouges qui baignaient Nengaraï avaient un effet spatiolytique et le décor, le paysage tout entier paraissaient infiniment agrandis. Le paradis des Serviteurs n'était qu'un trompe-l'œil. Le monde réel commençait-il au-delà de Gwona ?

Erwin savait que Soba Dongi n'était pas un lieu de plaisir, ni même un endroit où un être humain normal aurait aimé vivre. Cependant, il fut surpris par l'aridité oppressante du plateau rocheux au bord duquel le bateau l'avait déposé. Une forêt de résineux efflanqués s'étendait jusqu'à la mer, ne laissant qu'un mince ruban de plage sinueux. Le sable était une boue grisâtre qui adhérait aux pieds. Un formidable champ d'éboulis entourait la crypte. Silence et désolation.

Erwin devait traverser un large bras de forêt pour atteindre le temple. Il avait rendez-vous — dans moins d'une heure maintenant — avec la Ville même. Il regarda sa montre et se mit en route. Les dés sont jetés. Tu seras Serviteur ou tu ne seras rien ! De hauts fûts maigres, serrés les uns contres les autres, mélangeaient leurs branches en de noueuses étreintes, et la forêt formait un fantastique réseau de barbelés ligneux.

Le pas saccadé, le souffle haletant, Erwin se coulait à travers les fougères compactes et tranchantes qui occupaient les espaces libres entre les arbres. Un rayon de lumière se faufila dans une trouée et se posa sur les boucles argentées du jeune homme, puis se changea en un minuscule soleil sur l'ambre de son visage et transmuta en jade l'eau verte de ses prunelles. Était-ce un signe ? Tout à son effort, Erwin ne le vit pas. La difficulté du parcours avait sans nul doute été prévue pour ne pas laisser au postulant le temps de penser. Plus que vingt-cinq minutes…

C'était une sorte d'épreuve initiatique. Je n'ai pas le droit d'être en retard ! Mais une voix lui souffla : Quelle importance ? Le temps ne compte pas pour la Ville car elle est éternelle… Il fit encore une cinquantaine de pas et s'arrêta, à bout de forces. Il n'était pas très résistant, il le savait. Les exercices physiques ne tenaient qu'une place infime dans le programme de formation des Serviteurs, essentiellement basé sur l'étude de l'Histoire, aussi bien à Arn d'Eusk qu'à Wolfgang Metscher. Il avait l'air d'un athlète — de loin — mais il n'en était pas un. La Ville n'aimait pas les athlètes. Elle avait ses raisons… Alors pourquoi lui imposait-elle une course épuisante pour leur premier rendez-vous ? Erwin sourit. Elle avait ses raisons. De toute évidence, c'était une épreuve mentale. La Ville voulait par ce moyen mesurer son sang-froid et la compréhension intuitive qu'il avait d'elle. Il se remit à marcher calmement. Le temps n'existe pas pour la Ville. Que lui importent quelques minutes de retard ?

Alors le temple apparut. Erwin se frotta les yeux. Était-ce une vision que la Ville lui envoyait comme si elle avait pu suivre ses pensées ? Peut-être le pouvait-elle… Même les plus anciens Serviteurs ignoraient l'étendue de sa puissance. Qu'était-ce que la Ville ? Une entité non humaine, une machine, une sorte de cyborg, un super-ordinateur ou un dieu ? Personne ne le savait exactement. Pour Sehaïdi, c'était l'esprit même d'Arn d'Eusk, le Fondateur. Pour Joad Glescher, le maître préféré d'Erwin à l'Institut, la Ville était constituée par l'union, la fusion mentale de tous ses habitants morts en chronolyse et projetés dans l'éternité subjective par la volonté du Fondateur. Les deux hypothèses séduisaient également Erwin. Laquelle choisir ? Une autre peut-être… Erwin s'était juré de connaître la vérité un jour. Il ne savait pas comment il s'y prendrait. Il ne s'en souciait pas. Pas encore. Le temps — le temps qui n'existait pas pour la Ville — serait son allié. Peut-être, lorsqu'il aurait atteint le sommet de cette hiérarchie secrète, inavouée, qui devait bien exister parmi les Serviteurs, la Ville lui révélerait-elle sa vraie nature. De toute façon, c'était une quête exaltante que celle de la vérité ultime. La vie valait d'être vécue. Un jour, il saurait.

Il ferma les yeux et attendit. Notre monde est-il réel ? Qui suis-je ? Où suis-je ?

Oui, le monde est réel, mais les apparences ne sont pas exactement conformes à tes perceptions. Cela n'est pas nouveau. Les philosophes le répètent depuis des siècles ou des millénaires. Tu es Erwin Rom Zarko, Serviteur de la Ville, fils adoptif de N'Zonk Hawko Enewo et de Sehaïdi Ahid Zarko — qui t'a donné son nom. Tu as vingt-neuf ans — autant qu'on sache. Lorsque les envoyés de la Ville t'ont libéré puis ramené à Gwona, tu étais un esclave aux mains des Seigneurs du désert. Tu allais devenir — parce que tu étais beau — gardien, musicien ou bouffon ? Les pédiatres de Gwona te donnèrent dix ans. Mais peut-être se trompèrent-ils, car tu avais l'impression d'être bien plus vieux. Enfin, il y a dix-neuf ans de cela. Et maintenant, tu es presque un Serviteur de la Ville, c'est-à-dire — tu ne t'y trompes pas — un des hommes les plus puissants de ce monde qui est désormais le tien. Non plus un esclave mais un maître. Fantastique retournement du destin. Est-ce que cela te suffit ?

Qui a posé la question ? Qui me parle ?

Qui que tu sois, la réponse est non. Non, cela ne me suffit pas. Je veux savoir.

Erwin ouvrit les yeux. Le temple était là, devant lui. Il se demanda : Comment est-ce possible ? Je n'ai traversé qu'un morceau de forêt, je n'ai pas franchi la barrière de rochers, je n'ai pas… Erwin ! Tout est possible à la Ville, tu le sais. Alors je suis arrivé. Tu es arrivé. N'ai pas peur. Avance… Il regarda longuement les hautes colonnes de granit : le terminal de Soba Dongi. Non pas un temple mais un terminal de phord. La Ville même. On ne voyait ni porte ni fenêtre, mais peut-être les ouvertures étaient-elles dissimulées par des colonnes. Le soleil éclairait la façade d'un blanc insoutenable. Sans les colonnes, le temple de Soba Dongi aurait ressemblé à une forteresse de géants. Une idée folle : Arn d'Eusk et les hommes du passé qui ont créé la Ville étaient peut-être des géants… Ah ! avance, marche donc.

Erwin fit lentement le tour de l'imprenable citadelle. Du côté opposé à la mer et au soleil, de longs fuseaux métalliques fixés sur le toit et invisibles par-devant étalaient leur ombre sur une large terrasse de pierres nues. Des armes ? La Ville avait-elle encore des ennemis ? Erwin se rapprocha du bâtiment, cherchant une entrée dans le mur lisse. Des serpents minces comme des fils s'enfuirent sous ses pieds. Une bouffée de vent froid tomba du nord. Il frissonna sous sa tunique d'été. Il était habitué au climat éternellement doux et tiède de Gwona et Nengaraï. Il avait beaucoup transpiré en traversant la forêt. Maintenant, l'air frais du plateau glaçait la sueur sur sa peau. Il tendit ses muscles, courut pour se réchauffer. L'heure du rendez-vous était arrivée. Mais comment pourrait-il rentrer s'il… Erwin, tu doutes de la Ville ? Non, je… Il finit par apercevoir une sorte de faille dans le bas de l'édifice, non loin d'une colonnade. Tout autour, le sol semblait avoir été piétiné. Une bande foncée entourait un grand carré de pierre blanche. Était-ce la porte du temple ? Erwin ressentit alors une brusque oppression, en même temps qu'une joie un peu malsaine. C'est dans ce monstrueux tombeau que tu vas forger ta puissance, Erwin Rom Zarko ! La faille s'ouvrit devant lui. Il se trouva dans un étroit couloir, éclairé par une lumière bleutée. Il respira une odeur vaguement sulfureuse. Presque aussitôt, une voix chantante, lointaine, pareille à la voix de Sehaïdi mais plus féminine encore, monta des profondeurs de la crypte pour lancer vers lui un irrésistible appel :

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Erwin se mit à courir dans le couloir.

« J'arrive ! »

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« Je veux être Serviteur de la Ville ! »

Un large escalier à vis, aux marches de pierre usées, descendait vers la crypte, dans la pénombre bleutée.

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« Je suis Erwin Rom Zarko. Je veux être Serviteur de la Ville. »

Le gouverneur Ericson E. Maklund était écroulé plus qu'assis dans son vaste fauteuil recouvert en peau de gazelle. Il ricana, soufflant son haleine alcoolique à la face de son jeune visiteur. Trônant sur la douceur et l'innocence, il devait lui, le gros Maklund, affronter la tâche la plus horrible, la plus dégoûtante et la plus désespérante qu'il fût capable d'imaginer. Il devait disputer sa ville aux salopards, aux petits et grands voyous, aux criminels de tout poil : les voleurs, les escrocs à la petite semaine, les assassins sadiques, les gangsters, les racketteurs et bien d'autres dont les pompes et les œuvres s'étalaient chaque matin en première page des quotidiens. Trônant sur la douceur et l'innocence — ah ! ah ! Il était assis sur un tas de merde et il le savait bien. Son parti avait distribué un peu plus de pots-de-vin que les autres. À moins qu'il ne les eût seulement mieux placés… Qui aurait pu dire si Val Atloger lui-même ou son lieutenant, Ercole Ohellessenci, n'étaient pas passés à la caisse ? E.E. Maklund s'en foutait ; mais il était coincé. Et son jeune interlocuteur, qui était resté debout devant son bureau et le regardait d'un air froid, avait l'air de le savoir.

Le reporter du Jour de Warboon se sentait mal à l'aise. Il avait la conviction que le gouverneur était un salaud de la pire espèce — un salaud plein de bonne conscience — et cela se voyait comme son nez pointu au milieu des boutons qui parsemaient sa figure d'enfant sage. Il avait un peu honte de laisser transparaître ainsi ses sentiments Et, en entrant, il était prêt à attaquer sans pitié. Ce n'était pas la pitié qui lui avait manqué par la suite mais le courage. Jusqu'à preuve du contraire, le gouverneur de Warboon était un personnage important et puissant, même — et plus encore — s'il avait l'appui des gangs. L'arrestation de Val Atloger pouvait le mettre dans l'embarras ou au contraire renforcer sa position — Wayn Kaal ne parvenait pas à décider.

« Que comptez-vous faire, monsieur ? »

Maklund, le gros, l'ineffable, le gouverneur aux majorités sans pareilles, mordit sauvagement son fume-cigarette.

— « Que je fasse quoi ? À quel sujet ? Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous vous trompez d'adresse ou quoi ? Demandez au procureur de Warboon s'il compte faire quelque chose. Je suis gouverneur de cette ville, je… »

Cette fois, il est ferré, pensa Wayn. Et quel coup de dent ! J'attaque. « On dirait que la mise sous les verrous de Val Atloger n'est pas une bonne nouvelle pour vous, monsieur.

— Une bonne nouvelle, hein ? Vous vous foutez de moi ! » Le gouverneur dénoua brusquement sa cravate, regarda le journaliste d'un air hagard. « Qu'est-ce qu'on raconte, au Jour ?

— On dit qu'un petit lynchage de temps en temps pourrait pallier les défaillances de la police, de la justice et du gouvernement ! »

Wayn avala péniblement sa salive en prononçant le dernier mot. Puis il baissa les yeux comme s'il craignait que le plancher ne s'ouvrît sous ses pieds. Le gouverneur se dressa à demi dans son fauteuil. « Vous voulez prendre ma place, jeune homme ?

— Je m'excuse, monsieur. Ma sœur a été descendue il y a un mois au cours d'une fusillade entre deux bandes de salopards.

— Deux bandes de salopards, hein ? Je vois… Je sais qu'on pourrait… La police a été renforcée et, maintenant que nous tenons Atloger, j'ai bon espoir. »

Le reporter leva sur le gouverneur un regard faussement candide. « La police de Warboon ? »

E.E. Maklund s'empourpra et crispa sa main grasse aux doigts épais sur l'accoudoir de son fauteuil. « Qu'est-ce que vous insinuez ?

— Mais rien du tout, monsieur. Je remarquais simplement que Val Atloger n'a pas été arrêté par la police de la ville mais par la milice du quartier Oslovoner.

— Oui. Et alors ? Warboon est devenu le point de chute des criminels, des voyous et des salopards de dix ou onze secteurs de la Ville, du quatre-vingt-dix au cent un, si ce n'est plus loin. Je le sais. Vous croyez que j'y peux quelque chose ? Bien sûr, nos lois sont un peu plus libérales que celles des autres secteurs. Je le reconnais volontiers. Mais après tout, c'est le peuple de Warboon qui l'a voulu ainsi. Et je ne crois pas qu'on soit contre la liberté, au Jour… »

Le gouverneur haussa les épaules, s'enfonça plus profondément dans le creux protecteur de son siège et alluma une nouvelle cigarette d'une main un peu tremblante. « Je ne suis pas un dieu, Kaal. Toute puissance humaine a des limites… sauf celle de la Ville, qui n'est peut-être pas purement humaine, d'ailleurs. Oui, Val Atloger est sous les verrous et c'est une bonne nouvelle, dans un sens. Ce serait surtout une bonne nouvelle si nous avions des charges très sérieuses contre lui. Or, nous n'avons rien. Ou presque rien. Et même si nous parvenions à le faire condamner, à le garder quelques années en prison… vous connaissez son lieutenant, Ercole Ohé ? Il ne passe pas pour être beaucoup plus tendre. L'arrestation d'un chef de gang ne résout rien. Vous le savez aussi bien que moi. Il nous faut maintenant une aide supérieure, sinon nous sommes foutus. »

Wayn fit un pas vers le gouverneur. Il était très las. Il aurait bien voulu s'asseoir et regrettait de n'avoir pas pris le fauteuil que E.E. Maklund lui avait offert à son entrée. En outre, il commençait à avoir froid. Dans tout le palais, l'air conditionné était à une température extrêmement basse. Le journaliste frissonnait sous sa chemise ajourée. De toute façon, il avait bousillé l'interview. Il n'avait plus qu'une envie : filer le plus vite possible. Aussi ne prêta-t-il pas au dernier propos du gouverneur l'attention que celui-ci méritait. Ericson E. Maklund parut légèrement déçu mais il n'insista pas. Wayn Kaal hésita un instant. Il lui semblait avoir encore une question à poser et il ne la retrouvait plus.

— « Vous reconnaissez l'impuissance actuelle de la justice ? » demanda-t-il pour clore l'entretien.

— « Vous voulez dire l'impuissance de la démocratie ? »

Le regard que Wayn lança au gouverneur se voulait lourd de mépris. Mais E.E. Maklund avait l'habitude des joutes verbales et des coups d'œil vengeurs. Il se déroba pour suivre les volutes que dessinait dans l'air brassé par les ventilateurs la fumée bleue de sa cigarette. En simulant le plus vif intérêt.

— « Excusez-moi de vous avoir dérangé, monsieur. » dit Wayn.

Le palais de justice était contigu au palais du gouvernement. On passait très facilement du second au premier. L'opération eût peut-être été plus difficile dans l'autre sens. Wayn Kaal tenta sa chance et finit par aboutir dans un labyrinthe de couloirs qui portaient tous des noms de juges morts à la tâche : Admaï F. Morgenscheck, Sonman Ellison Givern, Steven A.N. Tollito, Hidalgo Friman Polschak… Il erra un moment au hasard, fasciné par les plaques de cuivre. De toute évidence, un certain nombre de ces respectables personnages avaient été engraissés par les bandits de leur époque jusqu'à ce qu'ils crèvent d'embonpoint ou de cirrhose !

Dans un couloir spécialement étroit et sombre, dédié en petits caractères à un illustre inconnu nommé Davon J. Kolinski, le journaliste se trouva devant une jeune femme blonde qui sortait d'un bureau, les bras chargés de dossiers.

« Sytia !

— Qu'est-ce que vous fichez ici, monsieur Kaal ?

— Je me promène. » dit gravement Kaal. « Et vous, Sytia ?

— Je suis le docteur Loryn, troisième adjoint du procureur, cher monsieur Kaal ! » Elle éclata de rire.

— « Excusez-moi. Les deux premiers sont-ils aussi charmants que vous ? »

Wayn aida le docteur Loryn à ramasser quelques papiers qui s'étaient échappés opportunément d'une chemise. Puis, prenant Sytia par le bras, il insista pour qu'elle accepte de s'entretenir un moment avec lui. Ils se connaissaient depuis l'université. Sytia avait terminé ses études avec deux ou trois doctorats : droit, sociologie et Dieu sait quoi encore. Wayn avait réussi à publier une plaquette de poèmes. En outre, il plaisait aux femmes et il avait un oncle un peu plus que riche : la carrière journalistique lui était ouverte. Il avait choisi le Jour de Warboon parce que ce canard lui semblait — à tort peut-être — un peu moins pourri que les autres et parce que son oncle était un ami du directeur financier, ce qui valait bien des diplômes… Plus tard, son travail lui avait donné plusieurs occasions de suivre la foudroyante carrière de la bûcheuse Sytia Loryn, devenue bientôt l'éminence blonde du palais de justice.

C'est devant un verre de roskol, au bar de Sisyphe Ray, que le troisième adjoint du procureur révéla au reporter du Jour la gravité de la situation.

« La vérité est plutôt moche, Wayn. Nous sommes totalement impuissants devant les gangs. Quant aux petites bandes et aux individuels, nous essayons de limiter leur prolifération, c'est tout. À mon avis, tout le mal vient d'en haut. C'est parce que des types comme Atloger et Ohellessenci sont les vrais maîtres de Warboon que notre action est vouée à l'échec. Le procureur n'est pas un salaud, tu peux me croire. Et je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de juges vendus. Les flics, c'est une autre histoire. Mais nous sommes coincés.

— À ton avis… »

Sytia leva la tête, secoua sa courte chevelure bonde sur ses épaules nues. « À mon avis, il faut viser au cœur !

— Val Atloger ? »

La jeune femme se cambra sur le tabouret, tira sa jupe sur ses genoux et feignit de ne pas voir l'œil chaud d'un jeune type à gueule de truand posé sur elle.

— « Atloger, Ohé et quelques autres. Mais comment ? »

Malgré les ventilateurs qui tournaient à plein régime, l'atmosphère du bar était étouffante. Des flots de sueur odorante se déversaient entre les seins géants de la belle et mûre Sisyphe Ray. Mais dehors, c'était pire. Chaque fois qu'un client ouvrait la porte, un souffle d'air brûlant le précédait dans la pièce, piquant les yeux, séchant les lèvres que le roskol, la bière ou le dogin humectaient aussitôt… Wayn vida son verre et commanda une autre tournée.

— « Val Atloger est arrêté…

— À qui le dis-tu !

— Le gouverneur prétend que vous n'avez pratiquement aucune charge contre lui.

— Et il a raison. Tu sais ce qui est arrivé ? Les miliciens d'Oslovoner lui ont mis la main dessus à l'occasion d'une querelle avec une de ses filles sur la voie publique !

— Une de ses filles ? Tu veux dire une pute ?

— Mais non ! Sa fille à lui. La seconde, je crois, Marilyn Atloger. Une vraie beauté, entre nous. Elle était complètement saoule. Il voulait la ramener à la maison et naturellement elle voulait continuer à boire. Il l'a giflée. Elle s'est battue avec lui. Il l'a à moitié déshabillée. Les miliciens sont arrivés. Et lui qui d'habitude ne perd jamais son sang-froid, il les a engueulés et il a fichu son poing sur la figure du sergent qui avait l'air de prendre le parti de Marilyn. Ils l'ont emmené et, quand ils ont vu qu'ils tenaient Val Atloger, ils nous l'ont fourgué sans pitié. Il est là, en face. Dans le palais, oui. Mais nous avons eu bien du mérite à le garder depuis hier soir. Le patron ne sait qu'inventer. Nous voudrions bien l'avoir encore quand… »

Sytia se tut et regarda Wayn d'un air malin. Le journaliste écrasa d'un coup d'index les gouttes de sueur pareilles à des larmes qui coulaient autour de ses yeux.

— « Vous voudriez bien l'avoir quand ? »

Sytia savoura une grosse gorgée de roskol. Elle eut soudain l'air d'une petite fille rêveuse, à la tête remplie d'un secret trop grand pour elle.

— « Nous ne sommes pas encore foutus. Il nous reste une dernière carte… » Elle se pencha vers le jeune homme et murmura à son oreille. « Je sais que tu tiendras ta langue… et ta plume, Wayn ! » Mais le ton de sa voix disait qu'elle n'en était pas si sûre. Et peut-être ne le souhaitait-elle pas vraiment.

— « Sytia, tu me connais ! » fit Wayn sans trop de conviction.

— « Oui, oui… » Elle se pencha plus encore, jusqu'à effleurer la nuque de Wayn. « Ne fais pas cette tête. On nous regarde. Je suis le docteur Loryn, après tout… La situation est grave mais pas désespérée, tu sais. Nous allons peut-être avoir un Serviteur de la Ville à Warboon ! »

Il y avait la Ville et cent villes ou plus. Plus. Mille peut-être.

La Ville s'étendait sur des millions et des millions de kilomètres carrés. Elle couvrait une bonne moitié de l'ancien continent et imposait sa domination à la presque totalité de la Terre.

Elle était constituée par l'union de toutes les villes. Mais elle ne se bornait pas à une simple fédération de districts indépendants. Elle avait son existence propre. Elle était une entité consciente, douée de pensée et de volonté.

Arn d'Eusk, son fondateur, l'avait voulue « raisonnablement imparfaite ». Une formule qui allait très loin. Arn d'Eusk avait souhaité que tous les types de société et de civilisation “raisonnablement imparfaits” cohabitent sous la tutelle d'un super-organisme à la fois lointain et omniprésent, pour édifier ensemble un monde “presque parfait” à la disposition de tous les Hommes.

Les villes étaient juxtaposées plus que vraiment fédérées au sein de la Ville. Les liens qui existaient entre elles étaient tacites et peu visibles. Des règles non écrites régissaient leurs relations mutuelles et assuraient la libre circulation des individus d'un district à un autre — liberté que de nombreux gouvernements locaux s'efforçaient de restreindre le plus possible. La guerre ne pouvait pas exister à l'intérieur de la Ville, car la Ville ne l'aurait pas toléré. Et personne ne mettait en doute sa puissance et sa volonté de faire respecter les lois édictées par le Fondateur — bien que nul ne connût exactement l'étendue de ses moyens ni la nature de ses méthodes. Mais les villes économiquement et idéologiquement rivales s'affrontaient parfois en d'interminables et féroces escarmouches. La ville se contentait en général de limiter les dégâts. Elle n'exigeait pas l'impossible. Les imperfections de la société garantissaient le bonheur des Hommes. Du moins, le bonheur du plus grand nombre d'entre eux. Telle était la doctrine d'Arn d'Eusk. On aurait pu voir dans la Ville une anti-utopie absolue ou… l'utopie même.

Les villes n'avaient que l'illusion — consolante — de résoudre leurs grands problèmes : énergie, production, alimentation, population… La Ville contrôlait secrètement tous les mécanismes d'ensemble. Elle était pour ainsi dire la force des choses. Les grandes sources d'approvisionnement restaient sous sa dépendance, selon des modalités telles que personne ne s'en apercevait. Et des structures très complexes maintenaient l'équilibre du système.

La Ville était un dieu très puissant qui se manifestait peu dans la vie de ses créatures. Parfois, cependant, elle était obligée d'intervenir de façon plus directe. Tout le monde savait qu'elle en avait le pouvoir et qu'elle le faisait quand cela lui semblait nécessaire.

C'est pourquoi elle était un dieu redouté.

Et redoutés ses Serviteurs.

Les trois Serviteurs enlevèrent leurs capes et les jetèrent en désordre sur le dossier d'un sofa. L'écarlate, le grenat velouté et le pourpre sombre mêlèrent leurs nuances. Sehaïdi prit place entre N'Zonk et Joad Glescher, le maître d'Erwin. Elle semblait vêtue de fines lames de verre dépoli. Des bottes rouges gainaient ses longues jambes jusqu'à mi-cuisse. N'Zonk Hawko Enewo portait un ensemble de velours clair, une couleur indécise, entre le mauve et le rose, et Joad Nor Glescher une sorte d'uniforme gris, serré à la ceinture, aux chevilles et au cou, qui lui donnait l'air d'un moine unguidiste.

Sehaïdi leva la main droite et considéra attentivement le rubis de sa bague. « Tout s'est bien passé à Soba Dongi, n'est-ce pas ? »

Joad hocha la tête. « Mieux encore qu'on ne pouvait l'espérer. La Ville l'aime. Elle l'aidera. Et je crois qu'Erwin l'aime autant que nous l'avons aimée… »

N'Zonk eut un rire bref. « Autant que nous l'aimons, Joad Glescher ! »

Joad répéta avec tristesse : « Oui, autant que nous l'aimons. Mais nous avons perdu la fougue de notre jeunesse… et peut-être quelques illusions.

— Tout va bien. » dit Sehaïdi. « Et maintenant ?

— Nous sommes réunis pour lui parler de sa première mission. » dit Joad.

— « Déjà ?

— La Ville désire voir à l'action ceux qui lui ont plu dans la crypte. Elle a perdu sa patience d'autrefois. On dirait qu'elle devient un peu fébrile en vieillissant ! »

Sehaïdi eut un sourire moqueur. « Vieillir, la Ville ?

— C'est une façon de parler. » dit Joad. « Mais il est vrai qu'elle change. »

La porte capitonnée s'ouvrit avec une extrême lenteur et Erwin entra. Le jeune Serviteur avait une main au revers de sa cape — rouge — et son premier geste fut d'enlever ce vêtement qui semblait peser trop lourd sur ses épaules. La cape rejoignit celles des trois anciens sur le dossier du sofa.

— « Viens d'asseoir, Erwin. » dit Sehaïdi. Erwin hésita. Son bras se leva comme pour exécuter le salut rituel des Serviteurs (la main appuyée contre le front, le pouce entre les sourcils) mais un réflexe de pudeur le retint. Il laissa retomber son coude et sourit.

— « Viens t'asseoir, Erwin Rom Zarko. » commanda Joad. Et Erwin obéit. Il prit place sur le sofa entre Sehaïdi et Joad. La température était douce, à peine tiède. Un bouquet d'azias sur une table exhalait un parfum acide et printanier. L'éternel printemps de Gwona, la cité des Serviteurs… Une musique basse mais rythmée et piquante sourdait des volutes du plafond.

Erwin croisa ses jambes fines, gainées de bottes encore plus hautes que celles de Sehaïdi. Il posa ses mains jointes sur le plastron de son pourpoint de velours vert — geste rituel des Serviteurs de la Ville qui signifiait « J'écoute. » — et attendit.

— « Tu vas partir pour ta première mission. » dit N'Zonk.

— « La Ville t'aime. » ajouta Sehaïdi.

— « Dès ce soir. » précisa Joad.

— « Je suis prêt. » dit Erwin.

— « Tu iras à Warboon. Un chef de gang nommé Val Atloger vient d'être arrêté dans cette ville. Mais la justice ne peut rien contre lui et le gouverneur Maklund a demandé notre aide… »

La voiture rouge s'arrêta devant le palais de justice. Longue, basse, complètement carénée, tout à fait silencieuse, elle donnait l'impression de n'avoir pas de roues et de se déplacer sur un coussin d'air. Une portière s'ouvrit et un homme descendit. Jeune, blond, plutôt grand, enveloppé jusqu'aux genoux dans une cape flottante. Il tint un instant ses longues mains brunes croisées devant lui, sur sa cape. La foule l'observait en silence. Mille regards attentifs, anxieux et admiratifs à la fois, suivaient tous ses gestes.

Très droit, l'air assuré, Erwin pénétra dans la cour du palais dont les grilles s'étaient ouvertes pour lui à deux battants. Il marchait avec une certaine raideur. Heureusement, personne ne pouvait entendre son cœur battre à grands coups sourds dans sa poitrine. Son émotion était aussi grande que celle des hommes et des femmes qui le guettaient, massés dans la rue et sur la place. Quant à Herb Fhoon, représentant le gouverneur de Warboon, et Sytia Loryn, représentant le procureur, qui s'avançaient maintenant pour accueillir le Serviteur de la Ville au pied de l'escalier d'honneur, ils n'étaient certainement pas beaucoup plus calmes. Herb Fhoon, un jeune homme déguisé en gravure de mode, chauve et rond, suait à grosses gouttes et laissait transparaître son agitation sans pudeur. Sytia se tenait légèrement en retrait. Elle avait une robe verte, assez stricte. Elle semblait grave, sur la réserve, un peu tendue ; elle mesurait ses gestes, comptait ses pas. Son regard était très froid.

« Herb Fhoon, Serviteur ! » dit Fhoon.

— « Docteur Loryn, adjoint au procureur. » dit Sytia d'une voix nette.

Erwin se présenta en souriant : « Erwin Rom Zarko, Serviteur de la Ville.

— Merci d'être venu.

— Nous vous attendions pour vous conduire auprès du gouverneur de Warboon.

— Je vous suis. »

La cape d'Erwin rasait le tapis rouge du monumental escalier. L'entrée. Le hall. Couloir Tollito. Couloir Polschak… « Le palais de justice n'est que l'envers du palais gouvernemental. » expliqua Sytia qui marchait près du Serviteur, deux pas derrière Fhoon, nerveux et sautillant. « On n'a que quelques mètres à faire pour passer de l'un à l'autre…

— Warboon est une petite ville. » commenta Erwin.

— « Des millions d'habitants pour la ville. » dit sèchement Sytia. « Et onze de plus pour les districts suburbains. Une simple bourgade !

— Je ne voulais pas vous froisser. » dit Erwin d'un air malheureux.

Couloir Rolf K. Lee-French. « Nous sommes presque arrivés. » dit Fhoon en se retournant. On lisait sur son visage un peu gras un curieux mélange de hargne et d'anxiété. « Nous nous excusons, mais le gouverneur Maklund est un homme très occupé. Il est en fait le président du district et…

— Je sais, je sais. » dit Erwin. « J'ai tout le temps. »

Un flic en uniforme bleu se tenait devant une large porte bardée de cuivre : bureau du gouverneur. Fhoon se retourna une autre fois. Il eut un geste de fierté presque enfantin. « C'est ici, Serviteur. » Erwin lui passa devant, frôla le flic, figé en un garde-à-vous tremblant, et entra sans frapper. Antichambre aussi vaste que la piscine de Nengaraï. Après tout, ce n'était pas une si petite ville. Une fille se leva. Deux hommes l'entouraient, visiblement armés. Les gardes du corps du gouverneur. La cape rouge eut sur eux l'effet d'un rayon paralysant. Les mains des gardes tombèrent. Leurs muscles parurent comme tétanisés. La fille eut un gémissement étouffé. Erwin continua d'avancer.

— « Serviteur de la Ville ! » Mais il n'avait pas besoin de se présenter. Un des hommes parvint à articuler : « Serviteur… ». Erwin passa. Il ouvrit une autre porte et se trouva dans le bureau personnel d'Ericson E. Maklund. Fhoon et Sytia couraient derrière lui. Le gouverneur était debout. Il marcha vers sa table de travail, écrasa sa cigarette dans un cendrier et fit face au Serviteur. Fhoon et Sytia étaient entrés à la suite d'Erwin. Fhoon se précipita vers le gouverneur, bredouilla quelques mots d'excuse. Sytia s'adossa au mur, près de la porte. Erwin souleva sa cape et s'assit calmement dans un fauteuil.

— « Je suis heureux de vous connaître, gouverneur. »

Le gros Maklund prit un air rusé. « Bienvenue à vous, Serviteur.

— Je m'appelle Erwin Zarko.

— Je me souviendrai de votre nom.

— Asseyez-vous, gouverneur.

— Merci.

— Vous aussi, bien sûr, docteur Loryn, monsieur Fhoon…

— Fermez la porte, Herb. Tout va bien. » dit le gouverneur. Il s'installa à la droite d'Erwin et désigna à Sytia et Fhoon les sièges voisins. Nul — et surtout pas son assistant — n'aurait pu dire qu'il avait prévu que l'entretien se déroulerait ainsi. E.E. Maklund était homme de ressources et, plusieurs fois au cours de sa carrière, il avait eu l'occasion de rencontrer les Serviteurs de la Ville…

« Comme vous le savez sans doute, Erwin Zarko, c'est moi qui ai fait appel à vous. Je crois que c'est une procédure assez rare. Il est toujours désagréable pour un homme qui a de hautes responsabilités de reconnaître son impuissance. Mais, voyez-vous, Serviteur, un vieux renard de la politique…

— Je vois. » dit Erwin sur un ton appuyé. Il croisa lentement les jambes. Sytia remarqua alors les longues bottes rouges qui montaient en haut de ses cuisses. Elle ressentit une émotion soudaine et étrange : comme si elle avait seulement pris conscience qu'elle se trouvait devant l'un des tout-puissants Serviteurs de la ville. Elle entrouvrit les lèvres, ferma à demi les yeux. Le Serviteur Erwin Zarko était un homme, un beau jeune homme au corps mince, aux traits fins, au doux regard d'enfant…

Le gouverneur ponctua d'un éclat de rire la confidence. « Un vieux renard de la politique, ah ! ah ! ah ! Un cigare, Serviteur ?

— Non, merci. Une cigarette plutôt. Une chumway ? »

Trois paquets se tendirent vers lui avec un bel ensemble. Sytia rougit. Erwin ne put s'empêcher de sourire. L'atmosphère se détendit un peu.

— « Après tout, » reprit le gouverneur, « Val Atloger est entre nos mains. C'est une bonne carte à jouer… Oui, je voulais vous dire ceci — et j'espère que vous me saurez gré de ma franchise. Je savais que, la situation continuant à se dégrader à Warboon, la Ville interviendrait de toute façon. Alors, j'ai pris les devants, par souci d'efficacité, d'une part. Le temps presse. Et, d'autre part, je l'avoue, pour tirer un bénéfice politique de votre venue. Bien… Je vous parais peut-être cynique ? N'importe. Il n'y a que le résultat qui compte. Vous êtes ici au nom de la Ville. J'espère que vous réussirez. Nous sommes coincés et je me demande comment vous allez vous en tirer. Mais je vous fais confiance. Naturellement, je me sens un peu dépossédé de mon pouvoir par votre simple présence. Je compte sur vous pour ne pas abuser de la situation. En fait, je pense que vous allez travailler surtout avec le procureur. Et avec Sytia et Herb. Je ne vais pas vous dire que je vous donne carte blanche. Ce serait ridicule de ma part. Je sais bien que votre statut de Serviteur vous accorde les pleins pouvoirs partout où vous êtes en mission. Vous avez bien de la chance… Je vous envie ! Enfin, vous allez travailler pour notre bien à tous. Euh, avez-vous des instructions précises ? »

Erwin prit son temps avant de répondre. Il tira deux ou trois bouffées de sa chumway, observa avec attention la fumée multicolore dont les arabesques se brisaient et les nuances se mélangeaient sous l'effet du courant d'air.

— « J'ai une mission à accomplir, c'est tout. J'aurai besoin d'un certain nombre d'informations complémentaires… » Il se tourna vers Sytia et lui sourit. « Je suppose que le bureau du procureur pourra me les fournir. »

La jeune femme inclina la tête, lissa instinctivement le casque blond et net de sa chevelure. « Nous avons prévu une séance audiovi pour vous, Serviteur. Nous tenons tous les renseignements utiles à votre disposition.

— Vous avez déjà interrogé Val Atloger ? » questionna sèchement Erwin.

Sytia se mit à rire un peu trop haut, sous le regard courroucé de Fhoon. « N… non, pas encore. J'ai des instructions sévères à ce sujet. »

Fhoon rougit violemment. Erwin eut un sourire amical. « Et de qui, ces instructions ?

— De… à dire vrai, je ne sais pas trop. Cela fait partie d'un dossier secret. »

Le gouverneur soupira, se gratta la tête, esquissa une grimace et se mit à rire à son tour. « Bon, je suppose que tout ça est dépassé. Il y a naturellement quelques complications politiques. Le parti… Bref, au point où nous en sommes, ça n'a plus d'importance ! »

Erwin se leva. « Je désire me mettre au travail tout de suite, docteur Loryn. »

Chacun s'était installé le plus confortablement possible sur les dures banquettes de la salle Zapp N. Toora. Sytia et Fhoon se demandaient toujours pourquoi cette sorte d'auditorium était si inconfortable et parfois si étouffant. Erwin avait ouvert sa cape et croisé les mains sur son genou. Ses pensées filaient dans sa tête à un rythme qui n'était pas celui de la méditation. Il luttait contre l'inquiétude et l'angoisse comme n'importe qui l'eût fait à sa place. Et sans grand succès. Pas très réjouissant, tout cela. Il avait vite compris que personne ne l'aiderait beaucoup. C'était normal. Un Serviteur de la Ville n'avait d'aide à attendre de personne. Et il devait à tout prix laisser ignorer au gouverneur, au procureur et à leurs assistants qu'il accomplissait à Warboon sa première mission. Il était seul dans cette ville. Seul ! Il était le justicier. Celui sur qui tous les regards allaient se poser, dans les heures et les jours à venir. Il n'avait pas le droit de décevoir ces hommes et ces femmes qui mettaient tout leur espoir dans l'intervention de la Ville. Il devait être celui qu'ils attendaient : leur sauveur. Un Serviteur de la Ville. Lourde tâche. Mais il savait que la tâche serait lourde. Il n'avait jamais pensé qu'il pourrait reculer devant les difficultés. Il n'avait même jamais envisagé la défaite. Pourtant, les Serviteurs étaient vaincus parfois. Certains mouraient en mission — et on disait que la Ville les vengeait cruellement, mais c'était une piètre consolation. Pire encore : quelques-uns renonçaient ou trahissaient. Que faisait la Ville dans ce cas ? On ne pouvait y songer sans terreur.

Les premières images qui défilèrent sur l'écran lui parurent nettement floues — peut-être parce qu'il était trop préoccupé par ses propres pensées. Impossible de situer les personnages ni de reconnaître les visages des principaux acteurs du drame. Erwin sortit brusquement de sa rêverie. An-Guid-Un, ça ne vient pas de moi ! Ce film ne vaut rien…

Sytia se leva et s'approcha de l'opérateur, installé à son pupitre de commandes dans un coin de la salle. Ils eurent une discussion à voix basse, à laquelle Fhoon vint se mêler. Puis la jeune femme reprit sa place près du Serviteur. La colère l'embellissait. Erwin apprécia.

« Je m'excuse, Serviteur. Nous allons maintenant vous montrer de véritables documents. Au hasard. Nous n'avons que l'embarras du choix, hélas !.. »

Erwin fixa de nouveau l'écran. Sa formation avait surtout une base historique. Il connaissait très bien le passé de la Terre. La violence sous toutes ses formes lui était familière. Il ne pensait pas que les gangsters, les voyous de tout poil, assassins sadiques ou racketteurs de Warboon puissent égaler en cruauté les lieutenants d'Attila, les seigneurs de la guerre chinois ou les S.S. hitlériens. Mais sait-on jamais ? Warboon semblait un merveilleux bouillon de culture pour les salopards. La règle de libre circulation entre les villes et les districts favorisait la concentration des semblables. Il y avait des quartiers mystiques, des zones socialistes, des territoires où de joyeux fainéants s'entassaient pour crever les uns sur les autres, dans l'amour et l'alcool. Les criminels se réunissaient naturellement dans les villes où leurs frères et leurs chefs détenaient une bonne part du pouvoir. Mais il n'était pas question de changer les lois de Warboon. Sauf si la Ville le décidait un jour.

La projection reprit. Les scènes étaient plus nettes, les sons plus clairs, les paroles plus distinctes.

… Deux hommes venaient de pénétrer dans un bar. Le plus jeune, un superbe rouquin, vêtu d'un complet chamarré, les doigts couverts de bagues, braquait un pistolet sur les consommateurs qui ne semblaient pas autrement émus par l'aventure. On entendait un fond sonore musical, du nova song, tout à tout sirupeux et agressif. Le barman fit un geste. Il s'écroula, criblé de balles. Il y eut un hurlement de femme. Quelques clients vidèrent leur verre. L'assassin eut un sourire aimable pour l'assistance. Puis il inclina la tête comme pour remercier et sortit, suivi de son compagnon.

« Banal. » commenta Sytia. « Des meurtres de ce genre, il y en a au moins cent par jour à Warboon… »

Erwin hocha la tête. Un nom émergea dans sa mémoire, celui d'une ville du xxe siècle : Chicago. « Règlement de comptes ? Vous avez des caméras partout ? »

Sytia eut un sourire amer. « Pas nous. Nos moyens ne nous le permettent pas. Nous achetons des films à une agence privée, spécialisée dans ce genre de travail, la Lynx Ovale Benstarr. Surtout à des fins politiques, je dois le dire. Mais quelquefois, des images nous aident à confondre les coupables. Ce fut le cas pour la séquence que vous allez suivre. Mais il s'agissait d'une bande de pauvres types, complètement dingues… »

Les swikis : une bande de pauvres types complètement dingues ! Erwin crut d'abord qu'ils avaient envahi un pensionnat de jeunes filles. C'était un peu cela, mais un pensionnat très spécial : en réalité, un centre de “rééducation” pour jeunes prostituées. Au début, les adolescentes avaient l'air plutôt contentes de cette visite inopinée. D'autant que la surveillante générale — ou quelque chose comme ça —, une femme de trente ans, jolie et visiblement cruelle, passait un mauvais quart d'heure entre les pattes des swikis. Ses vêtements lacérés, jusqu'au slip qu'une sorte d'androgyne aux yeux exorbités lui arracha d'un coup de griffes, furent suspendus au lustre du hall d'entrée. À ce moment, les swikis découvrirent la caméra et la brisèrent. Mais la Lynx Ovale Benstarr en avait placé d'autres. Quelques secondes plus tard, on retrouvait la jeune femme étendue sur une table de cuisine, maintenue par trois hommes dont un était assis sur sa poitrine. Il n'y avait pas de son, pourtant on aurait cru entendre hurler la surveillante générale. Un quatrième individu, armé d'un canif, découpait tranquillement des petits morceaux de sa chair la plus sensible. Brandissant une mince tranche de viande saignante, il frappa sa victime au menton et la lui enfourna dans la bouche en guise de bâillon. Les filles applaudirent.

Fhoon eut un grognement et se leva comme s'il voulait aller vomir. « Herb, je vous en prie, ne faites pas l'enfant !

— Les swikis sont-ils protégés par Atloger ? » demanda Erwin.

Sytia lâcha le bras de Fhoon et se pencha vers le Serviteur. « Pas du tout. Du moins pas directement. Les swikis sont des dingues. Un sous-produit de la corruption. En somme, la moisissure qui croît sur le fumier. Nous pouvons bien détruire les moisissures. Tans qu'il reste du fumier, ça ne sert pas à grand-chose. »

Maintenant, le film montrait les filles de l'internat, nues pour la plupart, en train de s'amuser avec les swikis. Déjà le cœur n'y était plus. Une mince adolescente qui refusait de se laisser sodomiser par un géant chauve au sexe de taureau vit un de ses seins épointé d'un coup de couteau adroit. Sa bouche s'arrondit, le sang coula, elle s'évanouit. La verge de l'homme s'enfonça entre ses fesses… Sytia appela l'opérateur et lui donna un ordre très sec. La séquence de boucherie fit place à un passage à tabac plus orthodoxe. La victime semblait un commerçant — plus ou moins — honorable. « Racket. » précisa Sytia. Puis : « Hold-up… Je crois que c'est le terme exact ? »

Erwin en convint sans enthousiasme. « Un mot anglais, oui. »

La température devenait de plus en plus étouffante. Il semblait que l'air conditionné n'arrivait plus dans l'auditorium. Fhoon ruisselait. Sa chemise collait à sa peau. Il s'essuyait le visage avec son mouchoir. Son souffle ressemblait à un râle d'agonie. Sytia s'efforçait de garder toute sa dignité, mais elle fermait les yeux de temps en temps, sa voix était lasse, elle soupirait très fort… Seul Erwin ne semblait pas trop incommodé. Son visage restait impassible. Pas une goutte de sueur ne perlait à son front.

— « Ces salopards ne font pas de quartier. » gémit Fhoon. « Je ne vois pas pourquoi nos policiers les ménagent !

— C'est le système. » articula Sytia. « Warboon est en plein capitalisme décadent. Le capitalisme est responsable de la criminalité comme il est responsable de la misère. Mais nous n'en sortirons pas. Je suppose que Warboon est une expérience de la Ville…

— Vous êtes folle, Sytia. Le Serviteur…

— J'ai voulu qu'Erwin Zarko sache ce que je pensais réellement ; ça simplifiera les choses. Serviteur, vous pouvez… »

Erwin se leva. « Nous allons en sortir tout de suite… en partant nous promener. Vous venez, Sytia ? » L'invitation ne s'adressait pas à Fhoon, qui blêmit.

« À quoi rime cette séance ? » demanda le Serviteur lorsqu'ils furent dehors. La foule silencieuse les observait avec gêne et ostentation. « Bon Dieu, ils attendaient que je sorte ou quoi ?

— Certains vont rester ici à guetter toute la nuit. » dit Sytia. « La plupart d'entre eux n'avaient jamais vu un Serviteur de la Ville… » Les gens avaient l'air de vouloir s'approcher d'Erwin, mais ils n'osaient pas, malgré l'indifférence apparente des deux ou trois flics de garde. « On aurait dû prévoir un cordon de police autour du palais. » dit Sytia.

— « Vous savez bien que c'est inutile. » dit Erwin. « Je ne suis pas… »

Brusquement, une voiture noire stoppa à leur hauteur. Ils reculèrent d'instinct, tandis qu'une arme automatique tirait par rafales. Sytia cria. Erwin eut un bref grognement et porta la main à sa poitrine. À peine eut-il le temps d'identifier cette sensation presque inconnue (la peur) et il comprit qu'il était indemne. Il s'assura que Sytia n'avait pas été touchée non plus. La jeune femme lui prit la main et sourit bravement. « Ça va ? » C'était elle qui avait posé la question. Erwin devait être très pâle et trembler un peu. Il eut honte de son inexpérience.

Presque aussitôt, de nouveaux coups de feu éclatèrent. Avant d'être remis de leur émotion, Sytia et Erwin virent les trois occupants de la voiture s'effondrer derrière les vitres étoilées de leur véhicule. Puis des flammes jaillirent du réservoir. La voiture s'embrasa. En deux ou trois secondes, elle disparut au milieu d'une fournaise. Les tireurs d'élite postés dans les gargouilles du palais n'avaient pas manqué leur objectif. Erwin se sentit vaguement coupable. Il recula de quelques pas et leva les yeux. Curieux palais. Ouvertures béantes, taillées à même les blocs de béton. Double rangée de gargouilles au-dessous du toit. C'était un hôtel particulier de style colonial au rez-de-chaussée et une citadelle baroque à partir du deuxième étage… Calmé, Erwin reprit la main de Sytia. Par gentillesse ou par déférence envers un Serviteur de la Ville, le docteur Loryn feignit de se laisser guider vers la cour du palais.

La foule stupéfaite s'était à peine dispersée.

— « Vous n'avez pas répondu à ma question. » dit Erwin. « Je vous ai demandé à quoi rimait cette séance de cinéma. »

Sytia trébucha. « Laquelle ? La première ou… »

Erwin sourit. « La première. Je ne pense pas que vous ayez organisé la seconde… »

Après coup, la jeune femme avait l'air vraiment troublée. Ou bien la question du Serviteur la gênait-elle un peu. « Peut-être voulait-on vous mettre en condition, tout simplement. » Erwin médita cette réponse en montant l'escalier. Un officier de police se précipitait au-devant d'eux. Il l'écarta d'un geste.

— « Sytia, vous n'ignorez pas que vous pouvez partir d'ici… Quittez Warboon et cherchez une ville plus tranquille, plus heureuse. »

Sytia se retourna vers lui, fixa sur le sien son regard clair, étincelant de fermeté et de colère. « Jamais, Serviteur ! Je resterai ici. Je… J'attendrai la révolution ! »

Les édiles de Warboon ne se refusent rien ! L'appartement d'Erwin jouxtait celui du procureur. Vaste, confortable… et même un peu plus que cela. Le luxe antique dans deux pièces sur quatre, et un peu partout des boutons électriques pour obtenir une coupe de vin glacé en dix secondes, une tasse de café chaud en vingt secondes ou une femme de chambre court vêtue en trois minutes ! Vidphone et tapis d'Orient, fauteuils d'époque et salle de bains avec vibromasseur… On se croirait chez Val Atloger ! pensa Erwin. À vrai dire, il n'avait jamais mis les pieds chez un chef de gang et ce genre de visite ne figurait pas dans ses projets immédiats… Il se sentait exceptionnellement bien : détendu, presque euphorique. Au point de se demander si on ne l'avait pas drogué d'une façon ou d'une autre. Mais il s'en moquait. Il était un Serviteur de la Ville. Un Serviteur infaillible et invulnérable. Il ricana : Alors, c'est arrivé, Ervin Rom Zarko ? Tu te prends pour Heydrich, ou quoi ? Encore heureux qu'on t'ait enseigné l'Histoire. Un sacré garde-fou ! Il réagit à peine en entendant un léger frôlement à la porte. Si les tueurs veulent… Il cria : « Entre ! » sans se retourner. Je suis un Serviteur de la Ville. Qu'ils viennent !

Sytia Loryn s'avança vers lui. Elle était vêtue d'un ensemble veste-pantalon en réta noir, orné d'arabesques d'argent. Diablement belle. Comment disait-on, au xxe siècle ? “Vamper” ? Cette petite folle veut essayer de me vamper ? Il regarda sa montre. « Qu'est-ce que vous faites dans le palais à 22 h 30, docteur Loryn ? Vous n'habitez pas ici ?

— Non, mais je suis restée pour veiller sur vous. » répondit Sytia en souriant. « Vous vouliez peut-être dormir ?

— Dormir… non. J'essaie de me mettre dans la peau de mon nouveau personnage.

— Quel nouveau personnage ?

— Sytia, je dois vous avouer que je suis un Serviteur de fraîche date.

— Je m'en doutais… Erwin, je suis inquiète. L'attentat contre vous — c'était bien un attentat, vous savez… —, je pense qu'il n'a été possible que grâce à une complicité à l'intérieur du palais. Quelqu'un a fait passer un message quand nous sommes sortis. Et il n'y avait pratiquement aucune protection. J'ai peur… pour vous et pour nous ! Erwin, que serait-il arrivé si… si vous aviez été tué ? La Ville se serait vengée sur nous, n'est-ce pas ? Warboon aurait été détruite ?

— Une ville de dix millions d'habitants détruite pour un Serviteur assassiné ? Non, je ne crois pas. Je n'ai…

— Mais vous n'êtes pas sûr ? On dit que la Ville est impitoyable dans ce cas. Il y a donc parmi nous des inconscients, des fous qui osent risquer la vie de millions de personnes pour protéger leurs intérêts. Ils ont peur de vous, Serviteur. Qu'allez-vous faire ? »

Erwin s'approcha de la jeune femme et l'examina longuement. Elle était jolie, intelligente et désirable. Et il savait qu'il lui plaisait. Il se débarrassa de sa cape qu'il jeta sur un fauteuil anglais du xviiie siècle, puis se laissa choir sur un canapé moderne, exquisément moelleux, en faisant signe au docteur Loryn de le rejoindre. Sytia vint s'asseoir avec une certaine réticence. Il respira son parfum ou son odeur corporelle. Une senteur exotique, vanille et poivre mêlés. Il la jugea excitante et remercia An-Guid-Un d'être un Serviteur de la Ville. Les femmes ne résistaient jamais aux Serviteurs. Du moins on le disait.

— « Je vais essayer de quitter mes bottes et aller me coucher !

— Comment : essayer de quitter vos bottes ? »

Le regard d'Erwin brilla. Son visage devint très jeune, très pur. « C'est que j'ai un petit problème. Peut-être pourriez-vous m'aider à le résoudre. Je porte ces bottes pour la première fois et je ne retrouve plus le système d'ouverture automatique…

— Je crois que je connais ce modèle. »

Sytia, en riant, s'agenouilla devant Erwin et sa main remonta lentement le long des jambes du Serviteur, intérieur et extérieur, palpant à droite et à gauche. Erwin écarta les genoux et posa ses bras en croix sur le dossier du canapé. « C'est ennuyeux. » dit-il avec gravité. Il prenait plaisir au jeu. La main caressante de Sytia s'insinuait de plus en plus haut entre ses cuisses. « C'est ennuyeux, n'est-ce pas, s'il me faut dormir avec ! Voulez-vous que j'écarte un peu plus les jambes ?

— Oui ! » souffla Sytia. On eût dit que l'émotion lui coupait la voix. Erwin était un homme. Mais elle ne pouvait pas oublier qu'il était aussi un Serviteur de la Ville. Elle rougit en atteignant le bord supérieur de la botte. Le sexe gonflé d'Erwin tendait l'étoffe mince du pantalon. Elle risqua deux doigts. Erwin n'eut aucune réaction. « C'est là. » dit-elle enfin. « Il y a un bouton à l'intérieur.

— En effet, c'est là. » dit Erwin. « Merci de m'avoir aidé. Je me souviens, maintenant… » Avec les deux index, il appuya simultanément sur les deux boutons-pression et les bottes s'ouvrirent jusqu'au mollet. Il se leva en même temps que Sytia et prit la jeune femme dans ses bras. « Tu veux faire l'amour avec un Serviteur ? » Sytia le repoussa calmement et recula jusqu'au plus proche fauteuil contre lequel, un peu tremblante, elle s'appuya.

— « Très astucieux, ce système. Et je suis la première à l'expérimenter ?

— Avoue que tu y as pris du plaisir ?

— Si tu le penses, pourquoi me poser la question ?

— Pour savoir à quoi tu joues.

— Au début, je croyais vraiment que tu étais maladroit… Ou idiot. Après… après, j'ai vu que tu avais le même comportement qu'un homme ordinaire. Alors ça ne m'intéressait plus.

— Tu croyais que j'étais incapable d'une réaction humaine ? Que j'étais un robot, ou quoi ? »

Erwin s'aperçut qu'il avait élevé le ton et que Sytia le considérait avec un sourire ironique. Sans sa cape, sans ses bottes, dépouillé des attributs de son pouvoir, il n'était plus qu'un jeune homme naïf et vulnérable, aux yeux trop clairs et au visage de fille… Elle s'approcha de lui et posa un rapide baiser sur ses lèvres.

— « Bonsoir, Erwin. Et n'oubliez pas de fermer votre porte ! »

Il ne la retint pas.

Campé sur ses jambes raides, les bras croisés, Val Atloger considérait le Serviteur de la Ville avec une arrogance certaine. Il braquait sur Erwin ce fameux regard qui ressemblait à « celui d'un vautour » — disaient les gens qui, de toute façon, n'avaient jamais vu de vautour. Il s'était avancé presqu'à le toucher. Erwin n'avait pas bougé.

Grand, le visage pâle, le front haut, la bouche fine, Val Atloger correspondait mal à l'image que n'importe qui — même un Serviteur de la Ville — pouvait se faire d'un chef de bande. Malgré ses yeux froids et quelque chose de sournois et de buté dans l'expression de ses traits un peu durs, il aurait pu passer pour un homme d'affaires ou un professeur d'université.

« Reculez-vous ; » dit doucement Erwin, « vous dégagez une odeur qui m'incommode. ». Il rejeta sa cape sur son épaule et croisa les jambes.

— « Une odeur ? » bafouilla le chef suprême des voleurs et des assassins de Warboon. « Une odeur ? Quelle odeur ?

— Une odeur de pourriture. » expliqua le Serviteur. « Mais rassurez-vous. Je l'ai sentie encore plus fort non loin d'ici. »

Dominé, se résignant à l'être, Atloger recula et finit par s'asseoir sur un siège bas, en face d'Erwin, également assis, les jambes croisées. « Je déteste qu'on me parle sur ce ton, Serviteur.

— Je n'aime pas qu'on essaie de m'impressionner. » dit Erwin. « Je voudrais maintenant que vous m'expliquiez comment vous êtes devenu l'animal puissant et dangereux qu'on m'a décrit, Val Atloger.

— C'est une longue histoire. » dit Atloger, douché par le sang-froid d'Erwin et peut-être un peu hypnotisé par la cape rouge qu'il ne quittait pas des yeux.

— « Et, ce qui n'arrange rien, votre quotient intellectuel est normal.

— Vous voulez que je vous raconte ma vie ? Commençons par le commencement. J'ai déjà fait pleurer toutes les grandes dames de Warboon avec mon histoire, Serviteur ! Des petits voyous m'ont trouvé un jour, tout nu, sur les bords de la Scinae. On avait voulu me noyer. Qui ? Ma mère, peut-être. Et puis on avait été dérangé… Je devais avoir trois ans — et une sacrée vitalité. Les gosses m'ont ramené chez eux. Je crevais de faim et de froid… J'ai survécu puisque je suis là ! À dix ans, je servais de bonne à tout faire à une vieille salope qui me donnait la soupe et un peu de pain. Vous connaissez les bas-fonds de Warboon ? Non. Les Serviteurs de la Ville, quand ils viennent ici, restent dans les appartements du palais. Pas mal… Je connais. Je veux dire le palais. J'étais déjà décidé à grimper en haut de l'échelle d'une façon ou d'une autre. Mais je n'ai pas tardé à découvrir qu'il y avait une bonne façon de réussir et pas deux. Vous voyez, je suis franc avec vous, Serviteur. Je ne veux pas essayer de me faire passer pour ce que je ne suis pas. D'ailleurs, vous n'avez rien contre moi. Mon dossier, ah ! laissez-moi rire, il n'y en a pas de plus vide… Je n'ai jamais fait le compte des coups que j'ai reçus et des humiliations que j'ai subies. Mais c'était une bonne école : celle de la force et de la ruse. Tantôt l'une, tantôt l'autre. Il y a tout un équilibre à maintenir entre les deux. Un jour, j'écrirai un bouquin là-dessus. À quinze ans, j'ai cassé la tête de deux voyous. Vous pouvez retenir ça contre moi. Mais, selon la loi de Warboon, il y a prescription. On a commencé à me craindre. Je n'avais pas tellement envie de devenir un chef. J'aurais préféré rester dans l'ombre… Vous voulez des détails ? »

Erwin avait écouté en silence. Il ne pouvait s'empêcher de penser à sa propre enfance. Lui non plus n'avait jamais connu ses parents, sans doute des pauvres paysans du sud. Il avait été enlevé par une horde de seigneurs du désert alors qu'il traînait encore dans la corbeille percée qui lui servait de berceau. Les coups et les humiliations de toutes sortes ne lui avaient pas manqué. Il avait du mal à se souvenir d'un seul jour de joie dans toute son enfance.

— « Je vous comprends. » dit-il enfin. « Il est difficile de devenir un homme en sautant par-dessus sa jeunesse… Continuez, je vous écoute. »

Val Atloger se lança aussitôt dans un long récit, minutieux et sarcastique. Peu à peu, il se prit au jeu, plaida sa cause sur un ton geignard. Il n'hésitait pas à confesser les pires forfaits dans un passé lointain et brumeux. Mais, pour le présent, il se voulait angélique. Erwin ne l'interrompit pas une seule fois en une demi-heure. Val s'arrêta, fatigué, eut un début de sourire. Il se leva, s'avança de nouveau vers le Serviteur. Les deux hommes étaient seuls dans le bureau qu'on avait attribué à Erwin au fond du palais. Une pièce un peu sombre, aux meubles rares, fonctionnels, aux sièges sans fantaisie. On avait vidé les classeurs et débranché le téléphone. Étrange précaution. Erwin se demanda si Fhoon et ses sbires avaient pensé à mettre en bonne place leurs micros d'écoute. À moins que la Lynx Ovale Benstarr ne s'en fût chargée…

Val Atloger se tenait debout devant Erwin qui feignait de ne pas le voir. Il tendit brusquement la main au Serviteur.

— « J'en appelle à la Ville ! Je récuse la justice de Warboon. J'en appelle à la justice de la Ville ! Je vous demande de m'aider à sortir de là, Serviteur. Ils n'ont pas le droit de me garder. Ils ne peuvent…

— Je ne pense pas que vous ayez tellement besoin d'aide. » dit Erwin. « Tout au moins à la manière dont vous l'envisagez. Votre adjoint, Ohellessenci, va certainement faire le nécessaire pour vous tirer de là. Enfin, c'est ce qu'on m'a raconté. Vous n'êtes pas du tout en mauvaise posture. Alors, pourquoi vous énerver comme ça ? »

Atloger baissa la main, recula d'un pas. « C'est vrai, mais je… j'ai senti que nous avions quelque chose en commun, Serviteur. Vous savez écouter, vous, et je suis sûr que vous me comprenez. Dans cette boîte, il y a des salopards qui veulent ma peau. Ohellessenci n'est pas pressé. Moi, il faut que je sorte tout de suite… »

Erwin était devenu très pâle. « Vous ne vous trompez pas, Atloger. J'ai de l'estime pour vous. » dit-il à voix basse. « Je vais vous aider de la seule façon possible.

— Ah oui ? Laquelle ? »

Erwin se mordit la lèvre. Son regard devint comme absent.

— « Celle-ci… »

Le Serviteur de la Ville sortit de sous sa cape une petite arme luisante, pointa le canon vers Atloger et tira. Deux fois. À la première balle, Atloger était déjà mort. Il tomba à genoux, puis se déplia lentement et s'étendit aux pieds d'Erwin.

Erwin ferma les yeux. An-Guid-Un, je l'ai tué ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Que la Ville me pardonne : je n'ai pas voulu ça. J'ai tué cet homme qui était un salaud… mais je ne vaux pas plus. Je suis un… Non, un Serviteur en mission n'est jamais un assassin ! Erwin Rom Zarko, tu as agi pour le bien de la cité de Warboon, pour le bien de la société, pour le bien de la Ville. Tu as fait ton devoir…

Ton devoir, imbécile ? Tu n'as même pas agi consciemment. Tu as été manipulé, possédé par… Ose le dire, Serviteur ! Tu étais possédé par la Ville quand tu as tiré. C'est la Ville qui a agi, qui a frappé par ta main — presqu'à ton insu. Mais pourquoi ? La mort de Val Atloger résout-elle le problème de la criminalité à Warboon ? Non, sûrement pas. La solution devrait être politique… Et pourtant, la Ville a choisi de tuer…

En es-tu bien sûr, Erwin ?

C'est toi qui as tué Atloger ! Et maintenant, tu refuses d'assumer ta responsabilité. Tu te caches derrière la toute-puissance de la Ville. Mais la Ville t'a laissé ton libre arbitre. Elle n'aurait pu te forcer à tirer… Ah ! j'étais conditionné par avance. Je n'avais pas vraiment le choix. La liberté des Serviteurs n'est qu'un mythe.

Tu renies ton amour et ta foi, Erwin Rom Zarko ?

Sytia était entrée sans frapper dans le bureau d'Erwin. Le bleu de ses yeux avait pris une lueur gris acier. Elle allait et venait devant le Serviteur, les doigts crispés sur une cigarette qu'elle oubliait de fumer.

« Qu'est-ce qui vous a pris de tirer ? Il n'était pas armé ! Et c'est tellement inutile. Votre vie ne vaut pas cher, maintenant. Et du même coup la nôtre ! »

Erwin était à demi étendu sur son fauteuil, les jambes écartées, les avant-bras posés sur les accoudoirs, les mains pendantes. Il penchait la tête sur le côté droit d'un air méditatif.

— « Il fallait un exemple, Sytia. Le reste viendra après. »

La voix du Serviteur manquait de conviction. La jeune femme refusa le siège qu'il lui offrait. « Vous avez oublié Ohé ? Ohellessenci ? Il est pire qu'Atloger. Il est plus intelligent et plus cruel. Au fond, il n'attendait que la mort de son chef pour prendre sa place. Vous lui avez rendu un sacré service ! »

Erwin replia les jambes, noua les mains sur son genou. « Je sais. La mort de Val Atloger ne résout aucun problème. Du moins, sa mort seule. Mais c'était une étape à franchir. J'avoue qu'elle m'a été pénible. N'ajoutez rien. Il n'y a rien à ajouter. »

Sytia s'approcha du Serviteur, lui tendit une chumway, ralluma la sienne avec un minuscule briquet en or. « Erwin, soyez prudent, je vous en supplie. Vous êtes dans la jungle et les fauves sont à l'affût ! »

Erwin sourit. « Je suis un Serviteur de la Ville. Ils n'oseront pas s'attaquer à moi.

— Ils l'ont fait.

— Ils n'oseront plus, maintenant. La Ville me protège.

— J'ai peur pour vous, Erwin. Vous ne pouvez me l'interdire.

— Je ne vous l'interdis pas, Sytia. C'est sympathique et un peu… surprenant.

— Pourquoi, surprenant ?

— Après ce qui s'est passé entre nous.

— Je vous demande de m'excuser, Erwin. Je n'ai pas… J'ai eu… J'ai de la… de l'amitié pour vous.

— Vous avez failli dire un autre mot, Sytia… Peu importe. Dès demain, je veux rencontrer Ohellessenci. Et vous m'y aiderez.

— Ohellessenci ?

— Oui.

— Demain ?

— Demain. »

Sytia avait des cuisses rondes et pleines serrées sur une plage de moiteur. Erwin glissa une main sous le triangle de soie noire qui moulait le renflement de son sexe. Sytia se serra contre lui. « Erwin, je veux bien, maintenant. » Elle ouvrit brusquement les jambes. « Je veux bien faire l'amour avec un Serviteur de la Ville… »

C'est le Serviteur qui t'excite ? Ou c'est l'homme qui a tué Val Atloger ? D'un geste vif, sans tendresse, il acheva de dénuder la jeune femme. Puis il plongea les doigts dans la menue toison claire, un peu rousse. « Caresse-moi, chéri. » implora Sytia. Des caresses d'assassin ? Non, je vais te sauter comme une chienne, ma fille. Je te hais autant que je me hais. Je voudrais crever sur toi !

Erwin était nu et son sexe dur, dressé, lui faisait mal à force de désir et de colère. Il s'agenouilla entre les cuisses de Sytia et, sans aune préparation, avec une violence voulue, il s'enfonça en elle. Tu te souviendras de ton premier Serviteur de la Ville, garce ! Elle étouffa un petit cri. Il chercha à rencontrer son regard qu'elle lui déroba en se tournant sur le côté. Il se mit à la fouailler en haletant. La puissance des Serviteurs n'est pas un vain mot, ah ! ah ! Elle gémit bientôt de plaisir et essaya de l'attirer contre elle. Mais il résista. Il voulait la voir sous lui, écartelée, abandonnée, plus que nue. Sytia Loryn, troisième adjoint du procureur de Warboon ? Ce n'était pas seulement excitant. C'était la seule consolation qu'un assassin pouvait s'offrir quelques heures après son crime.

Il s'épancha soudain, s'écroula sur la poitrine de Sytia en criant qu'il était un salaud et qu'il l'aimait.

Erwin pénétra dans le bar derrière Wayn Kaal et Sytia. La jeune femme avait eu recours au reporter du Jour de Warboon pour arranger cette entrevue à laquelle le Serviteur tenait absolument. Le bar de Telm Antgula était un des points de chute favoris de la bande Val-Ohé. Wayn savait de source sûre que le nouveau chef, le digne successeur d'Atloger, serait là en fin d'après-midi, accompagné de quelques-uns de ses plus fidèles tueurs. Un certain nombre de personnages douteux, perchés sur de hauts tabourets, commentaient les événements ou plutôt l'événement. Le seul qui comptait. La mort de Val Atloger, dont le bureau du procureur avait donné une version confuse et ambiguë. À l'entrée du trio, il y eut quelques signes d'agitation, puis un homme se leva et tous les autres s'immobilisèrent.

« Ohellessenci ! » souffla Sytia. Mais Erwin ne tourna pas les yeux vers la salle. Les Serviteurs possédaient-ils un pouvoir exceptionnel ? Que ferait la Ville si Erwin était réellement menacé ? Sytia se demandait si elle n'avait pas conduit son amant d'une nuit vers une mort certaine. En obéissant à ses ordres. Et pouvait-elle lui désobéir sous prétexte qu'elle avait couché avec lui ? Ils avaient fait l'amour, mais Erwin Rom Zarko restait un Serviteur de la Ville. Et elle était toujours le docteur Loryn adjoint du procureur. Elle se résolut enfin à lui poser — tout bas — la question qui tournait follement dans sa tête. « De quels moyens disposez-vous, Erwin ? Il faut à tout prix que je le sache pour…

— Tais-toi ! » dit Erwin. « Je n'en sais rien ! » Sytia fit une grimace de colère. Pourtant, Erwin ne s'était pas moqué d'elle. Il n'avait pas menti. Il ignorait quels étaient ses moyens de défense. Plus exactement, il ignorait comment la Ville pouvait intervenir pour le sauver s'il était en danger. On lui avait toujours caché cela. Il l'apprendrait peut-être par l'expérience. Ou jamais. Une joie brutale, orgueilleuse et farouche s'était emparée de lui. Je suis un Serviteur de la Ville. Je possède une formidable puissance mais ne la connais pas. Je suis un Serviteur de la Ville, donc je domine les Hommes. Je suis mortel mais je domine. Je dois dominer…

La tension était extrême. La porte du bar s'ouvrit, un homme s'avança de quelques pas, puis tourna les talons et prit la fuite. Wayn Kaal commanda trois mancharis en s'excusant auprès d'Erwin. « C'est l'habitude, ici. On ne sert pratiquement que ça… Un alcool à soixante degrés, attention !

— Sytia, » demanda Erwin calmement, « comment se fait-il que tu sois toujours adjoint du procureur en affichant des idées aussi subversives ? »

Sytia prit son verre puis le reposa, se lécha les lèvres. « Je n'ai jamais affiché mes idées, Erwin. C'est la première fois que je dis à quelqu'un tout ce que je pense… » Elle serra le bras d'Erwin. « Il est là ! » Ohellessenci s'approchait d'un air nonchalant. Le barman avait blêmi.

Erwin se retourna avec une apparente tranquillité. « Je crois que la ville de Warboon est mûre. » dit-il à mi-voix.

— « Mûre pour quoi ? » demanda Sytia.

— « Pour la révolution ! »

Ohé était très différent de Val Atloger. Brun, court sur pattes, le cou épais, le visage très mobile, avec des yeux brillants sous des sourcils charbonneux, une large bouche sensuelle, il paraissait à peine quarante ans. Il s'arrêta à cinq ou six pas d'Erwin. Deux hommes le rejoignirent, l'encadrèrent. Ohé était vêtu d'un costume blanc, taché de sueur aux aisselles, et portait un petit chapeau jaunâtre rejeté sur la nuque. Ses tueurs étaient plus grands que lui, avaient des vêtements plus sombres et des chapeaux plus larges. Erwin ne fit pas un geste. Il savait que sa carrière et sa vie étaient en jeu. Mais il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il aurait pu faire pour maîtriser une situation qui lui échappait totalement. Une situation qu'il avait pourtant voulue, créée — mais il ne savait plus pourquoi.

Son seul atout était sa cape rouge qui symbolisait la puissance de la Ville. Il demanda à Sytia de lui passer son verre. La jeune femme obéit. Il but une gorgée de manchari en regardant Ohellessenci et ses tueurs. Les deux hommes qui encadraient le chef portèrent ensemble la main à la poche intérieure de leur veste. Personne ne broncha. Le silence était impressionnant.

À cet instant précis, Erwin sut qu'il était devenu un Serviteur de la Ville. Pour le meilleur et pour le pire.

Il rejeta un pan de sa cape sur son épaule.

Erwin rejeta un pan de sa cape sur son épaule et attendit.

Ohellessenci leva négligemment la main droite et fit claquer son pouce. Une seconde plus tard, il s'abattit en avant, le dos et le flanc gauche percés de balles. Ses tueurs — ses propres tueurs — avaient tiré en même temps, croisant leur feu sur lui.

Le chapeau jaune du gangster glissa sur les dalles multicolores de la salle, se retourna et vint s'arrêter contre la jambe du barman. Des taches rouges s'étalèrent sur la veste blanche d'Ohellessenci. Il y eut un sanglot étouffé. Deux hommes empoignèrent une jeune femme qui se débattait, en pleine crise d'hystérie. Peut-être une amie du mort.

Erwin n'avait pas bougé. D'un revers de main, il essuya la sueur qui coulait sur son front. Les gardes du corps d'Ohé l'entourèrent.

« Serviteur !

— Qui êtes-vous ? » demanda Erwin. Mais il connaissait d'avance la réponse.

— « Nous venons de Gwona. » dit l'un des gardes.

— « Nous vous attendions. » ajouta l'autre.

— « Depuis deux ans… »

Ainsi, la Ville et ses Serviteurs avaient longuement préparé leur intervention à Warboon. J'aurais dû m'en douter… Il serra la main de ses nouveaux compagnons.

— « Qu'allez-vous faire, maintenant ?

— Si vous voulez bien, nous resterons avec vous. » dit le premier.

— « Votre travail ici ne fait que commencer. » précisa le second.

Erwin Rom Zarko posa la main droite sur l'épaule de Sytia. De la main gauche, il répondit au geste d'amitié de Wayn Kaal. Il eut un bref regard pour l'assistance, en grande partie sans doute la bande Val-Ohé, désormais privée de ses chefs, silencieuse, figée, tendue… matée, peut-être. Comment savoir ?

Oui, tout commençait, à Warboon.

— « Serviteur ! » dirent ensemble les envoyés de Gwona.

Erwin prit le bras de Sytia. « Rentrons au palais de justice. Nous avons encore un communiqué à publier. »

Première publication

"les Serviteurs de la Ville"
››› Fiction 257, mai 1975
Avec Katia Alexandre