Ordre de Raison… L'inscription en lettres de pierre occupait tout le fronton du majestueux bâtiment, de pierre aussi, qui était le siège régional de l'Ordre : un cube gris, aux murs artificiellement vieillis pour lui donner un air de grande ancienneté, de quasi-éternité.
L'Ordre s'était organisé dans un proche passé, mais il serait éternel. Rien ne pourrait l'abattre, maintenant qu'il existait. Il représentait la plus haute conquête de l'Humanité. Une conquête définitive. Dans la nouvelle civilisation matérialiste et scientifique planétaire, il était la flèche qui indiquait le sens de l'Histoire.
Non… Marc Dangun rejeta l'image en secouant sa tête ronde. C'était une image un peu mesquine. Il avait l'impression qu'un enfant peureux se recroquevillait au fond de son âme. Un enfant qui craignait toujours, en montant les marches du palais, que le Dieu de Raison ne lui fît tomber sur la tête, en signe de colère, le d ou le r ou peut-être le e de l'inscription redoutable.
Il garda la flèche et l'Histoire mais inventa une comparaison plus respectueuse : c'était une façon de se prosterner moralement. On ne se prosterne jamais trop.
« L'Ordre » murmura-t-il avec ferveur, « est le roc inébranlable sur lequel la race humaine a sculpté la flèche qui indiquera le sens de l'Histoire aux générations futures, jusqu'à la fin des temps… » Il se reprit : Merde ! Heureusement, personne n'avait pu l'entendre. La fin des temps était une notion irrationnelle et peut-être même déraisonnable. En tout cas, un truc qui puait le soufre mal brûlé. Pire encore : Ce n'est pas aux générations futures que la flèche doit montrer le sens de l'Histoire ; c'est à nous-même, pauvres pécheurs, euh, enfin, Hommes d'aujourd'hui !
Avant de pénétrer dans le bureau du Haut Conseiller régional, l'enquêteur spécial Marc Dangun s'épongea anxieusement le front. Quelque chose qui ne tourne pas rond, Marc ? se dit-il. Puis il pensa : C'est seulement la méditation qui ne me réussit pas. Je suis un homme d'action, moi ! Un peu plus tard, il s'asseyait, tout à fait rasséréné, dans un fauteuil profond et douillet. Le Dieu de Raison n'avait pas profité de ses errements pour le foudroyer, et le Haut Conseiller Brenza s'était levé pour l'accueillir et lui avait serré la main. Tout rentrait dans l'Ordre.
« Mon cher Dangun, nous allons faire appel une fois de plus à votre expérience et à votre zèle, également appréciés de vos dirigeants. Vous vous y attendiez ? C'est que l'obscurantisme, notre ennemi à tous, ne désarme pas ! »
Le Haut Conseiller manipula les touches d'un clavier invisible, le regard fixé sur un écran oblique, placé devant lui. Marc comprit qu'il feuilletait un dossier.
« Vous avez fait un bon travail dans l'affaire des Singes du soir et des Melons des bois, Dangun.
— Je n'étais qu'un des sept cent mille enquêteurs spéciaux de l'Ordre. » dit modestement Marc.
— « Réjouissez-vous. Le corps des Enquêteurs vient encore d'être renforcé. Vous êtes désormais plus d'un million ! »
Marc déglutit de surprise.
— « C'est exaltant. » dit-il.
— « Exaltant est le mot. Vous ne serez pas un de trop, il est vrai… Comme vous le savez, dans le cas des melons, nous sommes venus à bout assez facilement d'une croyance ridicule mais sans réelle gravité. Il a suffi de brûler quelques millions d'hectares de bois et de forêt, principalement autour des villes, pour que cette épidémie cesse. Mais avec les singes, nous avons frôlé le désastre. Imaginez… euh, supposez que les masses contaminées par la déraison aient rêvé qu'une vache — et non un singe — venait leur rendre visite chaque soir ! Que resterait-il de notre cheptel ? Pensez que pour détruire cette psychose, nous avons dû exterminer la presque totalité des singes de toutes espèces vivant sur la Terre ! Il faut noter que dans les deux cas, aucune vie humaine n'a été sacrifiée et aucune action n'a été exercée contre les malheureuses victimes de l'obscurantisme.
— Ce qui est normal. » approuva Marc. « S'en prendre aux Hommes, comme on le faisait au temps de l'obscurantisme, au lieu d'agir sur les choses, est tout à fait irrationnel.
— Oui, et absolument déraisonnable. Mais à présent, notre pire ennemi est de retour. Je veux dire : le pire ennemi de la Raison ! La Bête, l'Hydre, Dangun !
— L'Hydre ? » balbutia Marc.
Le Haut Conseiller sourit.
— « Allons, je me laisse peut-être emporter par mon zèle… Quoi qu'il en soit, nous avons affaire à une menace bien pire que les melons des bois et les singes du soir réunis. En fait, nous avons quand même un avantage au départ : nous connaissons l'adversaire.
— Je… je le connais ? »
Le Haut Conseiller feuilleta le dossier de Marc sur l'écran de son télématch.
— « Vous êtes un peu jeune, certes. Un enquêteur de dix ans plus âgé aurait tout de suite identifié la bête… Mais justement, nous préférons lancer sur le terrain des jeunes qui n'ont pas d'idée préconçue. Et j'ai sélectionné deux ou trois cas intéressants pour vous. Il s'agit seulement d'une étude exploratoire. Ensuite, vous participerez à une conférence au cours de laquelle les divers moyens de lutte contre la psychose seront envisagés systématiquement…
— Je ne peux pas savoir de quelle psychose il s'agit ?
— Mais si, naturellement. Vous êtes ici pour cela, Dangun. Je vais vous dire de quoi il s'agit, mon cher ami. En une seule phrase : l'hydravion est de retour. »
Ainsi, la Bête ne crèverait jamais ! La Bête… L'Hydre à cent têtes de l'irrationnel, de l'imaginaire, du rêve… sous sa forme moderne et pernicieuse d'hydre-avion !
Marc se souvenait des temps heureux où les foules se ruaient dans les bois pour cueillir des melons des quatre-saisons. Une affaire assez anodine… Bien sûr, on pouvait regretter les millions d'hectares de forêt incendiés. L'économie du monde se ressentait encore de cette saignée. Elle avait beaucoup mieux encaissé l'extermination des singes… De toute façon, Marc avait appris à ne jamais regretter ce qui était sacrifié pour que règnent l'Ordre et la Raison.
Mais que faire contre le terrible mythe de l'hydravion ?
Il se rendit dans un village de montagne à bord d'un aérobus de l'administration. Voyage sans histoire. La technologie et l'organisation de la société avaient atteint une perfection quasi absolue. Mais il était amusant de constater que le premier cas figurant sur la liste du Haut Conseiller se situait à près de mille mètres d'altitude et à trois cents kilomètres de la côte, alors que les hydravions étaient censés se poser sur la mer…
Deux heures plus tard, Marc rencontrait quelques paysans qui juraient avoir vu une sorte d'hydre-avion flottant sur un lac, dans la montagne. Un lac, un lac !
L'ingéniosité du Malin est sans limite ! Marc en aurait pleuré de rage et d'humiliation. Le Haut Conseiller l'avait prévenu que ce serait dur : « Rien à voir avec les singes et les melons. Tenez-vous prêt à endurer le pire. ».
Marc se remit un peu du choc pendant le voyage de retour. Après tout, il était un enquêteur spécial.
D'ailleurs, sa réaction, qui eût été normale de la part d'un citoyen indigné, semblait un peu excessive pour un professionnel habitué à la malignité et à l'horreur. Ne cachait-elle pas une secrète attirance pour… Non, non ! Marc sentit la sueur couler dans son dos. Il s'écarta du dossier de son siège et s'efforça de détourner le cours de ses pensées. C'est l'action qui te manque. Le moment venu, tu sauras te dépasser dans l'action !
Oui… Mais quelle sorte d'action entreprendre contre un phénomène aussi irréel ? À moins d'exercer une répression contre les malheureux “témoins”, ce qui eût été déraisonnable et irrationnel… Si, pensa Marc. Il y a un moyen !
Mais c'était un moyen terrifiant.
Le deuxième cas s'avéra encore plus difficile que le premier. Un jeune garçon, le fils d'un gardien d'immeuble, avait trouvé dans un grenier, dans une poubelle ou Dieu sait où, un vieux magazine avec une photographie d'hydravion. Une photo truquée. L'œuvre d'un malade — car la santé mentale n'était pas encore universelle. Et, d'autre part, il eût été irrationnel et déraisonnable de penser que l'Ordre avait des ennemis capables de commettre sciemment des crimes contre le peuple…
Marc put se faire remettre le magazine. Il se força à regarder la page incriminée. Il n'éprouva pas le violent dégoût auquel il s'attendait. Quelle malignité, quelle perversité il avait fallu à ces gens, l'enfant, les parents et les autres, pour aller dégotter un hydravion dans ce paysage sain et ordinaire. Oui, l'objet fantasmatique était là, discret, caché… Sans les flotteurs d'aile, d'ailleurs à peine visibles, on aurait pu confondre la monstrueuse représentation avec un avion rationnel.
Marc fit un bref discours sur l'Ordre et la Raison, les dernières et les plus grandes conquêtes du peuple. Il saisit le torchon de papier souillé de cette immondice et le joignit à son rapport. Il avait déjà trimballé des choses aussi ignobles dans sa mallette blindée. Dur métier que le sien.
Il réfléchissait calmement à bord du train à grande vitesse qui roulait avec un zèle digne d'éloge vers la Méditerranée et le troisième cas. Celui-ci ressemblait beaucoup au premier, mais le nombre des “témoins” semblait plus important. Ils étaient une dizaine, pêcheurs, paysans, résidents, touristes et gendarmes, qui déclaraient avoir vu un hydravion blanc se poser sur un étang au bord de la mer…
Un hydravion blanc ! Naturellement, le Diable a toujours su se déguiser en ange !
Oui, songeait Marc. Il existait un moyen d'attaquer la psychose en frappant au cœur du mal. Il fallait détruire tous les engins volants : avions, hélicoptères, fusées, navettes, dirigeables, etc. Pour sauver l'Ordre et la Raison, l'Humanité devrait peut-être s'amputer de son aviation… Mais la société résisterait-elle à ce traitement de choc ? Peut-être, à condition que l'on puisse garder dix ou vingt pour cent des appareils. On avait bien conservé, plus ou moins secrètement, dans certains zoos, un petit nombre de singes destinés à sauver l'espèce…
Marc passa la nuit à l'hôtel. La Bête vint dans ses cauchemars. Elle avait cent têtes. Chaque tête avait deux langues. Et chaque langue le léchait tendrement, lui, l'enquêteur spécial de l'Ordre de Raison !
Le matin, il reçut un appel du Haut Conseiller Brenza.
« Alors, Dangun, je suppose que vous avez pensé à un moyen radical d'extirper le mal ?
— Euh, oui, monsieur le Haut Conseiller !
— Nous y avons tous pensé. Mais cette opération risquerait de déclencher un grave conflit entre l'Ordre et les États. Nous ne l'emploierons qu'en dernier ressort. Il faut essayer de trouver autre chose ! »
Au milieu de l'après-midi, une nouvelle courut sur la côte, entre les villages et les résidences : « Il est là ! ». Marc interrogea des témoins complaisants, volubiles — comme possédés. Le groupe se dispersa. Tout le monde courut vers l'étang qui miroitait au sud, à deux kilomètres environ.
Marc se donna quinze secondes pour décider de sa conduite. Cinq secondes plus tard, en fait, il montait dans la Ford Kickaha d'un éleveur de chevaux qui fonçait vers l'hydravion.
L'hydravion blanc était au rendez-vous et Marc n'éprouva aucune horreur, aucun dégoût. Cette vision lui remuait le cœur jusqu'au fond de son enfance. Il aurait voulu la refuser au nom de l'Ordre et de la Raison, mais il n'en avait pas la force. Il pensait : Ainsi, des Hommes ont pu faire d'une image de cauchemar cette merveilleuse machine aux douces lignes d'oiseau marin…
Une jeune fille arriva de l'étang, rieuse, échevelée, en disant : « Je suis entrée dedans. La cabine est tapissée de rouge. Le pilote est très jeune et très beau. Le radio est une femme ! ».
Marc pria : Dieu de Raison, faites que ce soit réel ! Puis l'appareil se mit à glisser sur l'eau tranquille. Ses hélices tournaient comme celles de n'importe quel avion… Au moment où il décollait, un hélicoptère apparut du côté de la mer.
— « Ils vont l'abattre ! » cria quelqu'un.
Marc secoua la tête.
— « Non, ils ne peuvent rien contre lui. Les hydravions n'existent pas : il est invulnérable ! »
L'hélicoptère s'éloigna. L'hydravion s'enfonça dans le ciel, lentement, lentement. Marc tendit les mains vers la tache blanche sur le point de mourir à l'horizon. Une pensée blasphématoire naquit dans son esprit : Je voudrais vivre toujours ! Et les larmes coulèrent de ses yeux.
Il cria avec les autres : « Au revoir ! Au revoir ! ».
Marc réfléchit quatre jours avant de demander audience au conseiller Brenza. Quatre jours et quatre nuits presque blanches, coupées seulement par quelques heures de sommeil fiévreux…
Il se décida enfin et l'audience lui fut accordée très vite.
« La situation est grave, monsieur le Haut Conseiller. » dit-il d'entrée.
— « Elle l'est, Dangun. » convint Brenza.
— « Je ne vois qu'une solution : il faut traiter le mal par le mal !
— Le mal par le mal ? Expliquez-vous.
— Nous devons construire des hydravions ! Des dizaines de milliers, des millions d'hydravions rationnels… La face du monde en sera changée ! »
L'idée fut appliquée. On ne la porta jamais au crédit de Marc Dangun, mais à celui de ses chefs et de l'Ordre, ce qui était raisonnable. Seul le résultat comptait. Il y eut bientôt des centaines de millions d'hydravions sur la planète : ainsi commença la Troisième Renaissance.
Tous ceux qui montaient à bord d'un hydravion pensaient comme Marc la première fois : Je voudrais vivre toujours ! Et ils devenaient immortels.
L'Humanité étant alors totalement gagnée à la Raison, l'Ordre décida de s'anéantir pour l'éternité.