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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Source rouge

On était au tout début du mois d'Aron, deuxième mois des automnes. J'avais demandé une translation au choix, depuis très, très longtemps. Mon choix, c'était Mars, bien sûr. J'avais tous les quotas et je ne comprenais pas pourquoi mon tour n'arrivait jamais. Après tout, les bleus me jugeaient peut-être indispensable ici, à Aurora, petite ville du monde prime.

J'attendais d'être appelée. Je me rendais presque tous les jours à l'un des dix centres milliens d'Aurora pour assister au ravissement des transilés vers l'un des trois mondes ultimes, la Lune, Mars ou Vénus. Le quatrième, Mercure, serait ouvert bientôt, sans doute à la fin des automnes ou au commencement des hivers.

Ce jour-là, je me trouvais au centre Rose double, un des plus petits de la ville. Nous nous tenions presque tous assis sur nos talons, à même le tapis. On disait “à genoux” mais nous n'étions pas agenouillés pour de bon. Juste dans une attitude concentrée et respectueuse, face aux maîtres-aidants en tunique rouge installés à la tribune, au fond de la salle. Le podium de translation se trouvait devant la tribune, à deux pas du premier rang de l'assistance. Et au-dessus de nous flottait le portrait pict de Jonas Mill, l'inventeur de la translation et le créateur des centres. La tête du patriarche flottait si près de nous qu'on aurait pu, semblait-il, lui tirer la barbe sans se lever…

Je regardais les maîtres-aidants, en particulier la dirigeante de session que je connaissais. Je voyais à peine les sphérides qui voletaient dans la salle. Les bulles des réseaux accompagnaient tous les gestes de notre vie. On ne remarquait que leur absence, un événement rarissime, du moins dans les espaces publics. Les plus petites avaient à peu près le volume d'un melon, les plus grosses celui d'un ballon de gym, presque un mètre de diamètre. J'éprouvais parfois le sentiment, honteux et fugace, que les sphérides étaient les vrais habitants de la Terre prime — et nos maîtres.

Ils dansaient maintenant à quatre, autour de ma tête. Un porteur jaune s'est éloigné. Restaient un soignant bleu et deux messagers verts. Messagers et guetteurs… Les verts avaient au moins deux fonctions, peut-être trois. Quelques-uns de mes amis les appelaient espions.

Nous étions une trentaine d'aspirants à la translation, et une grosse centaine de sphérides, dont au moins soixante-dix verts, virevoltaient sans cesse autour de nous. J'eus soudain le sentiment que l'un d'eux écoutait mes pensées. Il le pouvait. Les trois quarts de nos communications passaient par le réseau vert… ce qui nous dispensait d'utiliser les téléphones individuels, ces instruments archaïques. En même temps, le soignant bleu m'a frôlée deux ou trois fois comme s'il avait découvert en moi un dysfonctionnement qui méritait toute son attention. J'ai commencé à avoir un peu peur.

Il s'en est allé soudain, suivi par un des verts, et tous deux se sont mêlés à la foule papillonnante de leurs semblables. Le deuxième vert est resté quelques secondes de plus près de moi. Il est parti à son tour, lentement, comme à regret. J'ai perçu alors une réflexion absurde : Jonas Mill n'a jamais existé ! Il n'y avait aucun accompagnement musical, ni indication de provenance. Juste ces mots, plusieurs fois répétés : Jonas Mill n'a jamais existé !… Ç'aurait pu être une pensée du Lien, car j'avais le don de les entendre parfois. Mais le Lien ne m'envoyait plus que des réflexions philosophiques, souvent tirées des textes anciens, ou des poèmes d'autrefois et d'ailleurs. De plus, quand j'étais en contact avec le Lien, je recevais toujours ce bruit de fond doux et lent qu'on appelle “océan mystique”.

Aucun bruit de fond. Seulement cette sottise sur Jonas Mill. Bien sûr que Jonas avait existé. Il existait toujours, puisqu'il était devenu un des premiers éternels du premier monde ultime, Mars la grande. J'ai été très soulagée quand le silence s'est fait dans ma tête.

Dès lors, j'ai observé avec plus d'attention le ballet des sphérides. Pourquoi les rouges étaient-ils si nombreux ? Chargés des translations, ils devaient peut-être unir leur force pour fournir l'énergie nécessaire au formidable voyage des transilés… Je me suis rappelé une réflexion de mon frère de sizaine, Yadé. Selon lui, les rouges avaient un rôle secret. Pourquoi secret ?

Les bleus, de toutes grosseurs et de toutes nuances, fourmillaient aussi dans le centre millien. Normal, on avait toujours besoin de soignants lors d'une translation. Des gens étaient pris de malaise, sous l'effet de l'émotion, ou bien s'énervaient dans l'attente, parfois la bousculade. Certains perdaient le contrôle de leur souffle jusqu'à l'évanouissement… Les porteurs jaunes restaient discrets. Les gris, simples bureaucrates, semblaient très rares.

La dirigeante, une femme âgée en tunique rouge à col noir, a terminé la causerie qui précède toute translation et souhaité un bon voyage aux futurs transilés de la session. Bon voyage et aussi le bonheur éternel dans les mondes ultimes… Il existait parmi les aidants rouges des hommes et des femmes de presque cinquante ans. Leur expérience irremplaçable obligeait ces malheureux à rester dans le monde prime vingt ou vingt-cinq ans de plus que les simples servants. Ah, justement, la dirigeante annonçait sa prochaine translation.

« Ce mois d'Aron sera le dernier de mon séjour en prime. J'ai quarante-deux ans. J'ai renoncé plusieurs fois à être transilée pour accomplir ma tâche d'aidante en ce monde. Enfin, mes frères et sœurs, aidants et aidantes, m'ont libérée de ma mission. Je vais être transilée moi-même d'ici quelques jours : une translation au choix pour services rendus. J'ai choisi Mars parce que c'est un monde magnifique et que j'aime ses montagnes dorées et ses vertes rivières. J'ai l'intention de voyager régulièrement dans les autres mondes ultimes, la Lune, Vénus, Mercure. Vous aussi connaîtrez là-haut le voyage, impossible ici-bas, ses surprises, ses émotions, ses joies… Vous connaîtrez aussi tous les mondes qui s'ouvriront dans les milliers ou les millions d'années de l'éternité, car l'éternité nous est donnée ! »

Le malin démon qui jouait dans ma tête m'a soufflé une pensée que j'ai regrettée aussitôt : N'est ce pas trop beau pour être vrai ?

Un aidant rouge de grande taille, au teint sombre et au crâne nu, a annoncé alors que la session continuait. Une jeune femme à la peau très blonde s'est levée au milieu de la salle.

— « Je m'appelle Hamid Ha Vouk. Je dois être transilée ce jour d'Aron 4, à la 37e heure. Il est 36,95. C'est mon tour. Je suis prête. »

On l'a saluée de gais cris. Elle a touché le cercle de lumière qui flottait devant elle, et une musique joyeuse a jailli de l'air. Les notes disaient : La translation est une fête. Soyons heureux !

— « Hamid Ha Vouk, c'est bien ton tour, au tout prochain instant. »

Phrase scandée, que chaque assistant a reprise. La future transilée s'est approchée du podium, sur lequel les sphérides jaunes et leurs servants l'ont hissée. Alors, elle a croisé les mains sur la tête.

— « Gloire à Vénus, la plus belle des planètes ultimes ! »

Nombreux dans la salle, les partisans de Mars ont fait entendre un grondement réprobateur. Quelques zélateurs de la Lune ont scandé le nom de leur idole : « Ô Lune ! Ô Lune ! ». Désabusée, le cœur las, je suis restée silencieuse. Hamid Ha Vouk a laissé retomber ses mains. J'ai observé son visage sur le pict, et je l'ai vue fermer les yeux.

Elle a débité avec conviction sa profession de foi : « La translation, c'est la vie, c'est l'immortalité, l'éternité. C'est la vie ! C'est la vie ! ».

Et j'ai songé : Puisque tout le monde le sait, pourquoi le crier si fort ? J'ai chassé très vite cette pensée impie. L'Ecclésiaste me pardonne.

J'ai cru voir Hamid Ha vaciller un instant, comme si ses jambes faiblissaient. Et il m'a semblé qu'une lueur de panique s'allumait dans son regard. Deux sphérides jaunes de la taille d'un ballon de jeu sont venus la soutenir, un à chaque épaule. Un sphéride bleu s'est mis à tourner autour de sa tête. Puis un translateur rouge, d'un mètre de diamètre, est venu se placer exactement au-dessus d'elle. Le silence a pris une profondeur religieuse. Hamid Ha paraissait vraiment très effrayée. Que voyait-elle soudain ? Elle tentait de s'échapper ! Deux sphérides verts et un aidant jaune l'ont retenue.

Le sphéride rouge s'est coloré vivement, comme embrasé de l'intérieur par une puissante source lumineuse. Une règle de prudence commandait de baisser les paupières et de se cacher les yeux sous les mains au moment de la translation. Je l'avais fait cent fois. Mais ce jour-là, je voulais voir l'éclair. J'avais toujours cru qu'il était rouge. Il était blanc et aveuglant. J'ai retenu ma respiration pour ne pas crier. Pendant quelques secondes, peut-être une minute. J'ai craint d'avoir perdu la vision. Quand la clarté a commencé à revenir, j'ai distingué deux sphérides bleues près de moi. Ils s'occupaient sans doute à me soigner les yeux. J'étais déçue infiniment. Maintenant, les sphérides jaunes et leurs assistants emportaient le corps d'Hamid Ha hors de la salle. Il serait réintégré et deviendrait le tiers ou le quart d'un grand naissant. Hamid Ha elle-même, en son âme naturelle, voguait déjà, à la vitesse de la lumière (la vitesse de l'éclair blanc), vers l'ultime Vénus. Pourquoi ce regret, cette mystérieuse souffrance qui creusait ma poitrine et s'étendait en moi ? Pourquoi cette tristesse plombée de désespoir ?

La tristesse m'écrasait, pesait sur mon cœur et sur mon corps.

« Te sens-tu assez forte pour rentrer chez toi, Tandi Ha Maira ? »

J'ai regardé sans le voir le sphéride bleu qui m'avait posé la question.

— « C'est l'émotion.

— Nous le savons. Tu es des nôtres. Nous pouvons te ramener… »

Il a lu mon adresse dans l'âme dicréée du réseau. Ce qu'on appelait autrefois une “intelligence artificielle”.

« Hamlet 621. C'est à quinze minutes de troll d'Aurora.

— Oui. J'ai fini mes heures bleues aujourd'hui. Je vais prendre le troll.

— Bien, Tandi. Sois libre et heureuse. »

J'ai fait quelques pas dans la salle de translation, sous l'inquiète surveillance des réseaux bleu, jaune, vert. Je me tenais debout, je pouvais mettre un pied devant l'autre, avancer, me diriger comme une machine lente. Mais j'avais mal, très mal. Je me suis mise à prier l'Ecclésiaste pour que les sphérides se contentent de cette explication simpliste : l'émotion. Bien sûr, j'avais communié à des centaines de translations, en attendant mon tour. Jamais je n'avais rien éprouvé de tel. Il y avait eu aussi ce message d'origine inconnu : Jonas Mill n'a jamais existé ! Même pas un message : une pensée folle, une pensée perdue dans l'immensité océane.

J'ai marché le long des rues, toujours absorbée par mon chagrin, discrètement surveillée par les sphérides bleus et verts. Mes pas m'ont amenée jusqu'à la prochaine station du troll. J'ai sauté dans le petit courrier au moment où il décollait du quai. Ma douleur se changeait en simple malaise. J'ai recommencé à respirer. Mais par le monstre ! qu'est-ce qui m'était arrivé ? Qu'est-ce qui allait mal en mon esprit ou mon corps ?

La pluie du jour s'est mise à tomber. Le troll s'est couvert d'un champ protecteur. Il glissait lentement à travers la ville. J'ai fermé les yeux. Aux senteurs piquantes de l'automne, je me suis aperçue qu'on avait quitté Aurora et qu'on serpentait à travers bois et champs.

Une riche nature, semée d'agglomérations plaisantes, couvrait la province. C'était le jardin d'Éden de la tradition… comme toutes les provinces de la Terre prime. Les humains, jeunes et beaux, sains et préservés, y vivaient en petit nombre dans des demeures lumineuses au bord des lacs, dans des chalets au milieu des bois, dans de gaies résidences à la périphérie des agglos. Les enfants nés jouissaient de vastes terrains de jeu et d'éducation, répartis par âge. Dès treize ans, ils pouvaient s'ils le voulaient se mêler aux adultes, mais bien peu souhaitaient quitter leur territoire avant dix-sept ou dix-huit ans. On ne les voyait que de loin. À un moment, le troll est passé près d'un espace juvénile, et j'ai songé à l'enfant à qui j'avais donné le jour, comme on disait dans les langues mortes — et pourquoi pas la nuit ? Mon enfant né dont je ne savais pas le nom… Deux sphérides tournaient autour de moi pendant que ces réflexions se balançaient dans ma tête. Un bleu qui se souciait sans doute de mes maux et tourments et un vert qui m'espionnait, essayant de lire mes pensées enfouies. Je souhaitais qu'il échoue… ce qui était aussi un vœu incivique ! Le troll grouillait de ces bestioles, animées par les intelligences dicréées, les ultimens. C'étaient d'assez petites sphères qui n'intervenaient que pour des cas bénins et urgents. Un soignant, par exemple, se penchait sur une vieille femme de trente-cinq ans au moins qui s'était mouchée deux fois depuis son arrivée dans le troll. Cette voyageuse avait de toute évidence un corps à bout d'usage. Elle aurait dû être transilée d'urgence, mais cela dépendait des translateurs. Qu'attendaient les rouges pour l'expédier sur un monde ultime ? Bien sûr, le soignant bleu allait lui sécher le nez.

Le troll s'est arrêté à la station 621. Je suis descendue, et un sphéride vert m'a suivi.

« J'espère que tu es sûre et tonique, Tandi. »

La formule préférée des verts. Un bleu aurait dit : « Libre et heureuse. », à l'impératif !

— « Tonique et sûre, Messager. Je te salue. »

Je me suis éloignée en trébuchant. Cet imbécile n'a même pas remarqué mon état. Il a émis un bourdonnement satisfait et s'en est allé papillonner plus loin. J'ai pris le sentier qui conduisait à travers bois au Hamlet 621. Je me suis aperçue avec plaisir que je n'étais plus accompagnée. Même les sphérides orangés, les garants et gardes, se faisaient discrets près des lieux habités.

J'aimais la tranquillité du hamlet, la magnificence des futaies, la douceur des sous-bois, l'intimité des clairières où s'éparpillaient les chalets. Pourtant, je n'étais pas vraiment consciente de vivre dans un petit paradis, car la translation m'obsédait. Dans mon impatience d'accéder à l'éternité, je ne savais ni ne voulais jouir du bonheur terrestre.

J'ai parcouru en quelques bonds les cent derniers mètres du sentier, tant j'avais hâte de retrouver la paix du chalet 42 que j'habitais avec cinq compagnes et compagnons de sizaine. C'était une vaste demeure, confortable et lumineuse. Vingt personnes auraient pu l'occuper sans se gêner. Jamais nous ne nous étions demandé, les uns et les autres, si nous aurions plus ou moins d'espace dans les mondes ultimes. Qu'importait l'espace, puisque l'infinité du temps nous serait donnée !

Yadé et Nome m'attendaient sur le seuil. Yadé m'a serrée dans ses bras et m'a bercée en chantonnant.

« Les bleus nous ont avertis que tu avais eu un malaise au centre millien. » dit Nome. « Nous étions prêts à aller te chercher. Les verts nous ont rassurés. Es-tu mieux ?

— Je suis heureuse d'être près de vous. »

Je partageais avec Yadé, un homme de petite taille, à la peau joliment dorée, une grande intimité de corps et d'esprit. J'avais des relations tendres avec Nome, une nouvelle vivante, qui n'avait jamais pu s'établir tout à fait dans son âge adulte. Dehema nous a rejoints. Séli et Mowo étaient absents, l'une retenue par ses tâches d'aidante de nuit, l'autre courant comme toujours les jeux et les fêtes du soir pour oublier qu'à trente ans passés il n'avait pas encore reçu son visa de translation.

On s'est réunis tous les quatre dans la salle ronde, au milieu du chalet. Je me suis étendue sur un chambellan à fontaine et j'ai laissé l'eau vive dissoudre mes vêtements et “tiliser” ma peau. J'ai ressenti un certain soulagement, mais pas l'euphorie habituelle. Puis les questions sont venues. J'ai essayé de raconter mon malaise, puisque c'était un malaise, selon les bleus. Mais les mots s'effaçaient dans mon esprit, et la douleur revenait, lancinante, dès que je voulais revivre le moment de la translation.

Yadé s'est étonné.

« Tu n'avais donc jamais observé l'éclair de la translation.

— C'est interdit…

— Déconseillé seulement. On risque d'être ébloui. On peut s'abîmer la rétine si on s'amuse à regarder chaque fois. C'est tout.

— Je m'attendais à un éclair rouge. Rouge comme le réseau translateur. Rouge… »

J'ai cherché une autre comparaison. Une émotion inconnue s'est levée au fond de moi. Rouge comme la Source rouge ! Je me suis mise à trembler d'excitation. Yadé m'a envoyé en subli : Tais-toi ! Dehema me fixait, un sourire moqueur sur les lèvres.

J'aurais voulu avouer ma déception, mais je n'en avais pas le droit. À ce moment, j'ai humé une piquante odeur venue de la cuisine.

« Oublions tout cela. » ai-je crié. « Soyons sûrs et toniques ! »

Je me suis levée de mon chambellan et on a dansé quelques minutes sur un air de métamorphose joué au tore marin : musique des réseaux associés. L'harmonie ouvrait une dimension de profondeur exquise et surhumaine, où l'on sentait le vertige des âmes dicréées Aucun vivant ne composait de la musique ni peignait des tableaux sur le monde prime. On avait le choix entre les œuvres du lointain passé et les productions des dicréés. J'ai reconnu le morceau à sa rumeur océane : Source rouge. À croire que les réseaux l'avaient choisi pour moi.

Yadé m'a soufflé un nouveau subli : Chasse, je t'en supplie, toutes ces mauvaises pensées, ma Tandi !

J'ai fait de mon mieux pour suivre le conseil. Plus tard, assise dans un siège caprice-doux, j'ai laissé la musique étourdir ma douleur. Yadé nous a régalés d'un plat qui était sa spécialité : salaison carnée dans une sauce aux oignons de lys de Ruben. J'ai fait semblant de croire que rien de grave n'était arrivé, que tout allait continuer suivant l'ordinaire des jours, jusqu'à ma translation.

Le repas fini, j'ai ouvert les mains en signe de lumière, j'ai scruté tout à tour Nome, Dehema, Yadé et parlé à voix haute.

« Je suis indiciblement bien avec vous, mes amis que j'aime, dans cette ville, ce hameau, ce chalet. Je suis sûre qu'il n'existe pas d'êtres plus généreux et compatissants que vous, ni d'endroit plus plaisant que le hameau sur toute la Terre prime. Pourquoi suis-je tourmentée par la tristesse, le chagrin, le désespoir même ? Depuis quand ? Je vous demande pardon à tous. J'envie Mowo qui accepte son sort et oublie son malheur dans la fête. Il ne sera sans doute jamais transilé. Que va-t-il devenir ? Il va vieillir ? Et moi ? Que se passe-t-il au bout de la vieillesse ? Est-il vrai qu'il existe des sphérides blancs, les nettoyeurs, chargés d'évacuer les corps trop usés pour être réintégrés ? Qu'en font-ils ? Où les envoient-ils ? Ce sera sans doute mon sort. Mais que signifie au juste “être évacué” ? J'avais ce don d'entendre le Lien. Je n'en ai rien fait, je l'ai gaspillé. Et tout à coup… »

Je me suis tue sans finir ma phrase. À quoi bon cette confession ? Je n'avais pas le droit d'importuner mes amis avec ma détresse. D'autant que j'avais plus d'une fois affiché devant eux le sentiment de supériorité que me donnait mon contact avec le Lien. J'ai laissé mon siège se replier sur moi pour m'envelopper comme une coquille, mais Nome m'a rappelée.

— « Ne t'enferme pas ; écoute. Nous voulons te répondre. N'est-ce pas, Dehema, Yadé ? »

Yadé a esquissé un geste de ses deux mains tendues.

— « Pas moi. Nous devrions arrêter cette conversation qui ne mène à rien et qui pourrait être… »

Avait-il pensé : …et qui pourrait être dangereuse ? J'en étais presque sûre. Mais Dehema l'a regardé d'un air de défi.

— « La conversation est passionnante. Pour une fois qu'on aborde entre nous les questions importantes ! De quoi as-tu peur ?

— Moi, peur ? »

Je connaissais bien Yadé. Il n'était pas lâche. Et pourtant, je le voyais soudain au bord de la panique. D'un geste des deux mains, il a touché ses oreilles, sa tête, et montré l'espace autour de nous. Je supposais qu'il voulait nous avertir : Les réseaux nous entendent. Ça m'a semblé puéril. Bien sûr, c'était le rôle des réseaux d'écouter les humains. Les verts surtout et, dans une certaine mesure, les bleus qui veillaient sur notre santé. Ils opéraient en général discrètement. Ils enregistraient nos conversations, le “savon”, tel était le nom de code pour ces milliards de mots, ce vaste brouillard de pensées. Ils enfouissaient tout cela dans leurs tanks à savon, où ils puisaient en cas de besoin, rarement sans doute.

Dehema s'est tournée vers moi en souriant.

— « Tu sais, Tandi, ce qui t'arrive n'est pas extraordinaire. C'est une crise due à l'attente de la translation. Tu as, combien ? Vingt-neuf ans… Tu as de très bons quotas. Tu as eu un enfant sain, ton travail dans la nursery des grands naissants te donne des points, le don du lien aussi. Tu as mérité une translation au choix, tu as choisi Mars. Et tu attends, depuis des années. Tu te crois prête, mais… pour que tu sois prête, il faudrait que tes nerfs soient à la fois souples et forts comme une clef de luth. Or, ils sont en fait comme un ressort, prêts à claquer à la moindre tension. »

Oui. Dehema avait raison. Nome nous a considérées toutes les deux d'un air pensif.

— « C'est juste, mais ça n'explique pas pourquoi Tandi n'est pas transilée, alors qu'elle a déposé sa demande depuis des années, qu'elle a d'excellents quotas, et qu'elle n'est pas indispensable ici. »

Dehema a pris son air de chatte rêveuse.

— « On ne peut jamais savoir. Peut-être qu'ils ont envie de te garder sur Prime. Ou peut-être… Tandi, est-ce que tu penses à la Source rouge quelquefois ? Ou à la mort ? »

La question m'a fait l'effet d'un coup sur la tête. La mort !

Avant que j'aie eu le temps de répondre, Yadé s'est fâché de nouveau, a frappé du poing sur le plancher.

— « Arrêtez ces idioties, cessez de délirer. La mort n'existe pas. La Source rouge n'est qu'une légende… et un morceau de musique vieux de mille ans. Il n'y a pas de sphérides blancs, tout le monde finit par être transilé un jour et par accéder à l'éternité ! »

Nome a éclaté de rire.

— « Tu n'en crois pas un mot, Yad.

— Si. Je le crois parce que… parce que c'est vrai. Par le monstre ! »

Sa voix avait pris un accent désespéré. D'une certaine façon, il disait la vérité. De toutes ses forces, il voulait croire à cette vision claire du monde. Qui avait été la mienne jusqu'à ce jour et qui s'était effondrée en un instant… Nome lui a fait signe de se calmer, puis elle a posé la main sur mon bras.

— « En guettant l'éclair de translation, tu as aperçu l'océan intérieur. C'est aussi l'intérieur de toi-même. Tu as trouvé tous tes doutes, tes peurs, les questions que tu te posais, que nous nous posons tous… Ce n'est pas un hasard si nous sommes réunis dans cette sizaine. Six individus qui attendent en vain la translation depuis des années. »

Yadé a essayé de l'interrompre.

— « Ça n'a pas de sens. Tous les adultes de prime attendent la translation ! »

Elle a ignoré la réflexion.

— « Mowo attend depuis plus de dix ans, toi depuis presque autant, moi depuis huit ans. Dehema… »

Dehema a claqué dans ses mains.

— « Je sais que je ne serai jamais transilée. »

Yadé s'est dressé brusquement.

— « Vous êtes folles, toutes les deux. Et vous êtes en train de rendre Tandi aussi détraquée que vous… Je ne veux plus entendre un mot de vos élucubrations. Je m'en vais !

— Et où vas-tu ? » a demandé Nome sur un ton de curiosité polie.

— « Marcher dans les bois. »

Je l'ai regardé traverser la grande salle du chalet. Il s'est arrêté à la porte du couloir, s'est retourné et m'a souri tristement avant de sortir.

J'ai demandé : « Qu'est-ce que la mort ? ».

Dehema a pris un air pensif et grave. Nome a ri.

— « C'est censé être la fin de toute conscience. Mais les dicréés ne peuvent pas comprendre, peut-être parce qu'ils n'ont pas vraiment de conscience. »

Et Nome a ajouté, à voix basse : « Yadé n'a pas tout à fait tort. La mort fait partie des idées qu'il vaut mieux oublier si on veut être transilé à son tour.

— Mais pourquoi ? »

Il y a eu un long silence. Puis Nome m'a demandé si je voulais vraiment savoir.

Et Dehema : « Tu peux encore rejoindre Yadé, te promener dans les bois, puis changer de sizaine… ».

Non, je n'avais pas envie d'échapper à mon destin. Et pour la première fois de ma vie, je ne souhaitais même plus être transilée.

— « Mais que savez-vous au juste ? »

Nome s'est exclamée, presque gaiement : « Rien ! Enfin, rien de plus que toi. Mais nous avons remué beaucoup d'hypothèses, entre nous et en compagnie de quelques curieux dans notre genre. Et nous nous sommes accordés sur celle qui nous paraît la plus probable… Tu veux vraiment l'entendre ?

— Oui. »

Nome a soupiré et tourné la tête vers Dehema.

— « À toi, ma belle, puisque tu as été la première à trouver. »

Dehema a contemplé longuement le ciel et ses étoiles par la baie vitrée du chalet. Un instant, j'ai espéré qu'elle se taise. Le sommeil me gagnait. J'ai ouvert la bouche pour dire : « Demain. Un autre jour. Il faut que je dorme… », mais elle a commencé.

— « Nous pensons que les mondes ultimes ne sont pas réels. Ils sont construits dans un espace d'information pure, un immense tourbillon de nombres, peuplé d'âmes dicréées. C'est l'univers des dicréés. Et quand nous sommes transilés, tu le sais, tu l'as vu mille fois, nos corps restent sur Prime pour être réintégrés. La translation n'emporte que notre mémoire, peut-être une partie de notre conscience. Nous devenons des “ultimates”, des êtres immatériels assez pareils à leurs grands frères ultimens…

— Des âmes tricréées. » a dit Nome.

— « Si tu veux. L'univers tout entier est l'empire des dicréés. La Terre prime est le centre d'élevage et d'éducation des ultimates…

— Qu'ils produisent à partir des humains biologiques.

— C'est sans doute plus facile.

— Ou peut-être ne savent-ils plus faire autrement.

— Mais quelques-uns d'entre nous leur semblent peut-être trop attachés à leur nature…

— Leur nature humaine.

— Et donc impropre à devenir des ultimates rationnels.

— Ils tardent à les transiler.

— Et s'ils ne peuvent pas les améliorer…

— Les rééduquer…

— Ils s'en débarrassent d'une façon ou d'une autre.

— C'est à cela que servent les sphérides blancs.

— Qui existent bien !

— Et ça s'appelle une “évacuation”. »

Je n'ai pu retenir un cri de colère et de dégoût.

— « Nous ne sommes qu'un troupeau de reproducteurs !

— Mieux, » a lancé Dehema dans un éclat de rire, « on est la charogne sur laquelle ils font croître les vers qui deviendront de sublimes papillons pareils à eux ! »

Nome caché son visage dans ses mains.

— « Tu savais tout cela au fond de ta conscience, n'est-ce pas ? »

J'ai acquiescé d'un signe.

— « Oui, Nome. Au moment de l'éclair, j'ai eu une brève intuition de la vérité. Puis tout s'est effacé. Il n'est resté que l'horreur. »

Dehema a laissé son regard dériver et se perdre. J'étais maintenant bien réveillée. J'ai été sûrement la première à distinguer par les baies les pâles sphères qui semblaient danser autour du chalet un ballet de fantômes. J'ai pensé : Ils arrivent, ils sont là. Espérons que Yadé a pu déguerpir à temps !

J'ai demandé : « Qu'est-ce que la Source rouge ? Pourquoi rouge ?

— Rouge comme le sang des animaux… et des hommes.

— Rien qu'une légende, selon Yadé.

— Ou bien un phénomène que les dicréés ne contrôlent pas.

— Un moyen de leur échapper…

— À condition d'y croire.

— Peut-être. Mais ce n'est pas une légende. » dit Nome.

Dehema a tourné la tête vers la baie. Elle a dû apercevoir à son tour les sphérides blancs. Ses yeux se sont agrandis une seconde. Elle a retenu un sursaut, puis elle a baissé les paupières et murmuré, d'une voix un peu chantante, comme on fredonne un vieil air, à demi oublié : « Quand s'ouvrira la Source rouge, va ! ».

Yadé est rentré en trébuchant, hagard, les vêtements déchirés, du sang sur le visage et les mains. Il a balbutié des mots que je n'ai pas compris. Il a crié et il est tombé. Les sphérides blancs ont pénétré dans le chalet de tous les côtés à la fois, dans un silence de mort.

Nome a pris ma main. Dehema s'est levée, elle a fait un pas puis s'est figée au deuxième. À la place du corps de Yadé, une flaque de chair s'est répandue. Dehema a disparu dans une flamme blanche. L'espace s'est déconstruit et changé en une mosaïque éclatée.

J'ai serré la main de Nome, j'ai murmuré : « Adieu. ». Soudain, il n'y avait plus de main. J'étais seule.

J'étais ailleurs. J'étais une autre.

Je me suis tue longtemps. J'ai observé le calendrier mural qui indiquait en gros caractères la date du jour : 7 février 2074. Des photographies aériennes de Paris, Londres, Berlin et d'autres capitales illustraient le calendrier. L'Europe, la Terre historique. Un monde réel ? Ou une habile copie des ultimens ?

Au bout de plusieurs minutes, cinq peut-être, le docteur Wells s'est levé, s'est approché de moi, s'est penché légèrement.

« Vous allez bien ? »

Environ quarante-cinq ans, plutôt grand, plutôt mince, les cheveux poivre et sel, avec beaucoup de sel. Un visage osseux, au profil romain, des yeux d'un bleu très foncé, à l'éclat intense, une fine moustache sur la lèvre. Un homme séduisant et — cette pensée m'est venue soudain — peut-être dangereux. Il pouvait décider que j'étais folle et bonne à enfermer, ou même avertir les “autres”, ceux qui me cherchaient, quels qu'ils soient. Mais j'avais trop envie de parler, de raconter l'histoire qui me hantait et qui continuait.

Car elle continuait. Ils m'avaient retrouvée, ils me guettaient, dans un but que je ne comprenais pas. J'étais seule. Je n'osais pas me confier à mon amie Anne. J'avais besoin de me débonder. J'avais lu un article du docteur Wells, je lui avais écrit, j'en étais à mon quatrième rendez-vous.

J'ai répondu simplement : « Oui, je vais bien. Les souvenirs de cette vie me bouleversent, c'est tout.

— De cette vie ?

— Ce n'est pas un rêve, en tout cas. »

Il s'est mis à marcher dans son cabinet, à pas traînants, sans me regarder. Enfin, il s'est arrêté et tourné de nouveau vers moi.

— « Vous ne vous rappelez rien après ? Après la scène que vous m'avez décrite, l'arrivée des sphères blanches, la mort de vos amis ?

— Je ne sais pas s'ils sont morts. En tout cas, je suis vivante.

— Oui. Et vous avez retrouvé la mémoire de cette existence que vous avez vécue… dans le futur ?

— Je ne sais pas s'il y a un futur ou un passé. Il y a le temps.

— Oui. Peut-être. Depuis quelques années, un certain nombre de gens, et pour moi un certain nombre de patients et de patientes, se souviennent d'une vie future. Mais vous avez sans doute raison : le passé et le futur ne sont que des leurres. »

Il est revenu à son fauteuil, s'est assis lentement en face de moi. Il a feuilleté son carnet à couverture de cuir rouge. Il a prononcé mon nom d'une voix lente et douce.

« Parlons du temps. Du temps ordinaire. Hélène Destman. Vous avez trente-six ans. Vous êtes divorcée, sans enfants, libre.

— Et heureuse. J'ai… Enfin, Hélène a élevé pendant dix ans les enfants de son mari. Je ne me souviens pas très bien de cette époque. Je ne suis pas vraiment elle. Pas complètement.

— Êtes-vous Tandi ?

— Il me reste quelque chose de Tandi. Au fond de moi.

— Qu'attendez-vous ? »

J'ai failli avouer : « J'attends que s'ouvre la Source rouge. ». J'ai retenu les mots sur mes lèvres.

Il s'est levé de nouveau, il est venu vers moi, il a posé une main sur mon épaule.

— « Ce n'est pas par hasard que vous m'avez choisi, n'est-ce pas ? Chassez vos peurs. Je suis avec vous. Dites-moi la vérité, ça vous fera du bien. Vous avez reçu l'appel ici, à notre époque ? Depuis que vous êtes Hélène Destman ? »

J'ai incliné la tête. J'ai murmuré : « Oui. », très bas.

Il a répété, à peine plus haut : « Quand s'ouvrira la Source rouge, va ! J'ai bondi de mon siège. Il m'a repoussée et forcé à reprendre ma place.

« Calmez-vous. Je crois que l'univers est un, à travers l'espace et le temps. La civilisation technicienne dans laquelle nous vivons donne aux humains un confort digne des mondes ultimes. Mais toute espérance est morte. L'ennui règne, et la frustration, l'anxiété, le dégoût… La liste est longue. Beaucoup de gens attendent, ils ne savent quoi. Enfin, certains le savent. Ils sont prêts à partir vers de nouveaux mondes, de l'autre côté de l'océan.

— Quand s'ouvrira la Source rouge ?

— Oui. Voyons votre prochain rendez-vous…

— Docteur Wells. Vous avez raison : l'univers est un. Je ne sais pas si cette Terre est réelle ou si c'est une création des ultimens. Mais ils sont là, ils m'ont rejointe, ils me guettent.

— Je vous crois.

— Quand la Source rouge s'ouvrira, il sera peut-être trop tard ! Je ne sais pas s'il y aura un prochain rendez-vous.

— Inscrivons-le tout de même. »

Chaque soir ou presque, dès que je suis endormie, l'appel. Quand s'ouvrira… Ce n'est pas un appel, c'est un ordre. Va !

Va…

Anne l'a entendu aussi. Elle n'est pas seule. Des événements inexplicables se produisent en diverses régions d'Europe. Ailleurs, on ne sait pas. Des rassemblements en des points isolés, des amnésies, des disparitions, tous faits que la presse s'efforce de minimiser ou de brocarder.

Je peux parler à Anne maintenant. L'appel a été, dit-elle, la plus grande émotion de sa vie. Elle veut partir… Je l'ai avertie : « Il n'est pas sûr qu'on puisse s'échapper à temps. ». J'ai essayé de lui montrer les sphérides blancs qui commencent à apparaître. Elle ne les voit pas. Enfin, pas encore. Il faut un œil exercé.

« Ils sont tout à fait transparents dans la clarté du jour ou à la lumière électrique. Avec l'habitude et une grande attention, on peut les apercevoir dans la nuit, la nuit sans lune et sans brouillard. »

Ils arrivent. Je suppose qu'ils viennent de très loin. Ils sont encore peu nombreux et faiblement chargés en énergie.

— « Qu'est-ce qu'ils vont faire ? » demande Anne.

— « Je ne sais pas. Nous empêcher de fuir…

— De fuir à travers la Source rouge ?

— Je crois qu'elle va s'ouvrir bientôt. Les appels se multiplient. De plus en plus de gens les entendent, partout. On voit aussi des signes avant-coureurs dans le ciel. Des grains de lumière pourpre passent en vol serré, entre les étoiles, si vite qu'on les distingue seulement quand on sait où et quand les guetter. Et pendant ce temps, les sphérides se réunissent pour un combat sans merci. C'est une course entre la Source rouge et le Réseau blanc. On ne sait pas qui gagnera, mais j'ai bon espoir. »

Un événement titanesque se prépare. Nous n'apercevons que les reflets lointains du branle-bas de combat.

— « Si la nuit s'ouvre, je te suivrai. » dit Anne.

La maison dans les bois se nomme Manoir de la Rose. Étrange coïncidence, si c'est une coïncidence. Nous l'avons louée, Anne et moi, pour la dernière semaine de l'hiver. Nous avons passé seules notre première nuit dans cette demeure glaciale. Toute la journée, nous avons guetté, écouté la radio. Certaines stations commencent à briser le tabou du silence et lâchent quelques allusions aux “attroupements” remarqués dans plusieurs pays d'Europe. Nous avons marché à travers bois.

J'ai pu montrer à Anne, dans la pénombre d'une futaie, deux sphérides blancs qui ont disparu aussitôt.

« Ils nous suivaient ?

— Je ne crois pas. À mon avis, ils ne sont pas encore opérationnels. Trop petits. Ils doivent s'enfler d'énergie et devenir gros comme… »

J'ai esquissé un geste de mes deux bras ouverts.

« Mais je ne sais pas où ils puisent l'énergie.

Nous avons entendu en même temps l'appel du Lien. Il semblait venir de l'horizon, du fond du ciel. Quand la Source rouge…

Anne m'a demandé ce qu'était le Lien.

J'ai répondu sans réfléchir : « L'alliance des humains contre les dicréés ! ».

Un peu avant la tombée de la nuit, nous avons aperçu une sphère blême d'une taille inquiétante. Anne a frissonné.

— « Ils deviennent plus forts, n'est-ce pas ?

— Et plus nombreux. »

Nous avons ouvert une bouteille de champagne et bu deux coupes. Nous avons essayé en vain de manger une tranche de pain rassis tartinée de foie gras. L'appel, soudain, nous a figées, tant il était fort, pressant, comme angoissé.

Nous sortons dans le parc. La nuit est complètement tombée. L'espace rougeoie à l'est, là où, sans doute, s'ouvrira la Source. Anne tend les bras vers le ciel.

« Vite, vite ! »

À l'ouest, nous repérons Sirius et Orion. Des formes blanches passent devant les étoiles. Les gens commencent à arriver à pied, à moto et en voiture. Bientôt, plusieurs dizaines de personnes sont rassemblées devant le manoir. J'entends crier mon nom. Le docteur Wells se précipite vers moi.

— « Je suis venu avec ma femme et mon fils… »

Un peu plus tard, baissant la voix, il demande : « Est-ce que nous avons une chance ? ».

Cette fois ? Peut-être. Je ne sais pas.

Les gens crient : « Là, là ! » et montrent une sorte de remous au milieu des étoiles. Oui, c'est la Source. Mais je crois qu'il est trop tard.

Les sphérides blancs nous entourent, nous encerclent. Gros et gras comme des fauves gavés. Ils dansent au milieu de nous un ballet endiablé. Anne les voit, le docteur Wells aussi.

— « Les sphérides, n'est-ce pas ? »

Anne supplie le ciel.

— « Vite, vite ! »

Un immense tournoiement couleur de feu emplit le quart de l'espace. On crie, on applaudit, les couples s'enlacent.

Beaucoup répètent comme une mélopée : « Quand la Source rouge… va ! ».

Le tonnerre gronde, des éclairs s'allument. Une sorte de vallée au flancs pourpres se déploie devant le manoir, creusant les bois, la terre, jusqu'à l'horizon. Des odeurs étranges se répandent, sable chaud, fruit mûr…

J'avance, entre Anne et le docteur Wells. Nous courons. Une sphère blanche nous poursuit. Je trébuche. Soudain, ils ne sont plus là. Les étoiles ont disparu. Je flotte dans un brouillard au parfum de bain.

À peine éveillée, ce matin, j'entends crier dans le hall du chalet. Surprise, joie peut-être, et mon nom.

« Tandi ! »

C'est Nome qui m'appelle. La lumière du jour bouillonne et danse entre les baies.

« Regarde, c'est pour toi. » s'écrie Nome. « Une bonne nouvelle, hein, ma vieille ? »

Sur le tableau de jour du chalet, mon nom clignote, s'affiche : Tandi Ha Maira… C'est moi. C'est moi !

Par le monstre !

Réseau bleu. Communication pour Tandi Ha Maira. Translation prévue ce mois d'Aron, vingt-six, à la quarantième heure, Centre Rose double, Aurora. Sois libre et heureuse !

Première publication

"la Source rouge"
››› Bifrost 39, juillet 2005