Simon avait quinze ans, bientôt seize, et beaucoup d'amis qui se disputaient parfois à cause de lui. Mais il n'avait qu'un seul amour : Aïnim-Oriana, sa sœur de Shemkar.
Il l'appelait Nimi. À sa tendresse fraternelle, se mêlaient le désir de la posséder et celui, plus effrayant, de la voir souillée et livrée à d'immondes tortionnaires. Il inventait toutes sortes de fantasmes. Dans une catégorie sujette à d'innombrables variations, Nimi avait un accident, en apparence sans gravité. Elle se blessait en tombant, s'accrochait à un fil de fer, glissait dans une mare. Il arrivait pour lui porter secours. Il la pansait, la réchauffait avec douceur. Elle était soudain très faible. Il la déshabillait pour la mettre au lit. Elle était à sa merci, consciente mais incapable de lui résister. Il assouvissait alors sur son corps inerte les plus étranges désirs… Il avait aussi des songes sophistiqués, situés non plus dans un présent parallèle mais dans un avenir mythique. Il rencontrait Nimi prostituée dans une ville inconnue. Il assistait à sa déchéance, bien décidé à la sortir de là mais pas très pressé d'intervenir. Il s'arrangeait enfin pour la voir opérer avec un client. Honte et plaisir. Plus tard, ils parlaient en riant de cet épisode ; ils couraient au bord de la mer, la main dans la main, à jamais complices.
Leurs randonnées à bicyclette, en été, comptaient parmi les plus grandes joies de Simon. Au début, Aïnim-Oriana était toujours de bonne humeur et ne s'avouait jamais fatiguée. Elle lui obéissait chaque fois qu'il avait envie de se faire obéir et prenait l'initiative dès qu'il était las ou qu'il pensait à autre chose. Ils s'en allaient tous les deux par des chemins caillouteux et des routes poudreuses. Ils marchaient dans les bois ou le long des ruisseaux et ils exploraient les grottes profondes où se cachaient les chauves-souris. Plus tard, Nimi avait changé. Elle semblait préoccupée, inquiète. Elle était devenue plus moqueuse et moins docile. Elle mettait pied à terre de temps en temps ; elle s'asseyait sur l'herbe ou la mousse et écoutait. Elle écoutait, elle rêvait. On eût dit qu'elle communiquait avec un monde lointain — et sans doute était-ce le cas. Parfois aussi, elle passait devant et décidait seule du but de la promenade. Qui m'aime me suive ! Elle faisait comme s'il n'existait pas. Ou encore, elle se mettait à parler de Shemkar, le château de son père, et exigeait son attention immédiate et totale. Elle l'entretenait de projets dans lesquels il n'avait pas sa place ; elle lui racontait des histoires de Jorachs et de Desmons auxquelles il croyait moins qu'à moitié… Ils ne partaient plus guère à l'aventure. Ils évitaient les grottes et les fourrés. Les incursions dans la forêt ne les emmenaient jamais très loin, encore était-ce au gré de Nimi, par des chemins policés et des sentiers battus : elle ne voulait pas déchirer sa robe ni griffer ses jolies jambes. Elle n'était plus une enfant. Elle savait comment le Jorach pêchait les Humains et rêvait d'épouser bientôt un Desmon.
Ils tournaient autour des villages selon un trajet à peu près immuable et gravé pour toujours dans la mémoire de Simon. Ils passaient devant une maison au jardin fleuri et aux volets rouges rayés de blanc, le plus souvent pavoisée de linge multicolore avec une dominante de sous-vêtements féminins. Simon ne sut jamais qui habitait là. Mais cette maison devint pour lui l'image parfaite d'un havre de bonheur.
Ils se lançaient dans un chemin sinueux où les sabots des vaches avaient creusé une sorte d'escalier, tour à tour montant et descendant. Ils devaient pousser les vélos sur une centaine de mètres, puis le sol devenait plus égal et ils suivaient une sorte de sentier qui doublait le chemin. Ils roulaient vite en rasant les arbres. Aïnim-Oriana était toujours devant à ce moment. Ils arrivaient à une grange abandonnée, dont les murs de torchis fondaient en poussière grise. Un ruisseau chantonnait dans les hautes herbes, à travers les prés marécageux, couverts de joncs et de prêles. Nimi avait une vraie passion pour cet endroit mystérieux et d'une grâce un peu mièvre. Simon, qui préférait les sites élevés et arides, se résignait à l'y suivre. Elle aimait les prairies humides, les coins ombreux, les eaux secrètes. Cela lui rappelait Shemkar…
La forêt était proche, mais la route passait à cent mètres. On entendait les voitures monter la côte voisine. Nimi aimait aussi cette sensation d'être cachée tout près d'un point de passage très fréquenté. Comme dans le château de son père…
Elle prenait un paquet de vieux magazines et de comics dans les sacoches de sa bicyclette.
« On va lire. J'ai encore beaucoup de choses à apprendre sur ton pays !
— D'accord. » disait Simon en soupirant.
Il ne partageait certes pas les goûts de Nimi, mais il se prêtait à ce jeu qui était assez excitant.
Ils s'asseyaient tous les deux sur un tas de vieille paille, au fond de la grange. Et ils lisaient de merveilleuses et sottes histoires d'amour, tête contre tête, joue à joue. Avant de s'en aller, ils brossaient leurs vêtements, se donnaient des tapes dans le dos et sur les fesses. On aurait dit une danse rituelle. Puis, avec d'extrêmes précautions, ils s'enlevaient mutuellement les brins de paille restés dans leurs cheveux. C'était long, difficile et délicieux.
Une fois…
Un jour, Aïnim-Oriana portait une robe de lainage écossais qui retenait les plus petits brins de telle façon qu'il aurait fallu les enlever un par un comme dans les cheveux. Et dieu sait s'il y en avait ! Alors, Nimi décida de quitter sa robe pour la secouer. Dessous, elle n'avait que sa culotte rose et son soutien-gorge. Un tout petit soutien-gorge blanc. Simon avait rougi. Il ne pouvait détacher ses yeux du ventre et des cuisses de la jeune fille. Mais il était fils d'ouvriers. Qu'avait-il de commun avec la fille de Kaer le Jorach ? Il était le ver de terre amoureux d'une étoile. Nimi éclata de rire.
« Idiot ! Tu n'as qu'à imaginer que je suis en maillot de bain. Si tu me voyais dans la mer d'Arzin. Je nage comme une Desmone !
— La mer d'Arzin n'existe pas.
— Tu es trop bête ! Mais je t'aime… »
Il fut heureux. Il rit et l'aida à secouer sa robe en tous sens. Elle l'aimait. Elle esquissa devant lui un pas de danse sauvage. Elle était tendre, joueuse, moqueuse, provocante, adorable. Elle était d'ailleurs. Simon ne doutait plus maintenant de son origine étrangère.
Il portait un léger pantalon de toile. Elle pouvait voir qu'il la désirait. Soudain, elle planta ses petites incisives blanches dans sa lèvre inférieure très rouge, elle recula, les mains sur les hanches, fixant Simon d'un œil noir et brillant — elle tenait l'autre cligné. Elle engagea ses deux pouces sous l'élastique de son espèce de petit slip bizarre.
Elle dit à voix basse : « Tu paries que je le baisse ? ».
Et plus bas encore : « Tu paries ? Tu paries ? ».
Le mot magique était « Chiche ! » mais Simon ne le prononça pas. Nimi le regarda d'un air déçu.
Simon la rejoignit alors et la prit maladroitement dans ses bras. Puis il posa les mains sur ses hanches et fit glisser lui-même le petit morceau d'étoffe rose sur les longues cuisses musclées d'Aïnim-Oriana.
« Si tu me voyais dans la mer d'Arzin ! » répéta-t-elle. « Je nage toute nue. Les Desmons voudraient bien me violer mais ils ne peuvent pas m'attraper ! »
Simon sentit sous ses doigts la toison soyeuse, puis la fente veloutée. Un vertige le rendit sourd et aveugle pendant plusieurs secondes. Il aimait une fille qui n'était pas comme les autres. Elle l'aimait aussi. Ils allaient faire l'amour. Ce serait différent de tout ce qui avait existé depuis le commencement du monde.
Il avait souvent douté. Nimi existait-elle vraiment ? Et Kaer le Jorach, son père ? Et le château de Shemkar ? Et la mer d'Arzin ? Eh bien, Nimi était vraie. Il le sut en toute certitude et à jamais, en enfonçant son sexe dur dans le sexe d'Aïnim-Oriana, la fille de Shemkar. Il le sut avec certitude car la vérité était là, dans le désir, le plaisir et l'amour. La vérité suprême. Et peut-être la seule. Nimi lui apprenait le désir, le plaisir, l'amour. Ils couchaient ensemble souvent.
Puis elle lui avait dit : « Fais-moi mal, maintenant ! ».
Il hésitait. Elle insista : « Fais-moi très mal. Je t'aime ! ».
Il obéit timidement. Puis il se souvint de ses fantasmes : il était déjà initié. Il devint très vite un bourreau tendre et habile. À son tour, elle lui infligea de douces souffrances. Tous deux communiquaient dans la douleur mieux que dans le plaisir. Sans cesse, ils découvraient ensemble de nouveaux paradis secrets. Simon voyait en rêve le château de Shemkar ; en rêve, il se baignait dans la mer d'Arzin bien qu'il ne sût pas nager.
Des mois de bonheur. Une éternité de joie. Le temps passait. Un jour, c'était à nouveau le printemps, et Aïnim-Oriana, étendue à côté de lui, sur l'herbe, après l'amour, lui dit avec gravité : « Écoute, Simon chéri. Je ne suis pas d'ici ; tu le sais. Il va falloir que je rentre chez moi. J'ai quitté Shemkar depuis plusieurs heures de notre temps. Mon père doit s'inquiéter. ».
Elle ferma les yeux.
« Je reviendrai. » dit-elle. « Je viendrai te chercher et je t'emmènerai avec moi à Nova Persei. C'est le nom de mon pays…
— Jure-moi que tu ne m'oublieras pas et que tu reviendras ! » dit Simon en la serrant contre lui.
— « Je le jure sur la tête du Jorach ! » s'écria-t-elle.
À ce moment, il vit son regard et il sut qu'elle ne mentait pas et qu'elle tiendrait parole.
Les parents de Simon travaillaient dans une conserverie. C'était une petite usine dans une petite ville. Les parents de Simon étaient ouvriers. Il y avait avec eux une trentaine de femmes et une demi-douzaine d'hommes qui gagnaient misérablement leur vie dans le bruit et la puanteur. Comme des millions d'autres dans le pays, dans le monde. Des hommes et des femmes qui ne seraient jamais les maîtres de leur destinée et ne connaîtraient jamais Nova Persei, ses châteaux, ses Jorachs… Simon avait découvert en lui ce sentiment peu honorable : il détestait les usines et la société industrielle. Il préférait mille fois les châteaux lointains. C'était le péché par excellence pour un enfant du vingtième siècle. Circonstance aggravante : il préférait aux usines les châteaux de rêve !
Parfois, il venait voir ses parents au travail. Les ouvrières pétrissaient la viande, manœuvraient les machines emboîteuses, sertisseuses, les machines à couper, à lier les boyaux, les machines à faire ceci ou cela… Elles transportaient à grand bruit des caisses sur des chariots. Le gros cylindre sifflant et chuintant du groupe stérilisateur, avec ses petits volants, ses manettes, ses tuyaux et son tableau de contrôle évoquait un moteur d'avion dans un dessin animé. La machine à lier les boyaux était horrible et ridicule avec ses effets de manivelle et son grincement de ferraille. Au milieu, un couvercle se soulevait tout seul, de temps en temps, et Simon s'attendait toujours à voir surgir par là Donald ou son copain Goofee. Mais il n'y avait d'autres canards à l'usine que les gros cadavres dodus, posés le ventre en l'air sur les tables, le cou étiré, les pattes légèrement repliées, comme abandonnés à un sommeil repu et obscène, avant de devenir chair à pâté. Une image fidèle de l'Humanité ! pensait Simon. Nous sommes tous des canards morts…
Une odeur grasse, tantôt fade et tantôt âcre, montait de la viande triturée et des bassines en train de cuire. L'odeur même de la damnation prolétarienne, se disait-il. Le plus souvent, il était pris d'une angoisse effroyable. Il devait sortir en vitesse pour respirer, sentir sur son visage l'air et le soleil…
Pourtant, il s'était fait un ami : un ouvrier espagnol nommé Manuel. Manuel avait entre quarante et cinquante ans. C'était un homme trapu, musclé, la tête sombre, les traits rudes, les poings toujours serrés… Leurs rapports restaient discrets, presque distants. Il leur arrivait souvent de feindre l'une et l'autre cette connivence tacite qui empêche d'aller au fond des choses. Ils préféraient ne pas se comprendre que trop se livrer. Pourtant, ils se rencontraient en dehors de l'usine, le soir, le dimanche. Et Manuel était le seul être à qui Simon eût osé parler d'Aïnim-Oriana.
Aïnim-Oriana était repartie depuis longtemps. Manuel demandait parfois à Simon, gravement : « Tu n'as pas revu Nimi ? ».
Un jour, l'Espagnol lui raconta qu'il avait connu une jeune fille étrange appelée Nora. Peut-être était-ce la même. Il avait fait l'amour avec elle deux ou trois fois. Il se sentait coupable. Elle était si jeune, si innocente. Pauvre type. Il croyait avoir perverti, presque violé une adolescente naïve. Mais Nimi n'était pas une fille ordinaire. Elle avait sans doute — si c'était elle — provoqué Manuel à son insu. Elle avait une nature conquérante et des ressources plus qu'humaines. Elle n'était pas pour rien la fille de Kaer le Jorach…
— « Elle est partie. » disait Simon. « Je crois qu'on ne la reverra jamais. »
Il mentait. Il était sûr qu'il reverrait Aïnim-Oriana. Mais il ne voulait pas le dire. Elle n'avait peut-être pas fait la même promesse à Manuel…
Leur commune nostalgie les rapprochait. Un dimanche d'été, Simon rendit visite à l'Espagnol, qui habitait une vieille maison solitaire, dans les collines, à l'écart de tout village.
Manuel était assis sur le vieux mur à demi éboulé d'un ancien jardin, les mains posées de chaque côté de son corps, sur les pierres brûlantes. Simon le rejoignit en souriant. Il avait alors presque dix-huit ans ; Nimi était partie depuis deux ans. Il se sentait adulte. Il était mince mais sans rien de frêle ou de fragile dans la stature ni les membres. Avec ses traits bien marqués, son air sérieux, ses cheveux rejetés en arrière, dégageant son front, il paraissait à peu près deux ans de plus que son âge. Sa bouche fine se plissait aisément pour la moquerie ou la comédie. Ses yeux bruns et doux exprimaient une confiance naturelle, une franchise tranquille et peut-être aussi cette forme de naïveté qui vire facilement au désespoir.
Il finissait ses études secondaires au lycée de la ville. Il voulait être journaliste, voyager beaucoup. Peut-être rencontrerait-il une autre Nimi quelque part dans le monde.
Manuel enleva son béret pour s'essuyer la tête. C'était une forme pudique de salut. L'Espagnol transpirait beaucoup. La sueur ruisselait sur son visage et son cou.
« Alors, ça va ?
— Oh oui. Et toi ?
— Moi, ça va… »
Phrases d'une banalité infinie. Ou d'une merveilleuse simplicité. Mots transfigurés par l'amitié. La main courte et puissante de Manuel se posa légèrement sur l'épaule du garçon qui parut soudain plus mince et plus jeune.
« J'espère que ça marchera pour toi, fils. » Il s'épongea avec un grand mouchoir à carreaux, maculé de tabac. « Quelle chaleur, hein ? C'est l'Espagne ! Viens prendre un verre. »
Ils montèrent l'escalier, Manuel suivant Simon, et ils entrèrent dans la cuisine de la ferme. Une ferme abandonnée depuis des dizaines d'années… Manuel essuya machinalement ses espadrilles à la porte. Simon le regarda en souriant. Comme si la vieille baraque était un château de rêve !
Les volets ouverts, la lumière coula sur les vieux meubles, le sol de carreaux rouges, usés et cisaillés.
« J'en ai marre. » dit l'Espagnol. « Je vais quitter l'usine. C'est tellement mieux ici. » Il prit un seau qu'il alla remplir au puits. L'eau était basse. « Tellement plus beau ! » répéta-t-il en tournant la chaîne. « Une autre vie. »
Quand il eut reposé le seau sur la pierre de l'évier, religieusement, il prit deux verres dans le placard mural gigantesque qui se trouvait au fond de la pièce. « Je t'offre un pernod ? »
Simon accepta.
— « Qu'est-ce que tu vas faire ? »
Manuel eut un sourire lointain.
— « Rester ici. Je m'embaucherai à la campagne. C'est près d'ici que je l'ai connue. Je sens qu'elle reviendra. Je vais l'attendre. Je ne retournerai jamais à l'usine ! »
Manuel Melendez connut cinq ans plus tard une mort extraordinaire. Un soir, il marchait sur un chemin découvert, au milieu d'un plateau. Il portait sa fourche sur l'épaule, indifférent à l'orage qui montait. Le premier éclair le foudroya. Aucune trace du corps ne subsistait, mais ses vêtements s'étaient éparpillés tout autour de l'impact. Longtemps, on mit en doute le témoignage des enfants qui prétendaient avoir vu — de loin — cet incroyable phénomène.
« Les savants ont beau causer ; » dirent les paysans, « ils savent pas grand-chose sur la foudre. » Les enfants racontaient d'ailleurs que l'éclair qui avait frappé Manuel n'était pas comme les autres. On ne les crut pas.
Personne ne songea que Nimi-Nora avait pu revenir chercher l'Espagnol.
La conserverie était maintenant fermée depuis dix ans. De la grand-route, on distinguait ses toits entre les peupliers et les ormeaux, deux grands murs de brique, une baie presque invisible le jour mais fusillée dans une pluie d'éclairs par la lumière rasante du soir. Les ardoises ternes des “dents de scie” ne brillaient plus sous le soleil.
Les héritiers des anciens propriétaires de l'usine se désintéressaient de l'affaire. Le maire de la ville espérait encore trouver un industriel assez audacieux pour racheter les bâtiments et remettre la “fabrique” en service. Question de vie ou de mort pour tout un quartier pauvre en train de se dépeupler à une vitesse vertigineuse.
Simon était venu rendre visite à ses parents, tous deus vivotant de leur retraite dans une petite maison des faubourgs. Il voulut revoir l'usine. C'était un sinistre matin de février. La rivière était en crue. Minuscule en plein été, elle s'étendait sur un kilomètre de large. Un léger courant drainait la nappe jaune vers l'aval. La pluie douce et lente soulevait des millions de petites vagues huileuses. L'usine était une île, la cour une plage de gravier que léchaient les eaux. On avait laissé la digue s'effondrer. Une partie des pierres avait été vendue, l'autre pillée. Une aile des bâtiments s'écroulait lentement et comblait un bras de la rivière.
La nappe d'eau pénétrait par places dans les anciens ateliers, les anciens magasins. Le vent sifflait dans les fenêtres brisées.
Simon s'approcha, le col de son imperméable relevé, son chapeau de feutre détrempé enfoncé jusqu'aux yeux. L'eau entrait dans ses souliers troués, mais il sentait à peine l'humidité. Il avait l'habitude. Il descendait lentement l'échelle sociale, comme on dit. De toute façon, il n'était jamais monté bien haut. Il ne travaillait plus depuis plusieurs mois. Chômage irrégulier. Pas d'indemnité. Il n'avait jamais su se mettre en règle avec l'administration…
Il s'arrêta à proximité de l'usine, le regard fixé sur le morne paysage qu'il ne voyait pas. Les paysages de son enfance s'étaient atrophiés, avaient dégénéré jusqu'à devenir des choses dégoûtantes et sinistres.
… J'ai été un garçon ordinaire, à peine plus rêveur, à peine plus solitaire que mes camarades. Et puis, je ne sais quoi est arrivé. J'ai trahi mon enfance, j'ai raté ma vie… Des bouffées de désespoir montaient en lui et l'étouffaient. Une sorte de brume traversée de pâles éclairs l'enveloppait. Il connaissait bien le phénomène. Purement subjectif. Cela se produisait assez souvent depuis quelques semaines. Parfois un blanc, une absence de plusieurs minutes, suivaient l'apparition de la brume. Parfois, c'était un accès d'angoisse, de douleur même, sans aucun blanc de conscience. Il attendit, vigilant, fixant violemment son attention sur le décor qui lui échappait.
Il était maintenant devant la porte de l'usine. Il avait donc traversé la nappe, Dieu sait comment, pendant le “blanc”. Pas à la nage, quand même. Il n'était guère plus mouillé qu'avant.
L'atelier principal montrait ses quatre dents de scie émoussées, percées de larges trous béants. En levant la tête, Simon mit le pied dans un trou. Il perdit un peu le souffle, mais l'eau ne monta pas plus haut que sa cheville. L'averse se calmait. Une bande de passereaux s'envola du vieux bâtiment. Un oiseau que Simon ne put identifier alla se percher sur la cheminée ronde, au-dessus des dents de scie, et de là-haut observa l'intrus.
Il marcha longtemps sur le ciment crevassé. Il piétina des flaques d'huile séchée, couverte d'un fin duvet de poussière. Il se battit contre des portes grinçantes, trébucha dans des escaliers raides et gémissants. Il baissa la tête dans les courants d'air et décrocha des toiles d'araignée avec la tête et les épaules. De nombreux fils gris se posèrent sur son visage.
Il détournait les yeux en passant près des chaudières rouillées et des autoclaves démantelés. Il se bouchait le nez instinctivement dans les coins où des boîtes de conserve oubliées avaient pourri et éclaté en suintant une bave noirâtre. L'usine abandonnée était plus horrible encore que l'usine en marche. Et Simon avait envie de mourir. Il rit très fort pour dissiper son angoisse. L'écho sanglota en même temps.
Il s'enfuit de l'usine mais fut incapable de retrouver le passage par où il était venu.
Il attendit. Il n'avait ni faim ni soif. Il était à peine conscient du froid. Il s'aperçut bientôt que sa montre s'était arrêtée. Peu importait l'heure. Il guetta la marche du soleil à travers les nuages, sans impatience.
Il marcha longtemps. Il essayait désespérément de retrouver ses souvenirs d'enfance. Mortelle nostalgie.
Les roseaux s'emmêlaient dans le vent avec un bruit râpeux, vaste et doux, que le grondement de la crue ne couvrait pas toujours. Jaune encore le matin, la rivière reprenait sa couleur verte. La nuit tombait. Dans le crépuscule, de lents reflets argentés tremblaient à la surface de l'eau. Le ciel, d'un gris pelucheux, dérivait vers le nord.
Simon sortit sa pipe de la poche de son imperméable et la considéra avec un immense dégoût. Elle symbolisait le banal plaisir de vivre. De vivre malgré tout. Il la balança le plus loin possible dans le courant. Et il eut un rire un peu triste : ce geste ne résolvait pas le problème du retour — ni celui de la destinée.
C'est alors qu'il pensa au château de Shemkar, pour la première fois peut-être depuis des mois, des années. Le château était l'antidote de l'usine !
Mais Kaer le Jorach et sa fille, Aïnim-Oriana, existaient-ils vraiment dans quelque univers lointain ? Aïnim-Oriana était-elle une visiteuse d'un autre monde ou le rêve d'un adolescent solitaire et inventif ? Non, elle n'était pas un rêve puisque Manuel, l'Espagnol, l'avait connue aussi…
Plus tard, la nuit venue, il scruta le ciel et vit un gros point rouge au milieu d'un nuage noir. Le point grossit, s'allongea, se changea en un éclair droit et lent, pointé sur Simon. Inexorablement, le trait de feu s'approchait. Simon pensa que Nimi avait entendu son appel.
Et il ne se trompait pas.
« N'ayez aucune illusion. » dit une voix sèche et claquante. « Vous ne reverrez jamais votre univers. D'ailleurs, vous l'aurez bientôt oublié car il ne mérite aucun regret. Vous pouvez considérer qu'il n'existe pas, qu'il n'a jamais existé. Vous devrez donc vous plier à nos lois. Pour le moment, vous dépendez entièrement de moi, qui vous ai transporté ici, comme c'est mon rôle d'Ingénieur. Vous n'avez aucune possibilité de m'échapper ni de survivre sans mon aide.
J'exige de vous sang-froid et obéissance. Pas de révolte, pas de cris ni de supplications ou de pleurnicheries. C'est la loi et je n'ai pas de temps à perdre. Vous êtes ici et vous y resterez toujours. Habituez-vous tout de suite à cette idée. »
Simon fit un pas en avant, deux pas en arrière, un pas sur le côté. Il avait les pieds nus et se trouvait au fond d'une salle voûtée, obscure. Il n'était pas seul. Des dizaines d'autres prisonniers, hommes et femmes, l'entouraient. Une clarté grise tombait en oblique de quelques lucarnes rondes situées juste au-dessous de la voûte. Le sol était fait de larges dalles rectangulaires, lisses et humides. Les murs semblaient de pierre. Le château de Shemkar ! pensa Simon. Je suis arrivé chez Kaer le Jorach… Aïnim-Oriana lui avait dit : « Un jour, je viendrai te chercher et je t'emmènerai à Shemkar… ».
Nimi a tenu parole, se dit-il. Elle ne m'a pas oublié. Puis il douta. Les années avaient passé. Nimi était-elle toujours au château de son père ? Savait-elle seulement qu'il se trouvait dans ce groupe d'arrivants ?
Non, non, je ne serais pas à Shemkar si elle ne l'avait pas voulu, si elle ne m'avait pas choisi !
Mais choisi pour quoi faire ?
Les gens se rassemblaient près des lucarnes, s'appelaient essayaient de se rassurer. Certains, qui avaient dû être blessés pendant le voyage, gémissaient faiblement. Mais beaucoup riaient, chantaient, applaudissaient. Des fous !
Toutes les langues de la Terre se mêlaient dans une cacophonie babélienne. Mais quelle langue parlait donc Kaergun ? Aucune sans doute, et toutes à la fois. C'était sans importance.
« Bienvenue au château de Shemkar. » reprit l'Ingénieur. « Je vous salue au nom de Kaer le Jorach… »
Simon avait l'impression que Kaergun s'exprimait dans un français très pur, à peine marqué d'un léger accent germanique. Mais chaque émigrant devait l'entendre dans son propre langage. Transmission télépathique ou quelque chose de ce genre. Nimi lui avait dit autrefois que les Jorachs étaient les héritiers d'une très ancienne et très puissante civilisation. Elle n'avait donc pas menti. Elle m'attend quelque part dans le château, pensa-t-il. Nimi, je suis venu. Je suis près de toi. Ne m'abandonne pas maintenant !
« Vous allez tous subir une série d'examens anatomiques, physiologiques et mentaux. » précisa Kaergun. « Nous devons savoir si vous avez bien supporté le passage, dans votre intérêt même. Et puis pour des raisons que vous comprendrez plus tard, si vous les comprenez, ce qui n'est pas essentiel, nous avons besoin d'étudier de façon approfondie votre corps et votre cerveau. Il sera fait le maximum pour ne pas léser vos tissus nerveux. Si cela s'avérait impossible, tous les organes et toutes les parties d'organes qui auraient été endommagés seraient remplacés par des éléments cyborganiques d'une efficacité égale ou supérieure, sauf en ce qui concerne la fonction de reproduction. Mais celle-ci ne vous sera plus d'aucune utilité sur Nova Persei, et vous pouvez envisager sans regret sa suppression… »
De nombreuses lampes rondes, encastrées dans la voûte, s'allumèrent soudain et jetèrent dans la salle une faible clarté bleu-vert. Les prisonniers — les émigrants… — étaient nus. Simon se rendit compte soudain qu'il était nu comme les autres. Une lumière blafarde ruisselait sur les peaux huileuses. Une lumière huileuse éclairait les peaux blafardes. L'air se chargeait d'une odeur piquante de sueur, d'urine et de chair brûlée. La rumeur des rires, des cris, des appels, du piétinement des uns, du halètement des autres, s'enflait au point de couvrir la voix puissante de l'Ingénieur.
Près de Simon, une mince jeune femme au doux visage ovale et aux longs cheveux noirs se mit à genoux, croisa les mains sur sa poitrine puis, levant les yeux vers les lumières de la voûte, s'écria : « Seigneur Jorach, aie pitié ! Ne ferme pas la porte du château céleste à tes enfants ! Tu es notre espoir, Seigneur. Le château est notre espoir. Aïnim-Oriana, aide-nous ! ».
Un bref sanglot jaillit de sa gorge. Elle se laissa glisser sur le sol en gémissant. « Garde-moi au château, Seigneur Jorach ! Je ne veux pas aller à l'usine ! »
La voix de l'Ingénieur éclata soudain, formidablement amplifiée, rauque et vibrante d'échos sauvages : « Taisez-vous ! Taisez-vous ! Taisez-vous ! Écoutez-moi, je n'ai pas de temps à perdre ! Qui parle d'usine ? Ah, Nimi la bavarde… »
Émigrants ou prisonniers, les hommes et les femmes qui s'entassaient dans la salle firent le silence en moins de deux ou trois secondes. Silence tendu, religieux, héroïque, joyeux et horrifié.
« La douleur vous sera épargnée dans une certaine mesure au cours des examens. Cependant, nous désirons étudier dans votre physiologie le mécanisme de la souffrance, celui du plaisir et leurs relations. Vous aurez donc à subir ce type de sensations successivement. La douleur sera toujours compensée par une quantité équivalente de plaisir, sauf si elle vous est infligée comme punition à votre manque éventuel d'obéissance. Mais j'espère que je n'aurai pas souvent à vous punir. Je suis l'Ingénieur principal de Kaer le Jorach et je n'ai pas de temps à perdre ! »
« Nous nous intéressons tout spécialement à vos mécanismes psychologiques, nerveux, hormonaux et sexuels. Vos besoins seront satisfaits dans certaines limites, non pas à votre gré mais suivant les impératifs expérimentaux. Il va vous être fourni d'ici peu de la nourriture et de la boisson. Je ne connais pas exactement vos coutumes — ou plutôt je les ai oubliées — mais si certains d'entre vous désirent s'accoupler, ils le pourront. Quelques-uns seront d'ailleurs invités à le faire lors des examens.
Maintenant, prions le Seigneur Jorach. Prions !
— Prions. » dit la jeune femme brune, toujours agenouillée à trois pas de Simon. « Prions pour ne pas aller en… »
Avait-elle prononcé le mot enfer ? Simon n'en était pas sûr. Il recula, appuya les épaules contre la pierre glacée. Je suis venu, Nimi. Tu m'as appelé et je suis venu. Le monde est toujours aussi triste. Ne ferme pas la porte du château céleste à ton ami, ton ami, ton ami…
« Seigneur, aidez-nous ! » dit Kaergun. « Répétez tous après moi : Seigneur, aidez-nous !
— Seigneur, aidez-nous » psalmodièrent les émigrants.
— « Faites, Seigneur, que nous ne tentions pas de fuir en niant le témoignage de nos sens et en nous persuadant ainsi que nous rêvons. Car c'est interdit, Seigneur, et nous le savons. Donne-nous, Seigneur, le courage de refuser la maladie, la névrose, la folie. Car tout cela était bon dans notre univers sans foi ni loi. Rappelez-nous, Seigneur, que toute tentative pour introduire à Shemkar ce genre de déviation sera sévèrement réprimée. Merci pour votre justice, Seigneur. »
Le château, pensa Simon.
Est-ce le seuil du paradis ou l'antichambre de l'enfer ? Une prison mentale ou quoi encore ? Nimi, Nimi, appelle-moi près de toi !
J'ai froid. J'étouffe. C'est e…
Non ! Aïnim-Oriana est tout près d'ici et m'attend : ça ne peut pas être l'enfer.
— « Prions. » dit la femme brune en raclant la pierre avec ses ongles.
— « Prions le Seigneur Jorach !
— Prions-le ! »
Une lumière blanche, éblouissante, s'alluma au bout de la salle. Les émigrants qui se trouvaient de ce côté reculèrent en gémissant. Il y eut des cris violents, de longues plaintes sourdes, et des rires enfantins, déments, inextinguibles. Simon respira une odeur d'ozone et un parfum d'encens mêlés. Puis un courant d'air tiède souffla, caressa les corps raidis par le froid et souleva les cheveux flottants des femmes, brassa vivement les odeurs et les emporta.
— « Avancez tous vers la lumière. » commanda la voix de l'Ingénieur. « Marchez ! »
Simon se trouvait à l'autre extrémité de la salle. Nous sommes soixante–soixante-dix… émigrants ou prisonniers ! Il se retourna vers la jeune femme brune affalée contre le mur.
— « Venez. » dit-il.
— « Je ne veux pas retourner à l'usine !
— Quelle usine ?
— Laissez-moi ! Laissez-moi ! » hurla la jeune femme en se levant.
Elle courut se joindre à la foule des émigrants qui se bousculaient pour quitter la salle voûtée. La lumière blanche éclairait le couloir étroit qui semblait monter en pente douce, avec une bifurcation tous les cinq mètres environ. Le sol était inégal, poudreux, glissant. Simon marchait loin derrière les autres.
— « Avancez ! Suivez la lumière ! » commanda encore la voix de l'Ingénieur.
Puis l'obscurité se fit.
« Marchez ! Marchez ! »
Simon marcha encore une minute ou deux, ou dix. Ou une heure. Le temps n'existait plus.
Le temps est mort. Je rêve. Je suis mort. Je rêve le temps. Je viens de naître et je rêve la vie. Silence. Souviens-toi de ton enfance. Ton enfance et ton pays. L'usine et le château. Marche !
Simon buta contre un obstacle. Un escalier se dressait devant lui. L'ombre s'éclaircit. Il monta. Il avait faim. Ses jambes tremblaient. Il s'arrêta, le souffle court. Puis il repartit.
Une porte bardée de ferrures noires était ouverte sur un palier.
« Entre ici. » dit la voix de l'Ingénieur. Puis : « Bienvenue au château de Shemkar. ».
Dans une sorte d'antichambre, meublée d'une banquette et de quatre sièges de bois, Simon trouva des vêtements : une chemise usée et une cotte à bretelles de couleur claire, avec des taches brunes dont certaines ressemblaient à du sang.
« Habille-toi. » dit Kaergun. « Je veux te parler. Je suis l'Ingénieur principal de Kaer le Jorach et je n'ai pas de temps à perdre ! »
Simon obéit. L'Ingénieur était assis derrière un bureau Empire. Devant lui, une vaste baie occupait toute la longueur de la pièce, qui était vaste. Deux soleils brillaient dans un ciel incroyablement lumineux. Simon secoua la tête. Il ne pouvait s'empêcher de douter. Le spectacle n'avait pas l'air vrai. Peut-être était-ce un décor ? Avant de se retourner, il eut le temps d'apercevoir une plage blonde au bord d'une mer très bleue. Il se rappela que le château de Shemkar était bâti à proximité de la mer d'Arzin. Mais la plage et la mer semblaient tout aussi fausses. Il se força à regarder Kaergun. L'Ingénieur avait des yeux ronds, très gros, très pâles, au milieu d'une face lunaire. Sa bouche était ronde et jaune, son nez presque réduit à deux trous ronds, son crâne lisse pareil à une boule. Il portait un costume de velours rouge qui laissait découvertes ses épaules massives, rouges et luisantes. Simon respira soudain une bouffée de musc. L'homme de confiance de Kaer le Jorach était-il, en réalité, un monstre ?
« Il est évident que j'aurais dû vous faire subir une certaine préparation psychologique. » dit Kaergun sur un ton pensif. « Je crois que cela se faisait lors des précédentes pêches, mais les techniques se sont perdues. Il faut admettre que le château de Shemkar est en mauvais état. Je ne sais pas combien de siècles nous pourrons tenir encore. Un ? Deux ? Trois au plus… Et moi, Kaergun, fidèle Ingénieur de Kaer le Jorach, je suis trop vieux aussi. Ma mémoire est de plus en plus défaillante.
— Je peux m'asseoir ? » demanda Simon en posant la main sur le dossier d'un fauteuil bas, recouvert d'un tissu à fleurs, usé, défraîchi, effrangé et par places complètement arraché. Cela aussi sentait le décor.
L'ingénieur leva ses gros sourcils roux.
— « Assieds-toi, Terrien. Considère que tu es l'invité d'Aïnim-Oriana. »
Simon s'assit, tourna la tête vers la baie, observa furtivement les deux soleils, le ciel sans nuages, les têtes des arbres qui se balançaient au-dessus de la plage dorée et les lames bleues couronnées d'écume blanche qui déferlaient sur la rive. Trop beau pour être vrai ? Les yeux de l'Ingénieur se changèrent un instant en deux cercles pâles, brillants de colère, puis reprirent aussitôt leur aspect habituel. Simon se tassa au fond du fauteuil.
« Tous, vous avez été arrachés au monde historique dans lequel vous viviez pour peupler Shemkar. » dit Kaergun. « C'est la loi. Périodiquement, les Jorachs, depuis leurs châteaux, doivent entreprendre une “pêche”, c'est-à-dire enlever un certain nombre de créatures biologiques pour les transporter ici. C'est une opération de routine que j'ai réalisée plusieurs centaines de fois pour Kaer le Jorach, avec l'équipement du château. Autrefois, cela ne posait aucun problème. Nous avions toutes les données qu'il nous fallait. Je ne sais d'où nous les tenions, mais le fait est que nous les avions. Chaque pêche était réussie et nous procédions sans peine, Kaer et moi, à l'adaptation de nos prises.
— Quelle adaptation ? » demanda Simon.
— « Les êtres en provenance de l'univers historique doivent subir un certain nombre de transformations physiques et mentales pour vivre ici… Oui, c'est une tâche que j'ai accomplie un nombre fabuleux de fois. Mais je suis vieux. Je suis immortel mais usé. Le Jorach ne s'occupe plus de rien, et nos supérieurs, les Desmons, sont partis vivre dans les Tours. Je perds de plus en plus la mémoire. Le château éternel de Shemkar est menacé de ruine. Ne te fie pas à l'aspect séduisant de cette pièce. Il n'en reste pas trente sur deux mille en parfait état. Et la plus grande partie de nos archives a été détruite. Encore heureux que j'aie pu me souvenir de quelques-unes de vos langues…
Cette dernière pêche a vraiment très mal tourné. Il y a eu des incidents graves et je sais que je serai sanctionné pour cela. Le Jorach sera peut-être frappé à son tour par les Desmons éveillés, à moins qu'ils nous aient tous oubliés. Et nos Maîtres seront peut-être alertés, s'il en reste. De toute façon, nous n'avons aucune pitié à attendre de personne. Peut-être les Anciens Seigneurs viendront-ils détruire le Château. Si je ne peux éviter la punition que je mérite, je voudrais sauver le château de Shemkar. Avec votre aide à tous. Avec ton aide en particulier…
— Avec mon aide ? » demanda Simon.
— « Oui… Je crois qu'Aïnim-Oriana t'aime beaucoup. Et je cherche parmi les nouveaux émigrants quelqu'un qui soit capable de prendre ma succession un jour. Mais je vais d'abord te parler d'Aïnim-Oriana. Elle joue un rôle très important dans la survie de Shemkar, Puisqu'elle est notre principal agent recruteur. Mais elle est aussi responsable de nos plus graves problèmes. Elle a détruit nos informations par pure perversité. Pourtant, on ne peut lui en vouloir. Auprès du destin qui lui a été infligé, vos souffrances de jeunes animaux ne sont que prurit. Nimi aurait eu pour mère une femme de votre race, enlevée au cours d'une pêche, mais elle n'est pas née d'une façon ordinaire, et sa création est un mystère pour tous, sauf pour Kaer le Jorach, notre Seigneur et son père. Kaer a fait de sa fille un être infiniment séduisant mais monstrueux, inachevé, condamné à la pire des solitudes. Cela est vrai. Il a voulu qu'elle reste toujours auprès de lui ; il lui a donné un corps incapable de mûrir et d'atteindre l'âge adulte, parce qu'elle lui est plus utile ainsi. Le développement de Nimi s'est arrêté au début de son adolescence. Elle ne connaîtra pas la maturité. Elle ne pourra jamais satisfaire les désirs qu'elle sent confusément naître dans sa chair et dans son cœur. Des désirs qu'elle ne comprend pas, car son père lui a toujours caché la vérité sur son corps et sa destinée. Sa vie est un enfer…
Aïnim-Oriana savait bien qu'en détruisant nos archives, elle m'obligeait à entreprendre un travail long et difficile pour les reconstituer. Elle m'aime pourtant, mais ça l'amuse de me tourmenter, moi le fidèle Ingénieur de Jorach. Elle savait que le manque d'informations nous obligerait à infliger des examens très douloureux à certains émigrants. Cela l'excitait fort… De plus, elle est intervenue au cours de la pêche pour son compte personnel. Elle voulait se procurer un couple d'Humains qui n'auraient vécu que pour elle. Elle a donc détourné à mon insu deux de nos prises. La femme est morte… L'homme… L'homme qu'elle avait choisi, c'était toi, Simon Vincent. Et un accident s'est produit au cours du transfert. Il y a maintenant deux Simon Vincent au château de Shemkar. Toi et ton double, dont Nimi s'est emparé. L'un de vous deux doit être détruit, car deux doubles ne peuvent survivre longtemps ensemble. Bien entendu, si tu consens à m'aider, l'autre sera éliminé. Il sera envoyé au laboratoire pour être soumis à la vivisection. Si tu veux, je te permettrai d'assister à son supplice. Ce sera un régal pour toi, j'en suis sûr.
J'espère que tu pourras me succéder plus tard. Nimi t'a choisi. Tu la verras. Cependant, je dois t'avertir : je ne veux pas t'imposer aux autres. Ta formation sera longue. Tu pourras postuler à un titre de major de maîtrise d'ici environ cinq ans ; mais tu ne pourras pas accéder aux fonctions d'Ingénieur avant quinze ans au minimum. Tu sauras que tu travailles non seulement pour la vie de Shemkar mais pour ton propre avenir. C'est un beau destin. Tu rencontreras de temps de temps Aïnim-Oriana. J'ai la certitude qu'elle ne sera pas trop cruelle pour toi : elle t'attendait depuis si longtemps. »
Vêtu d'un complet de velours rouge, excentrique et flamboyant, l'Ingénieur accueillait Simon en strict uniforme blanc à parements verts des Services de Recherches Psychologiques. Il était assis derrière un bureau Empire. Il ne s'appelait pas Kaergun mais Manfred Weber et assurait la direction du “personnel adapté” dans la société Hans K. Hauser. Simon — c'est-à-dire Simon I — s'appelait bien Simon Vincent. Il travaillait depuis plusieurs années chez H.K.H. comme formateur. Il avait une formation de haut niveau, et un salaire correspondant, mais il savait maintenant que la fin de sa carrière approchait. La convocation de l'Ingénieur Weber ne l'avait pas trop surpris. La “formation” de son dernier sujet — qui était maintenant Simon II — l'avait beaucoup fatigué. Il se préparait à prendre quelques semaines de vacances avec Fêtes & Territoires pour dépenser sa prime. Peut-être la dernière. Il était prêt à entendre de mauvaises nouvelles.
L'Ingénieur manipula quelques touches sur le clavier du mini-ordinateur placé dans un tiroir à sa droite ; puis il se racla la gorge, ce que nul dispositif ne pouvait, apparemment, faire pour lui.
« Cher monsieur Vincent, » dit-il, « nous ne sommes pas entièrement satisfaits de votre dernière opération. ».
Simon hocha la tête. Il avait déjà l'impression que son dernier transfert de personnalité se soldait par un demi-échec.
« Vous êtes fatigué » reprit l'Ingénieur. « C'est bien naturel. Aucun être humain, si doué soit-il, n'a des ressources mentales inépuisables. Et le métier de donneur-formateur est un de plus durs que je connaisse. »
Donneur-formateur : un euphémisme pudique. Simon Vincent donnait de faux souvenirs à des “receveurs” qui avaient d'abord suivi un lavage de cerveau complet. En réalité, il transférait à ces hommes, suivant une technique très élaborée et des règles bien établies, une part de sa propre personnalité, cela dans le cadre d'un scénario d'ensemble auquel il avait un peu — mais trop peu — collaboré. Les receveurs étaient parfois des volontaires en provenance des Chicos (Camps d'Hébergement des Inoccupés, Chômeurs et Oisifs) et surtout des détenus, des condamnés de toutes catégories. Leur ego balayé par le lavage de cerveau, on donnait à ces êtres une personnalité de remplacement qui devait leur permettre de supporter une existence très pénible dans les usines de protéines et les fermes à insectes d'H.K.H. Bien entendu, la société H.K.H. n'était pas la seule à procéder ainsi.
— « Très bien. » dit Simon. « Je suis fatigué. Je le reconnais. Je ne suis pas le seul au Service Formation et au Service Recherche. Vous le savez sans doute. Ce que vous nous demandez est très difficile et, comment dirai-je, à la limite de l'acceptable. Je ne critique pas la Société. Je n'ignore rien des impératifs qui nous ont conduits à cette solution draconienne. Le désert croît sur toute la planète en même temps que la population, donc les besoins en protéines. La création d'un sous-prolétariat déshumanisé était sans doute nécessaire…
— C'est justement pour éviter que ce prolétariat, le prolétariat dit “adapté”, ne soit déshumanisé par son adaptation que nous avons mis au point cette méthode. Vous êtes chargés, vous les donneurs-formateurs, de réhumaniser ces êtres. C'est une noble tâche… mais difficile, j'en conviens. »
Simon se tassa un peu dans son fauteuil. De toute façon, il n'était plus temps pour lui de se révolter. Et à quoi bon ? Sa soudaine lucidité arrivait aussi trop tard. Lorsque tout allait bien, il s'accommodait de sa “noble tâche”. Apporter un peu de rêve aux nouveaux esclaves de la société industrielle, n'était-ce pas un rôle magnifique ? Il y avait cru. Honnêtement, se dit-il, j'y ai cru. Mais il soupçonnait la vérité depuis un certain temps. Il n'avait pas attendu ce jour pour deviner, plus ou moins consciemment, le but visé par H.K.H. et toutes les sociétés industrielles qui utilisaient le prolétariat adapté. Les rêves qu'on injectait dans leur mémoire par des procédés hypnotiques aidaient peut-être les ouvriers des usines de protéines à survivre dans cet enfer. Leur usine était pour eux un château hors du monde où régnait une princesse adorable et perverse. Chaque homme se croyait aimé de la princesse — Simon ignorait ce que l'on faisait croire aux femmes — et prenait pour Aïnim-Oriana la putain salariée qui l'accueillait tous les week-ends. En attendant de devenir, un jour lointain, major de maîtrise et Ingénieur… Mais la raison profonde du système était autre. Les prolétaires adaptés devaient être coupés de la réalité pour n'avoir aucune prise sur elle. Ainsi, ils ne pourraient se révolter. Voilà pourquoi on les conditionnait en fonction d'une mythologie aberrante. On les projetait dans un monde fantastique et le monde réel leur échappait à jamais. Grâce à des techniques psychologiques avancées. Grâce surtout aux formateurs, aux donneurs qui se faisaient les instruments de cette abominable duperie.
C'était ainsi. Abominable, voilà le mot ! pensait distraitement Simon. Il était surtout préoccupé par ses prochaines vacances et son avenir incertain. Trop tard pour la révolte, mon vieux. Songe plutôt à ta carrière, s'il est encore temps…
— « Je suis tout à fait d'accord avec vous, Monsieur. » dit-il à l'Ingénieur. « C'est pourquoi je souhaite continuer. Je veux dire : je souhaite continuer ma tâche de formateur pour H.K.H. »
Manfred Weber le regarda gravement, alluma une cigarette, ce qui lui permit de baisser les yeux un instant sur son communicateur.
— « Nous aimerions aussi que vous restiez avec nous, monsieur Vincent. Je vous précise tout de suite que nous ne songeons pas le moins du monde à vous licencier. Mais nous envisageons de vous proposer une autre poste, dans un autre service. Il n'est d'ailleurs pas impossible que vous puissiez revenir ultérieurement au Service Formation. Pour le moment, nous avons besoin d'hommes comme vous sur le terrain… »
Simon se raidit, retint son souffle quelques secondes.
— « Sur le terrain ?
— Dans les usines, naturellement. »
Nimi était restée telle que dans son souvenir. Oh, un peu plus grande peut-être. Un tout petit peu plus femme. Jolie, toujours, et toujours menue et blonde. Aïnim-Oriana…
Il l'avait retrouvée il ne savait comment, chez elle, dans l'appartement privé du Jorach, quelque part au sommet du château. La chambre verte : une vaste pièce qui ruisselait de lumière, comme le bureau de l'Ingénieur. Une verrière couleur de feuillage tendre se découpait dans le plafond et de nombreuses fenêtres s'ouvraient sur la forêt ou sur la mer. Les meubles disparaissaient sous les coussins ou derrière les tentures ; des tapis luxueux couvraient le plancher de vieux bois.
Nimi souriait, ses incisives plantées comme autrefois dans sa lèvre inférieure très rouge. Elle fixait sur Simon un œil noir, très brillant, et tenait l'autre à demi fermé. Provocante. Délicieuse. Inchangée. Soudain, elle plongea les mains dans les fentes symétriques placées sous la ceinture de sa robe de soie noire et caressa nonchalamment son ventre.
Excité, Simon fit un pas en avant.
« Nimi, je suis venu ! »
Elle le regardait silencieusement, en se mordant toujours la lèvre. Il s'arrêta, le cœur serré d'angoisse. Elle recula jusqu'au lit.
— « Prends-moi comme une pute ! » dit-elle.
En bas, à l'usine, les immigrés de la Terre manœuvraient ou surveillaient les machines qui pétrissaient la chair acide des insectes et les énormes chaudrons dans lesquels cuisait cette pâte immonde. D'autres conduisaient les chariots automoteurs, dosaient les échantillons, évacuaient les déchets, nettoyaient les instruments, vérifiaient la température des cuves… Tuyaux, manettes, volants, cylindres, broyeurs, cadrans… Tout cela sifflait, grinçait, chuintait. Et l'odeur, effroyable malgré l'adaptation que tous les travailleurs immigrés avaient subie…
Vivre des heures, des jours, des mois dans les vapeurs grasses, puantes, acides et brûlantes qui stagnaient dans l'usine et que rien, jamais, ne dissipait… Il y avait deux consolations : Aïnim-Oriana (Nimi, mon amour, je te retrouverai dans une semaine et ça sera encore meilleur que la dernière fois…) et l'espoir… Aïnim-Oriana et l'espoir d'être un jour major de maîtrise et peut-être Ingénieur, parce que Kaergun, bien qu'immortel, était vieux, usé (Un jour, je serai Ingénieur, je serai immortel, et Nimi qui n'aura pas vieilli m'appartiendra à moi seul !)
… Mais il n'y croyait qu'à moitié : son conditionnement n'était pas très réussi.
Peu de temps après son arrivée à Shemkar, Simon II se trouva mêlé à un groupe de travailleurs qui montaient vers un atelier spécialisé. Tous étaient vêtus de longues blouses grises, plus propres que les vêtements des manœuvres. Il décida de se joindre à eux. Personne ne l'en empêcha. Une femme lui donna une blouse pareille à la sienne. Il l'enfila par-dessus sa combinaison et suivit le groupe. Plus tard, un homme s'approcha de lui. Cinquante ans environ, trapu, très brun, le teint basané, avec un regard clair et doux… mais un peu moins candide qu'autrefois.
« Manuel !
— Content de te voir. » dit l'Espagnol. « Je t'attendais depuis un sacré bout de temps. Je savais que tu viendrais, mais j'avais peur que tu restes en bas. Tu es des nôtres ! Tu es un Homme ! »
Simon sourit de fierté. Mais il n'était pas très sûr d'être un Homme. Pas encore. Il avait peut-être une chance de le devenir grâce à Manuel.
— « Tu n'as pas changé, toi.
— On vieillit très vite ici, pourtant. J'y suis depuis quelques mois seulement… » Il posa la main sur l'épaule de Simon. Geste ancien retrouvé instinctivement. « Ne crains rien. » ajouta-t-il. « Le château de Shemkar est en pleine décadence. Le régime des Jorachs ne va pas tarder à s'écrouler. Nous l'aiderons un peu. Notre heure viendra. Tu seras avec nous…
— Oui, je serai avec vous. » dit Simon.
Puis il dut s'écarter pour vomir. L'odeur.
Le bruit aussi était affreusement pénible. À la fin de chaque journée de travail, Simon avait la tête bourdonnante, douloureuse et vide. Il habitait un box dans un baraquement étouffant, sans eau et presque sans air. La promiscuité… La pâtée commune qui avait l'odeur même de l'usine… Ç'aurait pu être l'enfer. Mais il avait maintenant un nouvel espoir qui s'ajoutait aux deux autres sans les effacer. Peut-être Nimi était-elle prisonnière aussi. Elle serait libérée par la révolution en même temps que les ouvriers.
La cité s'appelait Chamalville ; c'était un des plus grands centres industriels de Neuropa. Simon Vincent avait quitté depuis plusieurs heures l'immeuble de verre d'H.K.H. Il errait maintenant dans le quartier de Chamalville réservé aux jeux dangereux, aux spectacles vulgaires et aux plaisirs tarifés. Il marchait sans se décider à entrer nulle part.
Il n'avait bu qu'un peu de bière et il était comme ivre. Les observations de l'Ingénieur tournaient follement dans sa tête. Il savait bien qu'il avait évolué dans le mauvais sens. Lors des premiers transferts, il insufflait à ses receveurs d'idylliques souvenirs d'enfance, à moitié vrais, à moitié rêvés, dans lesquels Aïnim-Oriana et les autres mythes de ce genre prenaient place naturellement. Puis il était devenu plus lucide, plus amer, sans bien s'en rendre compte. Il avait eu le tort de visiter une usine de protéines, la pire de toutes, celle de Kouzim. Et l'usine s'était mêlée aux souvenirs d'enfance. C'était, de toute façon, une faute. Il devait enchâsser le scénario dans ses souvenirs véritables et ne rien inventer sans l'accord du Service des Recherches et de la direction du personnel adapté… En outre, son dernier sujet était fragile — c'est-à-dire qu'il ne croyait pas tout à fait à la fable qu'on lui avait enfoncée dans la tête — et il avait une certaine tendance à se révolter contre son sort. On avait d'ailleurs noté cette tendance chez d'autres créations de Simon Vincent. Alors, pendant qu'il errait à travers la ville, Simon s'était rendu compte qu'il déléguait à ses receveurs ses désirs secrets de révolte. Il s'en débarrassait, en somme. Il se donnait bonne conscience à peu de frais. Et maintenant, il ne trouvait plus aucune force intérieure, ni pour continuer la lutte ni pour se révolter. Il était un homme fini…
Il s'aperçut soudain qu'il était fatigué, qu'il avait soif et qu'il se sentait horriblement seul. Il s'arrêta dans un bar. Il commanda un alcool à base de jacinthe d'eau qui était très à la mode depuis quelques mois. Il le but en regardant autour de lui d'un air égaré. Puis il vit la fille, assise près de lui sur un haut tabouret. Blonde, mince, presque menue. Elle portait un simple bandeau de poitrine sur son torse bronzé. Jupe courte et longues bottes de cuir. Il la trouva belle et étrange.
Elle ressemblait… C'était…
« Es-tu Aïnim-Oriana ? » demanda-t-il, le cœur battant.
Après un certain silence, la fille sourit et répondit : « Oui, je suis Aïnim-Oriana. ».
Un soir, au crépuscule, Manuel vint chercher Simon. Ils quittèrent l'usine par une voie connue de l'Espagnol et montèrent sur un tertre d'où l'on découvrait tout le paysage de Shemkar. Entre le château et l'horizon s'étageaient diverses variétés de terrains et divers types de végétation : d'abord une plaine presque désertique, puis des plateaux couverts de landes, une forêt de résineux sur de hautes collines et, au loin, de superbes montagnes grises et blanches. Mais il n'y avait aucune trace de la plage ni de la mer.
La lumière trouble du soleil couchant s'écrasait contre les murs du château et sur les toits de l'usine. De gros nuages jaunâtres emplissaient le ciel. D'épaisses fumées montaient de Shemkar. Le vent charriait les odeurs âcres et grasses de l'usine.
« Regarde ce paysage. » dit Manuel.
Simon regarda.
— « C'est la Terre ?
— C'est la Terre. » dit Manuel. « Un jour, elle sera nôtre. »