Les rois, les braves gens et les capitaines croient que la réalité dépasse la fiction. C'est même leur raison d'être. La nôtre est de croire le contraire. C'est nous qui avons raison.
La preuve : il est un domaine où les rois, les braves gens et les capitaines croient que la réalité a pris plusieurs longueurs d'avance, alors que la réalité, en réalité, copie la fiction avec trente ou cinquante ans de retard : le phénomène soucoupe volante, la “chose innommable”, comme l'appelle Bertrand Méheust :
« La plupart des motifs qui constituent les scènes rapportées par les témoins de S.V. sont des motifs inventés par des écrivains du merveilleux scientifique dès la fin du siècle dernier. C'est-à-dire qu'en général le “copyright” a été pris par l'esprit humain entre trente et cinquante ans auparavant. »
C'est une des raisons qui m'ont incité à écrire un “roman sur les ovni”. En voici d'autres…
Ian Watson a déjà relevé le défi de Méheust. Lorsque paraîtra ce numéro d'Espaces libres, son roman Miracle visitors aura peut-être été publié en français (sous un titre que j'ignore [*]).
Évoquant le fameux rapport Condon, Gérard Klein notait :
« Écrire qu'“il est absolument impossible qu'une quelconque forme de vie intelligente existant où que ce soit à l'extérieur de notre système solaire puisse visiter la Terre dans les dix mille ans à venir” sans en donner aucune justification, c'est s'exposer sinon au ridicule, du moins à la méfiance. Ni Condon, ni ses collaborateurs, ni Morrison, ni Baker (ni moi) n'ont la moindre idée de ce qui se passera dans les dix mille ans à venir, ou dans toute autre unité de temps, celle-ci paraissant arbitrairement choisie. »
Non, personne n'a la moindre idée de ce qui se passera dans — mettons — les cent ans à venir. C'est ce qui donne à l'imaginaire tout son charme et à la Science-Fiction tout son éclat. Mais Gérard Klein est trop bon. La phrase en question, citée par Robert M.L. Baker, dans le Scientific research du 14 avril 1969, est une pure merveille de mauvaise foi et d'imbécillité. Elle est malheureusement assez représentative de ce que l'on ose encore appeler la “pensée scientifique” et qui est seulement l'expression du terrorisme intellectuel des scientocrates. Gérard Klein ajoute : « La confusion volontaire de Condon ne masque ici qu'un haussement d'épaules. ».
À mon avis, c'est un peu plus qu'un haussement d'épaules. Ce genre de personnages — il y a beaucoup de Condon dans la technocratie du monde entier — trépigne de rage à la simple pensée qu'on pourrait mettre en doute son opinion sacrée. Et profère n'importe quoi dans sa sainte fureur, pour avoir le dernier mot et assommer toute contestation.
Qu'on y songe : tous les Condon ne s'occupent pas de soucoupes volantes. Il y en a aussi, notamment, dans le nucléaire… Il est facile de transposer la phrase sublime. Ainsi, par exemple : « Il est absolument impossible qu'une quelconque sorte d'accident à l'intérieur d'une centrale nucléaire puisse se produire dans les cinquante — ou cinq mille — ans à venir. ».
Le mépris des scientocrates pour les témoignages du dossier S.V. est le même que celui des représentants du pouvoir pour les arguments avancés par les opposants au nucléaire. Le phénomène S.V. est un révélateur de ce qu'on pourrait appeler, avec quelque grandiloquence, la nouvelle trahison des clercs.
Une raison plus directe, enfin, d'écrire ce livre : Bertrand Méheust — encore lui ! — écrit :
« Pourquoi les bons écrivains de S.-F. et les fans éclairés, dans leur immense majorité, n'ont-ils pas reconnu la “chose innommable” ? Pourquoi, depuis trente ans le phénomène n'a-t-il été adopté, comme thème, comme sujet de rêve ou de réflexion, que par les franges dites “inférieures” du genre ? En un mot, pourquoi est-il admis au Fleuve noir, et presque absent chez Klein ? ».
Une remarque : il y a tout de même eu “chez Klein” l'illustre Vagabond, le premier volume de la collection "Ailleurs et demain", et la plus belle “histoire de soucoupe volante” que j'aie jamais lue. Et, naturellement, je vais proposer à Gérard Klein les Yeux géants, un roman écrit pour "Ailleurs et demain". Sans préjudice de ce que je ferai pour le Fleuve noir…
"Les Tanganautes" est un texte qui se rattache au roman, bien qu'il ait son indépendance. Il se situe dans la deuxième partie du récit et explore les conséquences extrêmes d'une thèse qui sous-tend l'intrigue et qui est à l'origine du livre : “Si les ovni sont ce qu'on dit, l'univers n'est pas ce qu'on croit !”.
Un détail : le titre était choisi depuis longtemps lorsque j'ai découvert depuis que Wojciech Siudmak avait déjà dessiné les “Yeux géants”, sous le titre l'Espoir (numéro 16 de l'album l'Art hyperréaliste fantastique de Wojtek Siudmak, le Cygne, quatrième trimestre 1978). Eh bien, mon histoire se passe entre 2010 et 2030 : le copyright a été pris entre trente et cinquante ans auparavant !
Et pour conclure, cette citation de Josef Allen Hynek :
« Lorsque viendra la solution longtemps attendue au problème des ufo, je crois qu'elle se révélera être, non point un petit pas dans la marche de la science, mais un saut quantique puissant et totalement inattendu. »
[*] les Visiteurs du miracle (Calmann-Lévy, mai 1981)
À Bertrand Méheust pour Science-Fiction et soucoupes volantes
À Jean-Pierre Andrevon pour le Désert du monde
L’intrusion du non-H, de la chose innommable, devrait inévitablement être pour nous : interminable, non conclusive, évanescente, d'une haute étrangeté, et, d'une manière générale utiliser comme modèle de ses manifestations nos structures mentales.
"la Solaristique a peut-être déjà commencé et vous le le saviez pas !" ou "les Mémoires d'un agent double"
Fiction 299, mars 1979, p. 180
J'arrivai un peu après l'aube au cimetière de Gabarella. Nous avions dormi à l'hôtel des Généreux du village. Dans cette région appauvrie par une bonne douzaine de crises économiques depuis un siècle, les généreux ne l'étaient qu'à moitié, et leur centre d'accueil m'avait paru affreusement inconfortable. Je traînais mes courbatures dans le matin riant et mortuaire et l'habituelle “céphalée en casque” me serrait le crâne avec une patience de bête bien dressée.
Nous étions quatre : Greg, Mariella, Salah et moi, Vincent Jallas. Nous avions dû laisser notre vélelle biplace au pied de la colline. Les routes de la région étaient entretenues avec beaucoup de dévotion et peu de moyens. Mais le cimetière nous plut tout de suite. Il dressait ses quatre murs fleuris au milieu d'un coteau ombreux. Au-dessous, se trouvait un lac bordé de saules avec des cygnes au milieu. Les fleurs sur les murs du cimetière, les cygnes dans le lac, tout comme l'austérité à laquelle je m'habituais difficilement depuis mon retour sur la terre, témoignaient d'un nouvel art de vivre : celui des années trente. Les cygnes nageaient paisiblement. Un vol de pigeon nous frôla pour se disperser parmi les tombes couvertes de marguerites. Les gens du village remplissaient régulièrement les écuelles et les pichets placés en divers points du cimetière et signalés la nuit par une petite veilleuse à huile ou à pile. Ainsi, les ressuscités que personne n'attendait trouvaient toujours de la nourriture et de la boisson en revenant à la surface. À cause des lumières qui, dès le crépuscule, changeaient les cimetières de campagne en parcs à lucioles, on nommait Veilleur les fidèles qui, pour l'amour des Yeux géants, aidaient les nouveaux ressuscités. Et le matin, les pigeons, les corbeaux, les moineaux, les chiens sauvages, les chats harets, les écureuils, les rats, les belettes, les serpents et Dieu sait quoi encore, se précipitaient pour nettoyer les écuelles. Certains cimetières, que les Yeux géants survolaient presque chaque jour, étaient devenus les endroits les plus vivants du monde.
Les Veilleurs de Gabarella ne se manifestaient guère. Nous semblions leur inspirer, nous les Tanganautes, un certain effroi ou un certain dégoût. Quelques silhouettes s'esquivèrent à notre arrivée, en direction des saules pleureurs. Les feuillages qui tombaient jusqu'au sol devaient constituer un excellent poste d'observation, permettant de voir tout ce qui se passait aux abords du cimetière sans avoir la moindre chance d'être vu.
Mariella avait suivi la direction de mon regard.
« Tu crois qu'ils nous guettent ?
— Comme d'habitude. » dis-je.
Greg, qui faisait fonction de chef de groupe, marchait d'un bon pas devant nous. Mort à soixante-dix-sept ans, il avait bénéficié du rajeunissement qui accompagnait toujours les résurrections réussies. Âgé d'environ d'un siècle pour l'état civil, il paraissait à peu près cinquante-cinq ans à nos yeux, et sa vigueur nous surprenait souvent.
Deux militaires nous attendaient à l'entrée du cimetière : un lieutenant et un sergent, assez détendus dans leurs uniformes rose et jaune. L'armée, omniprésente et toute puissante dans les années dix, avait complètement changé de style et perdu la plus grande partie de son pouvoir. Les soldats de l'an 2035 n'étaient plus guère, dans le monde entier, que des pompiers sauveteurs, très occupés à graisser les rouages de l'utopie planétaire. Le lieutenant eut un sourire un peu forcé et s'avança pour nous serrer la main. Le sergent, légèrement verdâtre, se contenta d'un bref salut.
« Nous sommes l'équipe de jour de la communauté Maria-Tristan. » dit Greg.
Le lieutenant hocha la tête.
— « Je sais. Les Tanganautes…
— Nous venons relever nos amis auprès de la tombe de mademoiselle Julie Laumer. » expliqua Mariella.
— « Oui, oui, j'ai parlé à vos amis. Je suis ici depuis hier soir. Mais… Eh bien, je leur ai demandé quelques renseignements. Ils m'ont dit de m'adresser à leur chef de groupe, Gregorio Delgado.
— C'est moi. » dit Greg. « Que voulez-vous savoir ? »
Le lieutenant leva la tête pour observer une grosse hover qui s'approchait lentement du cimetière.
— « J'aimerais connaître un peu mieux cette Julie Laumer qui attire beaucoup de monde dans ce petit cimetière où, d'après le Fichier statistique, elle ne devrait même pas être inhumée !
— Beaucoup de monde ? » fis-je en regardant la hover qui s'était arrêtée à cinquante mètres de nous.
— « Vous n'êtes pas les seuls ; vous verrez. Et il y a de nouveaux arrivants au village qui seront sans doute ici dans quelques minutes. Un événement quelconque donne une importance particulière à cette résurrection et il me semble que je suis le seul à l'ignorer ! »
Greg se retourna vers nous. Mariella eut un rire embarrassé. Salah haussa les épaules. La consigne du silence venait de Shri Togo Tanga, le Guide des Ressuscités en personne, et j'en comprenais bien les raisons. Mais, de toute évidence, il y avait eu des fuites, et je ne voyais aucune raison de garder encore le secret.
— « Lieutenant ? » fis-je.
— « Lucius Dumont.
— Je crois que nous pouvons vous dire la vérité. Mais nous comptons sur vous pour en faire bon usage.
— Je vous écoute. »
Je passai la parole à Greg qui expliqua d'un air morose : « Julie est morte jeune… deux fois. En 2005, elle avait dix-sept ans. Elle s'est tuée dans un accident d'aile solaire. Elle était la passagère d'un champion assez connu, Dino Anderson. Lui s'en est tiré. Elle non. Elle a été inhumée à Amiens où elle est ressuscitée en 2026. À cette époque, les ressuscités étaient chassés de partout ou presque. Elle est partie vers le sud, comme ils le font tous en général. Elle est arrivée à Malijai où Shri Tanga venait de reprendre la communauté Maria-Tristan pour y créer une Nef. Elle est restée avec nous… Je dis “avec nous” mais je n'étais pas là moi-même. Je n'ai ressuscité qu'en 2030. Bon, Julie est restée à la Nef environ un an et demi. Mais elle n'a pas pu s'adapter au genre de vie qu'on y menait, surtout que les débuts étaient assez rudes. Et puis les jeunes morts sont toujours un peu bizarres quand ils reviennent à la vie. On dirait que… qu'ils n'appartiennent pas tout à fait à notre monde. Bref, elle est repartie. Elle a vécu dans la région, allant de village en village, et elle s'est arrêtée quelque temps ici, à Gabarella. Et puis, en juillet 2029, elle a eu… un nouvel accident. »
Un court silence se fit. Puis le lieutenant Dumont interrogea sur un ton anxieux : « Elle est morte une seconde fois ?
— Oui. » dis-je et Greg hocha la tête. « Mais on a de bonnes raisons de penser qu'elle avait caché aux gens du pays son état de ressuscitée et qu'ils l'ont découvert et qu'elle a été assassinée !
— Je vois. » dit le lieutenant. « Et vous pensez recueillir son témoignage pour…
— Nous nous moquons de son témoignage ! » coupa Mariella.
— « D'ailleurs, » ajouta Greg d'un air inspiré, « grâce aux Yeux géants, nous allons vivre bientôt dans un monde où la mort n'existera plus. Alors, le meurtre n'a pas beaucoup de sens pour nous.
— Je ne suis pas tout à fait d'accord. » dis-je. « Mais le fait important, c'est que Julie Laumer va ressusciter pour la seconde fois, phénomène jusqu'ici sans exemple, du moins à notre connaissance.
— Bien sûr, j'aurais dû y penser ! »
Les passagers de la hover nous avaient maintenant rejoints. Il s'agissait visiblement des envoyés d'une chaîne d'information. Le lieutenant leur adressa un morne coup d'œil.
« Je vais demander du renfort. » dit-il sèchement.
Nous étions une bonne quinzaine rassemblés autour de la tombe de Julie. Quand un suru, un gendarme en uniforme blanc et bleu, vint nous proposer un nouveau problème.
« C'est vous, les Tanganautes ? »
Les représentants de la chaîne Mercurama étaient là, avec plusieurs scientifiques, dont un agent du Bureau d'Évaluation Sociale de la Technologie, le Best, et un professeur de thanatologie américain, quelques curieux et quelques personnages non identifiés. Mais nous étions parfaitement reconnaissables au milieu des citadins chamarrés avec nos tuniques et nos pantalons de grossière toile grise. Nous nous tenions les uns près des autres, vaguement conscients de l'hostilité qui nous entourait.
— « Nous sommes les membres de la communauté Maria-Tristan. » dit Greg. « Nous…
— Bon, voilà ce qui se passe. » dit le suru, insensible à la nuance. « Une autre résurrection est attendue dans le cimetière, là-bas… »
Il se retourna, montrant une palissade improvisée avec des planches et des branchages, de l'autre côté du champ de marguerites.
« Un type du village. » expliqua le gendarme. « Il aurait au moins cent vingt ans. C'est le grand-père de l'actuel maire de Gabarella. Et pendant sa vie, c'était… euh, un personnage assez excentrique. Mais ça ne l'a pas empêché d'avoir une nombreuse descendance. Et la famille est là ! Ils sont armés : des arcs et même un fusil de chasse qui devrait être chez nous. Ils affirment qu'ils veulent seulement se défendre contre vous, les Tanganautes, parce vous êtes, euh… Enfin, ils vous accusent d'enlever les ressuscités !
— C'est une accusation imbécile ! » dit Greg. « Nous exigeons qu'elle soit retirée.
— Je crois que le moment n'est pas bien choisi pour exiger ça. »
Je jugeai utile d'intervenir. J'en avais assez de la règle selon laquelle les derniers arrivés à la communauté devaient suivre les anciens et se taire. Gregorio était un brave type, mais il se contentait le plus souvent de réciter le catéchisme de la Nef et sa naïveté tournait à l'illumination.
— « Nous n'avons pas l'intention de leur disputer leur ressuscité. » dis-je au suru. « D'autant que vous êtes là pour veiller à sa sécurité. Oui ? C'est bien le cas ? Vous savez : le retour des morts n'est pas toujours apprécié par la famille. Parfois, on les attend pour les renvoyer d'où ils viennent !
— On s'en occupe. Mais il y a un autre problème. Ils ont monté les gens du village contre vous. Si vous avez une résurrection et pas eux, j'ai peur qu'il y ait des troubles !
— Alors, ça, camarade, nous n'y pouvons rien ! »
Le suru se mit à gratter avec la pointe de son soulier la bouillie de marguerites que nous foulions sous nos pieds. Une odeur âcre montait du sol. Le soleil vif du matin éclaboussait les collines, miroitait sur les toits d'ardoise du village, couvrait d'une cape royale les têtes argentées des saules. Un petit dirigeable solaire se balançait à la verticale du cimetière et des reflets éblouissants dansaient sur sa coque. Un convert tournait en vol héli entre le lac et le village. Deux autres se dirigeaient vers nous du fond de l'horizon. Toutes sortes de véhicules s'entassaient au bord de la route.
Le suru regarda d'un air ennuyé les reporters des chaînes qui le cernaient avec leurs micros et leurs caméras ; puis il baissa les yeux sur la tombe de Julie Laumer et grommela : « Je ne sais pas ce qui leur fait croire que le vieux va sortir de son trou ! Comment ça se passe, en général, ce genre de trucs ? ».
Un petit homme vêtu d'un complet lézard et coiffé d'un chapeau à ailes de chauve-souris l'interpella sur un ton acerbe.
— « Comment se fait-il que vous n'ayez pas d'instructions à ce sujet ? Les parachutistes en ont !
— Tant mieux pour les parachutistes ! Mais c'est la Sûreté rurale qui doit maintenir l'ordre dans ce cimetière. »
Greg leva les yeux au ciel.
— « Je dois méditer sur le nouveau jour qui m'est donné. Mariella, explique un peu au cher officier ce qui se passe pour une résurrection. »
Mariella sourit d'un air provoquant, secoua sa longue chevelure brune, tripota le col de sa tunique déboutonnée, qui laissait voir la naissance de ses seins bronzés. Le cercle des reporters se resserra sur nous. La jeune femme regarda longuement le grand Noir qui conduisait l'équipe de Mercurama, puis elle se lécha les lèvres et commença son cours d'une voix musicale et douce.
— « Il faut savoir que les Yeux géants n'ont pas vraiment besoin du corps ou de ce qu'il en reste pour ressusciter un mort. Peut-être une cellule leur suffit-elle, comme c'est le cas, du moins en théorie, pour une reproduction par clonage. Peut-être même n'ont-ils pas besoin d'une cellule ni d'un seul atome du cadavre. On dit que l'imprégnation psychique de la tombe leur permet de recréer un être vivant dans son intégrité. En tout cas, la plupart des gens refusent maintenant d'être incinérés parce qu'ils croient que cela empêche la résurrection. Nous n'avons aucune preuve formelle dans un sens ou dans l'autre. Tous les ressuscités que nous connaissons semblent être revenus à la vie dans un cimetière.
— Très bien. » dit le suru. « Mais je voudrais savoir… »
Mariella balança la tête avec agacement, en faisant voler ses cheveux bruns. Puis elle adressa au suru un regard de pitié.
— « Justement. Je suis en train de vous expliquer que la tombe est nécessaire, mais que le corps ne l'est pas ! Alors, ça veut dire que la résurrection se passe obligatoirement ici, sur la tombe, mais qu'il ne faut pas imaginer un cadavre en train de reprendre vie, de sortir de son cercueil et de se frayer un chemin vers la surface en grattant la terre ! Si les tombes des ressuscités sont très souvent bouleversées, c'est que les gens viennent les ouvrir après coup pour voir si le cercueil est encore là, ou le squelette ou n'importe quoi. Ce qui nous guide vers un cimetière, ce sont les apparitions des Yeux géant. Lorsqu'on voit des Yeux arrêtés, avec leurs fameux rayons blanc-bleuté, ou argentés, dirigés sur les tombes, on peut penser qu'il y aura des résurrections dans les jours prochains. Mais ce n'est pas toujours vrai, et on ne peut fixer de délai. Alors, nous essayons de repérer les tombes où l'herbe et les fleurs sont mortes et la terre comme brûlée. Quelquefois, il y a aussi des phénomènes bizarres, mal expliqués : comme des traces de pas ou d'objets oblongs et lourds. Et on voit souvent des sortes de halos lumineux autour des croix ou à la tête des tombes. Quand tous les signes sont réunis, on a de bonnes chances d'avoir une résurrection. Mais ce n'est jamais sûr. On a parfois l'impression que certaines tentatives échouent. Par exemple, dans les caveaux de famille où de nombreuses personnes sont inhumées ensemble. Peut-être y a-t-il des sortes d'interférences… Et aussi, avec les très vieilles tombes, quand l'identité du mort semble oubliée : on voit tous les signes mais il n'y a pas de résurrection. Alors… »
Heureuse de se trouver au centre de l'attention générale, Mariella ne paraissait pas décidée à conclure son exposé. Je comprenais bien ses réactions. Elle aussi étouffait à la communauté Maria-Tristan. Tous les nouveaux ressuscités ont besoin de parler d'eux-mêmes, de cette fantastique aventure qui leur est arrivée et dont ils ne se souviennent pas…
« Vous ne vous souvenez pas de votre résurrection ? »
Je regardai le reporter de Mercurama qui m'avait posé la question. Il me semblait apercevoir le jour à travers ses orbites et son crâne translucide. J'avais souvent la sensation d'être plus vivant que les vivants, plus réel que les non-morts.
— « On ne se souvient jamais de sa résurrection. » dis-je. « Ni des premières minutes ou même des premières heures de sa nouvelle vie. La conscience revient peu à peu, mais il faut toujours un certain temps.
— Et vous vous souvenez d'avoir été mort ? » demanda-t-il.
— « Oui ! » répondis-je d'une voix ferme.
Son collègue, le grand Noir que j'avais déjà remarqué, intervint avec une brutalité et un mépris extrêmement blessants.
— « Laisse tomber, Paulo ! On a déjà plein de témoignages sur ces histoires à la con. Tâche plutôt d'en tirer quelque chose sur les Tanganautes, leur ânerie de Nef, leur shri de merde et tout le bordel ! Je vais voir ce qui se passe chez les ploucs, à l'autre bout du cimetoche, les gars ! »
Je le regardai avec amertume et ressentiment s'en aller en piétinant les tombes et en bousculant fleurs et couronnes. Les types de ce genre tenaient le haut du pavé au début du siècle, avant ma mort. Ils se faisaient rares maintenant que tout le monde se croyait plus ou moins consciemment surveillé par les Yeux géants et se préparait à être jugé après sa mort pour ressusciter peut-être. Les Humains de l'an 2035 prenaient la vie, la mort et la résurrection très au sérieux. Ils péchaient surtout par excès de bonne volonté et de moralisme.
Puis je me rendis compte que j'étais en train de donner une interview aux gens de Mercurama tandis que mes amis de la Nef Tanga me considéraient avec tristesse ou réprobation… Après l'algarade du chef d'équipe, j'avais envie de rompre l'entretien d'une façon cinglante. Seulement, je me sentais bien incapable de le faire, car j'avais encore plus envie de parler, de sortir de cette coquille étouffante dans laquelle nous enfermaient les règles de la communauté. D'instinct, j'étais déjà en train de répondre à une nouvelle question. Parler, c'était respirer.
— « …Les ressuscités doivent beaucoup à Shri Togo Tanga. » racontai-je. « Sa fortune de chanteur célèbre lui a permis d'acheter des terres et des maisons et de fonder les premières communautés de revivants… Une chose m'a tout de suite frappé à mon retour : en moins d'un quart de siècle, le monde féroce que je connaissais est devenu une utopie paisible, écologique, fraternelle. Fraternelle à ceci près que nous sommes exclus de la fraternité. On dirait que les Hommes sont devenus meilleurs à cause de la résurrection et qu'ils ne le pardonnent pas aux ressuscités !
— Oh, ça va, » coupa le reporter, « on a rien à foutre de votre philosophie. Tout le monde sait que les Yeux géants atterriront le jour où la planète sera un vrai paradis. Alors, chacun fait ce qu'il peut. Parlez-nous de cette histoire de Nef : c'est ça qui ne colle pas !
— Je ne comprends pas la question. » dis-je.
Le petit homme aux yeux glauques qui m'interrogeait haussa les épaules, enfourna un demi-sandwich et mâchonna une phrase incompréhensible. Son collègue me rota à la figure une bouffée de bière et expliqua d'une voix traînante : « Ben, c'est simple, mon vieux. Nous, on pense — j'veux dire les gens normaux, on pense — que les big z'yeux y s'poseront pour prendre contact quand tout sera bien sur la Terre. Probable que ça va pas tarder ! Et votre shri de merde y dit qu'y faut construire des astronefs pour aller voir les big z'yeux sur leur foutue planète. L'est cinglé, ce groc ! ».
J'éclatai de rire.
— « La pensée de Shri Togo Tanga a été un peu déformée par ses disciples… »
À côté de moi, Gregorio méditait en regardant fixement le soleil levant. Peut-être se croyait-il en train de voguer au fond de la Galaxie. Car les disciples de Shri Tanga avaient complètement déformé sa pensée. Et la plupart des ressuscités qui vivaient à la communauté Maria-Tristan se croyaient en réalité à bord d'un navire de l'espace guidé par les Yeux géants !
« Écoutez. » fis-je sur un ton patient. « Le créateur des Tanganautes voulait insister sur l'idée que notre planète est comparable à un vaisseau, un gros vaisseau dont les ressources…
— Notre planète un gros vaisseau ! Quelle connerie ! » lança le blond qui buvait de la bière sans arrêt.
— « Ta gueule ! » dit le brun aux yeux de poisson. « Laisse causer !
— …un gros vaisseau dont les ressources sont cependant limitées. Il n'était pas le premier à y avoir pensé. Mais il a voulu profiter des circonstances pour populariser cette philosophie. Et il avait certainement raison.
— Shri de merde !
— Selon lui, » continuai-je en négligeant l'interruption, « la Terre devrait être gérée comme un vaisseau en croisière, qui aurait encore un long voyage à accomplir. Et, d'ailleurs, on peut dire que ses idées ont triomphé indirectement. À mon retour, j'ai trouvé un monde organisé suivant ses principes : ce qu'on a appelé l'utopie écologique…
— L'a rien compris ! » jeta le petit blond d'un air découragé.
— « Il est pas intéressant. » dit le brun. « Laisse tomber ! » Puis à moi : « Alors, tu crois que c'est à cause de ton shri de merde qu'on a fait l'utopie écologique comme tu dis ? Ben non, c'est pour que les Yeux géants s'posent sur la Terre ! Pigé, fleur de naphte ? On veut bien te laisser causer, mais faut pas dire trop de grosses conneries ! »
À ce moment, je levai la tête par hasard.
— « Les Yeux géants. » dis-je. « Regardez-les et fermez vos gueules ! »
À l'époque de ma mort, on désignait encore le phénomène par le sigle eloi : Effet Lumineux d'Origine Inconnue. Ils étaient quatre, disposés en losange. Leur formation occupait entre vingt et trente degrés et ils se dirigeaient approximativement vers l'ouest. On les voyait presque de face. Ils avaient la forme caractéristique d'une ellipse aplatie. On distinguait très bien la tâche brun doré de la “pupille” au centre, la partie colorée, verte ou bleue, figurant l'iris, et la zone pâle, frangée de brume, tout autour. La ressemblance avec un œil humain était frappante, en particulier la paupière supérieure, fortement marquée par une double ligne sombre. Une traînée blanchâtre, assez courte, apparaissait derrière eux, leur donnant l'air de véhicules en vol, ce qu'ils étaient peut-être, comme le croyaient la plupart des gens en 2035.
Cette impression se trouva renforcée lorsque les quatre eloi modifièrent légèrement leur direction pour se rapprocher de nous. Ils nous apparurent quelques instants sous forme de fuseau, avec une épaisseur nette. Quand ils furent au-dessus du cimetière, ils s'inclinèrent avec un léger balancement, de sorte que nous pouvions de nouveau les voir de face en levant la tête. Naturellement, tout le monde regardait en l'air.
Mes trois compagnons Tanganautes scandaient à voix basse, puis de plus en plus fort : « Tanga ! Tanga ! Tanga ! ».
Une exception : le chef suru marchait tête baissée en hésitant comme s'il avait été ébloui. Il s'approcha de moi et me prit le coude.
— « Il y a quelque chose que je ne comprends pas !
— Moi aussi. » avouai-je. « Parfois, j'ai l'impression que je suis toujours mort et que j'ai été transporté dans un univers parallèle !
— Ah oui ? Ben, ça c'est votre problème. Le mien, c'est les gens du village qui attendent la résurrection du vieux, là-bas… »
Il me montra d'un geste du pouce l'autre bout du cimetière. Il évitait soigneusement de tourner les yeux vers le ciel, au milieu duquel les eloi se tenaient immobiles, tutélaires et menaçants.
« Ce type qui doit ressusciter, Albert Cougoureux, c'est son nom… Il est planté au milieu d'un caveau de famille. Paraît qu'il y a au moins vingt personnes là-dedans !
— Oh, » fis-je, « c'est un caveau bien rempli.
— Ouais. Alors, comment peuvent-ils savoir que c'est celui-là qui va sortir du trou ?
— Aucune idée. » avouai-je. « Ils ont peut-être eu une révélation…
— Ouais, une révélation ?
— Mais ça me paraît douteux.
— Alors, c'est peut-être un coup monté ! Mais par qui ?
— En effet. » dis-je en continuant d'observer les Yeux géants. « Par qui ?
— Et pourquoi ?
— Je me le demande ! »
Pendant notre discussion, les quatre eloi avaient allumé leur fameux rayon qui commençait à balayer le cimetière. Les gens se sont mis à crier ou à rire, à trembler ou à se gratter, à respirer fort ou à retenir leur souffle. Je connaissais l'effet des rayons. Chacun éprouvait une sensation différente. Ces impressions étaient décrites comme désagréable par les uns, très agréables par les autres. Je me suis trouvé pendant quelques minutes dans un état de rêve éveillé, à la fois bizarre et familier.
Nous étions tous, en outre, un peu anesthésiés. Maintenant, n'importe quoi pouvait arriver sans que nous en fussions très étonnés.
Un faisceau argenté nous enveloppa soudain. Je ressentis une légère impression de chaleur, suivie de picotements sur la nuque et le visage. Le rayon se présentait comme un long cône blanc, brillant, à l'intérieur duquel on distinguait un cône obscur, inversé. Le faisceau extérieur se rétrécit et se fixa sur la tombe de Julie Laumer.
N'importe quoi pouvait arriver dans le monde où je vivais maintenant. N'importe quoi pouvait arriver après ma résurrection. Mais peut-être tout cela n'était-il qu'illusion : la vie, la mort, les Yeux géants, les rayons de la résurrection, la nef Tanga et Dieu sait quoi encore. Peut-être était-ce une représentation adaptée à nos structures mentales, d'un phénomène inaccessible autrement à nos sens et à notre intelligence.
Peut-être les Tanganautes n'avaient-ils pas tout à fait tort de penser que nous étions “ailleurs” et qu'il se passait “autre chose”…
Mariella se mit à crier en montrant la tombe de Julie Laumer. Elle prononça quelques mots que je ne compris pas ; le rayon étouffait les voix. À l'intérieur du faisceau lumineux, une forme humaine venait de se matérialiser : une jeune femme blonde, nue, les bras levés, les cheveux comme aspirés au-dessus de la tête. Elle semblait dormir, les yeux fermés et le teint très pâle. Puis sa peau se colora, ses paupières se soulevèrent, ses lèvres s'entrouvrirent. On eut l'impression qu'elle criait et qu'elle essayait de se débattre. Mais aucun son ne nous parvint. Et le champ de force du rayon, ou quelque chose de ce genre, l'empêchait de bouger. Une seconde ou deux, ou trois, elle fixa sur nous qui l'entourions un regard terrorisé. Je compris qu'elle allait être enlevée et qu'elle le savait. Nous ne pouvions rien pour elle. J'aurais voulu n'être jamais revenu sur la terre.
Enfin, le rayon commença à se replier vers la pupille de l'Œil géant d'où il jaillissait. Il avait une section nette, argentée, et il entraînait en se retirant la jeune ressuscitée.
L'homme de Mercurama avala une énorme bouchée de son sandwich à la viande, qu'il poussa en vidant sa boîte de bière. La faim me perça brusquement l'estomac. Peut-être ai-je pensé à une tranche de veau ; je n'en aurai jamais la certitude. Dans la Nef qui nous emportait au fond de l'espace ou du temps, la viande était sévèrement rationnée. Il est fort possible qu'une image d'escalope ait traversé mon esprit au moment précis où je baissais la tête pour regarder la tombe de Julie Laumer… En tout cas, je vis à l'endroit où, une minute plus tôt, la jeune femme nue était apparue, un cadavre de veau. Le rayon blanc avait enlevé la revivante et déjà les Yeux géants s'éloignaient vers le nord, dans la poussière transparente des nuages.
Et sur la tombe piétinée, se trouvait étendu le corps d'un veau fraîchement égorgé. Mais je n'avais plus faim et il me semblait que je ne pourrais jamais plus avaler un seul morceau de viande de boucherie.
Nos amis de l'équipe de nuit nous avaient rejoints. Les gens du village nous entouraient en criant des menaces. Je ne compris pas tout de suite ce qu'ils voulaient. J'étais complètement hébété. Les envoyés de Mercurama filmaient la scène. Les surus et les paras se tenaient à bonne distance.
« Ils exigent que nous emportions ce veau. » dit Greg. « C'est normal. Aidez-moi tous ! »
De retour à Maria-Tristan, nous fûmes, contrairement à mes craintes, fort bien accueillis par le commandant de la Nef, Julius Perlame.
« Je regrette Julie Laumer. » dit Julius. « D'autant qu'elle porte le même prénom que moi et que je comptais en faire mon épouse. Mais je reconnais que ce cadavre de veau est un précieux cadeau des Yeux. Il contient un message de réalité et cette réalité est naturellement un vaisseau de l'espace. Donc, il se transformera un jour en vaisseau et dans cette attente nous devons le conserver avec soin… »
Quelque chose ne collait pas ! Mais quoi ? Dans l'atmosphère trouble de la communauté, il était toujours difficile de réfléchir lucidement. Je renonçai.
Julius continua : « Nous avons récupéré un congélateur ancien mais en bon état de marche et nos braves techniciens l'ont révisé. Nous allons y placer le veau, à l'exclusion de toute autre marchandise, et nous attendrons ainsi sa transformation. ».
Certains passagers de la Nef, parmi les plus anciens, firent remarquer que ce processus ne leur semblait pas naturel. Selon eux, il eut été préférable de porter le cadavre à l'extérieur, si possible dans un endroit élevé. Quelqu'un proposa la colline des Trois-Pins-Seuls. Il pourrirait normalement et la mutation s'accomplirait en toute liberté. Le commandant Perlame se mit à rire d'un air bonasse.
« Ma parole, il y en a encore qui se croient encore sur la Terre ! Il faut donc vous rappeler que nous naviguons en ce moment dans le vide spatial, vers la planète des Yeux géants ? Et ce que vous prenez pour la colline des Trois-Pins-Seuls est tout à fait autre chose. Il va sans dire que le congélateur… »
Le veau rapporté du cimetière fut donc placé dans ledit congélateur. Quelqu'un devait veiller en permanence sur le bon fonctionnement de l'appareil et signaler au commandant tout incident ou tout phénomène particulier. Je fus désigné pour ce travail et on me fit comprendre que c'était une punition méritée pour ma mauvaise conduite au cimetière. Je n'eus pas le courage de me rebiffer. Je me sentais d'ailleurs un peu coupable et je souhaitais me faire oublier.
Et puis… Le monde dans lequel m'avait projeté la résurrection me semblait parfois complètement irréel. L'enlèvement de Julie Laumer, la jeune revivante, par les Yeux géants ne m'avait pas trop surpris. Pour fantastique qu'il fût, cet événement relevait d'une logique que je pouvais accepter, en me disant que c'était le signe d'autre chose. Je trouvais plus difficile d'admettre que les bigueyeurs — comme on disait avant ma mort — nous aient laissé un cadavre de veau à la place d'une ressuscitée. Enfin, je ne pouvais croire que ce veau soit destiné à devenir un vaisseau de l'espace après un séjour d'une durée indéterminée dans un congélateur… Pourtant, tous les autres avaient l'air de considérer cela comme parfaitement normal. Étais-je le seul sain d'esprit dans la Nef de Malijai ? Ou bien le seul fou ?
Étais-je en train de rêver ? Étais-je encore mort ?
Pour toutes ces raisons, et à cause de toutes ces questions sans réponse, j'acceptai mon sort. Je me laissai enfermer dans une cave humide et mal aérée, veillant sur un congélateur déglingué et une bête crevée. J'attendais, assis sur un tabouret grossier ou étendu sur une natte dépenaillée. Je regardais le congélateur, avec le secret espoir de le voir soudain éclater pour donner naissance à un vaisseau spatial. J'écoutais le temps passer dans l'air et dans ma tête, avec l'obscur désir de l'entendre s'arrêter, puis revenir à la belle époque des années dix, quand le monde tournait encore presque rond.
Rien, jamais, ne se passait, ni du côté du congélateur, ni du côté du temps. Je n'avais rien à lire, ou presque : le Bulletin de l'Association des Communautés rurales du sud de la France, deux feuillets gris assez mal imprimés. Les journaux du monde étaient interdits. Ou plus exactement, ils ne pouvaient parvenir à la Nef Maria-Tristan qui voguait dans l'espace stellaire. Le Bulletin était de plus en plus gris, de plus en plus mal imprimé, comme si tout se déglinguait, à l'extérieur ou dans la cave, où la rouille s'étendait régulièrement sur le congélateur. Je ne voyais plus aucune lumière s'allumer sur l'appareil qui n'émettait jamais aucun bruit. Sans doute était-ce un modèle entièrement silencieux. Ou bien ne fonctionnait-il plus. Ou encore la notion de “fonctionnement” n'avait-elle aucun sens dans le monde où j'étais ressuscité : quelque chose qui appartenait à mon esprit et non à la réalité…
Mais qu'était-ce donc que la réalité ?
Ma mission, ma punition se poursuivaient ensemble. Au début, je prenais mes repas au réfectoire avec tous les membres de l'équipage. Parfois, le commandant passait quelques minutes dans la salle. Il nous parlait de la Nef, du monde entier qui était une Tanganef. Le voyage de l'Humanité vers un avenir meilleur s'effectuait selon le plan prévu par Shri Tanga. La Nef Terre et ses habitants évoluaient vers la perfection, comme les Yeux géants l'avaient voulu. On avait cessé de dilapider les ressources du vaisseau. On ne gaspillait plus l'énergie, ni aucun des biens précieux de l'Humanité. Du même coup, la pollution avait presque disparu. Avec la simplicité, les Hommes avaient retrouvé la voie royale du bonheur. Partout, la violence s'éteignait, la liberté fleurissait. Le pouvoir devenait de plus en plus discret : il n'avait plus que l'ambition de se faire oublier. L'oppression, l'inégalité, les persécutions étaient passées au rang de mauvais souvenir… Les camps avaient été démantelés et les prisons s'ouvraient. Il n'existait plus, dans tout le vaisseau, un seul endroit où des Hommes torturaient d'autres Hommes. Le commandant Julius Perlame le jurait !
« Encore un effort » disait-il, « et nous serons prêts à débarquer sur Rama, la planète des Yeux géants ! »
Rama ? Pourquoi pas Rama ? Je retournais à mon congélateur, moitié triste, moitié heureux. J'étais heureux de voir l'Humanité engagée enfin dans la voie de la sagesse, de la paix et du bonheur. Mais j'étais triste pour trois raisons. D'abord parce que j'avais l'impression que, malgré tous les progrès accomplis, ou peut-être à cause d'eux, le vaisseau se déglinguait. Ensuite, si j'admettais maintenant que ma propre conception du monde était fausse ou périmée, je n'arrivais à me représenter la réalité telle que la décrivaient les Tanganautes : une seule Nef en plusieurs vaisseaux, ou l'inverse, ou n'importe quoi de ce genre, et la Terre que nous connaissions changée en autre chose et ramant à tire d'ailes vers Rama, la planète des Yeux géants… Et j'étais triste, enfin, parce que je devais retourner près du congélateur !
Je cessai bientôt de monter au réfectoire. On m'apportait à manger dans la cave où je veillais. Je n'étais plus triste. J'éprouvais une grande fierté en pensant à la mission que les Extraterrestres m'avaient confiée. Seigneur, je le garderais mille ans s'il le fallait, ce congélateur, avec le veau crevé dedans ! Ce n'était sûrement pas par hasard que j'avais été choisi pour cela. Je serais sans doute un des premiers à débarquer sur Rama, c'est-à-dire, je le comprenais maintenant, à savoir la vérité sur l'univers. J'étais heureux. Je vivais dans la cave du congélateur et je n'avais aucune envie de remonter à la surface. Tous les ressuscités connaissent d'ailleurs cet état, qu'on appelle “syndrome du retour à la tombe-mère”. À force d'écouter le temps, je ne le voyais plus passer !
Je sentais mes forces faiblir. Je me traînais dans les immondices et les déjections. La vermine grouillait sur mon corps et dans ma tête. Mais j'étais heureux. La joie d'accomplir ma mission, d'agir pour la gloire des Yeux géants, effaçait en moi tout autre sentiment. Je résistais à la tentation d'ouvrir le congélateur. Cela, c'était le plus dur. Je n'avais pas le droit ! Mais je m'interrogeais. Qu'aurais-je trouvé dans l'appareil si j'avais osé l'ouvrir : le veau ? Julie Laumer ? Une minuscule nef spatiale en cours de gestation ? Ou quoi d'autre ?
Je reçus la visite du commandant Perlame qui me félicita, en se bouchant le nez, de mon application, de mon courage et de ma foi. Je lui demandai si à son avis la Nef créée à partir du cadavre de veau serait bientôt mûre.
« Mûre ?
— Je veux dire : bonne à être sortie du congélateur ?
— Là, tu me poses un problème ! »
Il se planta devant l'appareil et il médita longtemps sans pouvoir s'empêcher de renifler parfois ou de souffler très fort. Finalement, il se retourna vers moi et me regarda avec un bon sourire.
« Je crois que ton épreuve tire à sa fin. La Nef va être mûre bientôt !
— Merci, Commandant ! » m'écriai-je.
Je n'ai pas pu attendre plus longtemps : j'ai ouvert le congélateur.
Elle est là.
Elle… il ? Était-ce vraiment une Nef ? Les Yeux géants sont-ils des vaisseaux de l'espace ? Car c'est un Œil géant.
L'Œil est dans le congélateur et il me regarde. Il me regarde et je me vois. Je comprends maintenant que l'univers est un œil géant. Il est resté longtemps fixé sur un décor terne, éclairé par une lumière pâle et douce. Et nous, qui sommes son regard vivions dans une morne plaine.
Soudain, il a été ébloui. Il s'est mis à cligner. Des larmes acides l'ont baigné. Sa vision est devenue trouble…
Je ferme les yeux.