Cette année-là, symboliquement, le printemps fut précoce. Dans le Centre et le Sud-Ouest, la végétation avait près d'un mois d'avance. À Illiac, village situé approximativement à la limite des deux régions, le 30 mars 1980 et quelque, la plupart des arbres avaient mis leurs feuilles, ormeaux et peupliers en tête, et les cerisiers ressemblaient à d'énormes boules de neige…
Les paysans maugréaient. Ils pensaient aux gelées tardives et ils avaient raison. Il y avait encore la lune rousse et les saints de glace. Et la floraison avancée aggravait les risques. Les citadins disaient naturellement : « Les paysans se plaignent toujours… ».
Parmi les clichés que Jean Chordel exécrait, celui-là occupait la deuxième position. Il mettait en tête « Parler de la pluie et du beau temps… », ce qui signifiait pour beaucoup de gens — parmi lesquels un certain nombre de plumitifs en retard de trois guerres, d'une révolution et de six sécheresses — parler de banalités sans intérêt pour meubler la conversation.
Jean Chordel, citadin transplanté, moitié paysan, moitié intellectuel en exil, vivait par suite des circonstances à la croisée des mondes et presque à la croisée des temps.
La quasi-disparition des fameux clichés avait été pour lui un signe révélateur du changement. Il y avait eu, au cours de l'hiver, des inondations un peu partout. La Barbienne, petite rivière qui traversait Illiac, avait débordé, causant quelques dégâts. Mais ce n'était qu'une mince péripétie. On parlait d'une pénurie mondiale de l'eau. Tout le monde prenait la menace au sérieux. On commençait à comprendre que la vie de l'Humanité dépendait de la santé de la Terre. La pluie et le beau temps étaient des choses importantes. Les paysans, comme les primitifs, c'est-à-dire les Hommes qui adoraient l'eau ou le soleil et non le béton, n'en avaient jamais douté. Les Anglais non plus ; il faut leur rendre cette justice.
Le changement ? Il y avait dans le nouveau gouvernement socialiste deux ministres et un secrétaire d'État acquis à l'autogestion. Deux hirondelles et demie ne font pas un printemps précoce. Mais quelque chose de neuf était dans l'air. Depuis un bon bout de temps, Jean Chordel n'avait pas entendu dire que les paysans se plaignaient toujours. Il avait pensé que les gens commençaient à se représenter l'autre comme un semblable et non comme un concurrent et un ennemi. En fait, les paysans ne se plaignaient ni plus ni moins qu'avant ; ils n'avaient pas plus de raisons de le faire qu'avant. Ni moins… Deux hirondelles et demie, ce n'est pas beaucoup pour égayer un mois d'avril. Mais on sentait un peu de miracle dans l'air. Les gens prenaient goût aux responsabilités. On aurait dit qu'ils devenaient plus sérieux et moins méchants. La vieille hache de guerre que brandissaient tour à tour paysans et citadins était posée sur l'herbe verte. Peut-être serait-elle enterrée bientôt. Pour toujours.
On a bien le droit de rêver, camarades ?
Jean et Rina cherchaient des morilles.
Lorsque Jean Chordel avait quitté la télévision pour acheter la ferme de Combaberousse, près d'Illiac, il était encore un vrai Parisien. Il n'avait jamais vu de morilles ailleurs que dans une omelette, au restaurant, ou sur les planches en couleurs du dictionnaire. Rina était une fille du pays. Il l'avait connue à Paris. Elle l'avait ramené chez elle.
Elle lui avait fait découvrir les champignons. Les champignons et mille autres choses. Non, n'exagérons pas : une bonne douzaine de choses, agréables, importantes, essentielles.
Les morilles étaient essentielles parce qu'elles poussaient au printemps, parfois même un peu avant le printemps du calendrier, avant tout autre champignon. Elles étaient superbes et succulentes, mais aussi rares et très disputées. Elles annonçaient la renaissance de la nature ; elles étaient le signal du changement car il n'y a pas de champignon comestible à l'air libre en hiver.
Jean Chordel et son ami Gervais Zatto avaient choisi la morille comme symbole de leur action. C'était une idée de Jean, mais inspirée par Rina. Et le 1er avril — un symbole à rebours… —, Gervais Zatto viendrait de Paris à Illiac. Il apporterait un livre à Jean Chordel. Et Jean et Rina lui remettraient une morille. Une seule morille : c'était un symbole. Gervais Zatto emporterait la morille à Paris et la donnerait à deux vieux amis de Jean Chordel, Claude et Jacqueline Tribon.
Mais le livre commandé par Jean à Gervais Zatto n'était pas de ceux qu'on trouve dans n'importe quelle librairie ou chez le premier bouquiniste venu. Ce roman de Science-Fiction, écrit vers 1925 par un certain A. Hardin, ne figurait sur aucun catalogue spécialisé. Jean n'était même pas sûr du titre : la Fin des oiseaux ou Quand les oiseaux mourront… Et il n'avait aucun renseignement sur l'auteur. Du moins, c'est ce qu'il avait raconté à Gervais Zatto. Et Gervais Zatto avait accepté cette mission parce qu'elle semblait très difficile et que les postes n'auraient certainement pas pu s'en charger !
Mission impossible, en réalité. Mais Gervais Zatto ne le savait pas…
Et la morille, il ne devait pas se contenter de la déposer chez Claude et Jacqueline Tribon, comme le facteur aurait pu le faire. Un message d'amitié l'accompagnait. En outre, le messager devait rester chez Claude et Jacqueline pour leur montrer comment cuire le champignon et pour partager l'omelette avec eux. Plus tard, lorsqu'il reviendrait à Illiac, dans un mois ou dans un an, il raconterait sa visite à Jean Chordel et lui décrirait la vie de ses amis.
(Naturellement, la morille voyageuse devait être très grosse pour suffire à une omelette de quatre parts…)
Bref : une mission typique pour la Compagnie des Petits Services, fondée et animée par le même Gervais Zatto. Et le voyage de la morille était aussi une opération publicitaire, destinée à faire connaître aux gens de la Cops, ses possibilités, ses projets et les rêves un peu fous de son créateur.
Cette année-là, donc, le printemps était précoce. Les morilles s'étaient trouvées au début du moins de mars. Jean et Rina, comme leurs voisins d'Illiac, en avaient ramassé un certain nombre — qu'ils avaient mangées. Qu'ils avaient mangées tout de suite. Non pas que les morilles ne puissent se mettre en conserve, d'une façon ou d'une autre : ce sont des champignons qui se sèchent très facilement. Mais ils s'étaient laissés tenter. Ils comptaient bien en trouver encore à la fin du mois. Quand le temps est favorable, la saison dure longtemps…
Et le soleil était venu. La terre avait séché vite. Une croûte dure se formait à la surface. Depuis le 20 mars, les champignons ne sortaient plus. Jean et Rina cherchaient en vain. Désespérément. C'était trop bête.
Rina encourageait son mari : « Quand la première poussée se produit tôt, il peut très bien y en avoir une seconde en pleine saison. À condition qu'il pleuve… ».
Il avait plu, dans la nuit du 24 au 25. Très peu. Juste assez pour entretenir un espoir déraisonnable.
Jean et Rina délaissaient leurs bêtes, moutons et volailles, négligeaient leurs semis de printemps et les premiers sarclages, pour courir les haies, arpenter les luzernières, fouiller le bord des ruisseaux. La seule vue d'un ormeau bourgeonnant leur faisait battre le cœur. Il y avait beaucoup d'ormeaux à Illiac. Leur cœur battait comme un fou, du matin au soir. La crise cardiaque les guettait. Après tout, Jean Chordel avait quarante-cinq ans et Rina n'était pas beaucoup plus jeune que lui.
Ils avaient alerté leurs voisins et leurs amis, mobilisé les enfants du village. Tout le monde cherchait sans succès la morille du 1er avril. Rina avait pris leur vieille 2 cv et suivait les marchés de la région. En être réduit à acheter la morille eût navré Jean Chordel. Mais une morille achetée — à quinze francs les cent grammes —, c'était quand même mieux que pas de morille du tout.
Non, Gervais Zatto ne pouvait pas repartir les mains vides.
On était le 30 mars. Le 1er avril, l'homme de la Compagnie devait arriver à Illiac. Une petite réunion de sympathisants se tiendrait sous le préau de l'école. L'instituteur faisait partie de la bande. On comptait sur la présence de quelques journalistes. Par malheur, on ne pouvait fixer exactement l'heure, car Gervais Zatto viendrait en auto-stop. C'était important. Cela ferait aussi de la publicité au Statut de l'Auto-stoppeur réclamé par la Compagnie des Petits Services.
L'échange livre-morille se ferait alors. Ou ne se ferait pas… L'enjeu était important. Le côté sportif de l'affaire avait séduit l'opinion. L'échec serait un coup dur pour la Compagnie et Gervais Zatto qui avaient beaucoup d'ennemis.
Le voyage devait être accompli en quarante-huit heures au maximum : une journée pour l'aller ; une journée pour le retour ; quelques heures seulement de repos à Illiac. Gervais Zatto avait fait beaucoup mieux. Mais il savait qu'il risquait de se heurter cette fois à de très sérieuses difficultés.
Les syndicats de la fonction publique, soutenus par une grande partie de la presse de gauche, s'élevaient violemment contre ce qu'ils nommaient « une nouvelle poste parallèle ». Ils dénonçaient l'opération du 1er avril : d'après eux, c'était une opération postale — ce qui prouvait bien qu'ils n'avaient rien compris ! Le syndicat C.G.T. des P.T.T. affirmait bien haut que Jean Chordel aurait pu se faire expédier son livre et envoyer sa morille par le courrier. On avait échangé des remarques aigres-douces. De plus en plus aigres.
Admettons. Encore fallait-il dénicher Quand les oiseaux mourront, l'introuvable roman d'A. Hardin. Encore fallait-il mettre la main sur une morille fraîche et sauvage. (La culture des champignons restait encore dans le domaine expérimental… Ce serait peut-être une bonne occasion d'intéresser les gens au problème !)
Il fallait donc, en outre, essayer de convaincre les postiers qu'on n'allait pas leur sortir le pain de la bouche. Ce ne serait pas le plus facile.
Non, la Compagnie des Petits Services n'avait pas l'intention de concurrencer la Poste. Ni la poste ni la Banque de France… Jean Chordel l'expliquait à son ex-confrère, Philippe de Lantier, venu l'interviewer à Combaberousse.
« Est-ce que c'est une solution d'élever des moutons ? » demanda Philippe de Lantier.
Le décor : une cuisine de ferme, visiblement constituée par deux pièces anciennes dont la cloison avait été abattue. Un escalier rustique montait à l'étage. La pierre était apparente dedans comme dehors. Il y avait des bidons de lait sur l'évier, des médicaments vétérinaires sur la table. Des poussins nouveau-nés piaulaient dans un carton. Le chien Noé bousculait rageusement une casserole vide. Rina, une grande jeune femme brune, de type italien, se peignait devant la fenêtre en regardant le ciel, comme pour le prendre à témoin de sa patience et de son impatience.
Philippe de Lantier frissonnait dans un courant d'air et cherchait une place pour son magnétophone. Rina s'excusa. Elle n'avait pas fait le ménage : c'était la faute à la morille du 1er avril !
« Cet engin ne te fait pas peur » demanda Philippe.
— « Non. Je me souviens un tout petit peu. Et je suis sûr qu'il ne fait pas peur à mes moutons…
— Combien en as-tu ?
— Une soixantaine.
— Tu vis, avec soixante moutons ?
— Avec le mouton et le reste. Tu vois. Nous sommes là.
— Et tu crois que c'est une solution, d'élever des moutons ?
— Pas de philosophie, s'il te plaît !
— Tout de même, si un million de Parisiens débarquaient dans le Sud pour élever des moutons…
— Tu veux mon opinion sur les centrales nucléaires ?
— Hein ? Quoi ? Non, pas spécialement. Je suis venu pour te parler de Gervais Zatto, de la Compagnie des Petits Services et de cette histoire de morille. Quel est le plus dingue des trois ?
— La terre est chère, par ici. La vie est dure mais belle. Je n'invite pas les Parisiens à venir me rejoindre. Je ne te dis pas non plus que les dingues, c'est eux. Tu attendais une réponse cinglante, comme à l'époque d'Antenne 2 ? Non, c'est fini, ça. Je n'entre plus dans le petit jeu des réparties caustiques. La Compagnie des Petit Services, c'est, à mon avis, une idée géniale. Quand même un peu en avance sur l'époque. Gervais Zatto, je l'aime et je l'admire. Je ferai tout ce que je pourrai pour l'aider… L'histoire de la morille, oui, ça a l'air un peu dingue, vu de l'extérieur. Je ne sais pas pourquoi ni comment ça a pris tant d'importance. Je ne sais pas si on doit s'en réjouir. On est peut-être tombé dans le piège de la publicité. On verra bien…
— Le socialisme est au pouvoir. Du moins, à ce qu'on dit. Est-ce que ça ne t'incite pas à reprendre du service ?
— Mais j'ai repris du service, mon vieux. Au service des petits services… Et, de toute façon, les moutons ont plus besoin de moi que la télévision !
— Très bien. Je retire ce que j'ai dit sur Zatto et sa Compagnie. Je t'écoute. Il y a longtemps que tu connais Zatto ?
— Ah oui. Je l'ai interviewé plusieurs fois quand j'étais de l'autre côté de la barricade. Deux fois à la radio, une fois à la télé. Une fois pour la Charte des enfants. Une fois à propos de l'auto-stop. Et une fois au sujet de… eh bien, curieuse coïncidence, au sujet des Parisiens qui s'installent à la campagne. Pour élever des chèvres ou des moutons, des choses comme ça…
— Alors, Zatto a une compétence universelle ?
— C'est un drôle de petit gars. Il était plutôt mal parti dans la vie, tu sais. Assistance publique. Handicapé. L'école terminée dans une de ces classes pratiques où les instituteurs se suicident. Il lui a fallu une compétence universelle pour survivre.
— C'est lui qui a eu l'idée de la Compagnie des Petits Services ?
— Oui. Oh, jusqu'à l'an dernier, la Cops, c'était Gervais Zatto, et rien que lui.
— Il y a eu des articles très hostiles, ces jours-ci, dans la presse… Les communistes ont dit : non à la poste parallèle !
— Oui, et la presse économique, toute la presse de droite, crie avec les banques : non à la monnaie parallèle !
— Les fameux points-Cops ? Comment ça marche ?
— C'est une monnaie d'échange, c'est-à-dire tout autre chose qu'une monnaie capitaliste. C'est une monnaie très flottante. Le seul vrai moyen de comprendre comment ça marche, c'est de s'en servir. J'espère que tu en auras l'occasion. Tiens, un jour, tu prendras peut-être un auto-stoppeur. Un auto-stoppeur membre de la Compagnie. Il te dira merci comme les autres. Il te paiera peut-être un verre. Et, en plus, il te donnera quelques points-Cops : il n'y a pas de règle. Il n'y a pas de tarif. Tu ricaneras peut-être. Mais tu glisseras les tickets dans ton portefeuille. On ne sait jamais. Eh bien, je peux te promettre quelque chose. Les points-Cops te serviront un jour. À condition que tu joues le jeu, naturellement… Et je te parie ceci : les tickets que tu auras reçus te seront plus utiles, quand tu t'en serviras, que les vingt ou les cinquante francs que l'auto-stoppeur aurait pu te donner pour payer son voyage. Je te demande d'y penser. On en reparlera. »
La journée du 30 mars s'était achevée à Combaberousse sans la moindre morille. C'était trop bête.
Jean Chordel s'en voulait de s'être laissé coincer par pure et simple irréflexion. Au fond, il était resté parisien. Il n'avait pas l'habitude de compter avec le veto de la nature. Une bonne leçon, se disait-il. Plus tard, il faudra que j'en fasse un livre…
Il était assis devant le feu de cheminée. Il brûlait des bûches d'ormeau : piètre vengeance. Il se chauffait les jambes en caressant son chien. Noé s'était mis en colère contre le journaliste Philippe de Lantier, non pas à son arrivée mais à son départ, Dieu sait pourquoi. Jean s'était un peu fâché. Il y avait eu une brouille de quelques heures entre chien et maître. Rina avait offert sa médiation. Noé et Jean s'étaient réconciliés devant le feu, car la température venait de refroidir si vite et si fort qu'on se demandait si la neige n'allait pas tomber.
Rina avait fait le ménage en retard. Elle s'était mise au tissage. Elle riait de la déconvenue de Jean. C'était une fille solide et gaie qui ne se laissait pas facilement décourager. Mais Jean se plaignait qu'elle avait un certain penchant à se moquer de ses malheurs.
« Je me ridiculise ! » grondait-il amèrement. La morille, c'est déjà une belle connerie, mais ce n'est pas tout. Écoute : je crois que j'en ai fait une autre avec le livre.
Rina éclata de rire.
— « Raconte vite. Je suis impatiente de tout savoir !
— Tout ça pour prouver aux postiers que l'opération du 1er avril dépassait leur compétence ! Ouais, ce satané bouquin est difficile à trouver. Plus difficile que tu crois ! Je l'ai inventé pour compliquer le jeu. Et je me disais que ça n'avait pas d'importance. L'essentiel, c'était la morille. Gervais Zatto serait obligé d'avouer qu'il n'avait pas trouvé la Fin des oiseaux et je dirais que ce livre n'existait pas. Je pensais que c'était une bonne idée publicitaire. Mais à présent, s'il n'y a pas de morille, pas de livre, ce sera le fiasco complet et nous aurons l'air d'une bande de cinglés ! Et si nous trichons un peu, nous sommes coulés ! Voilà le point de la situation. Et tout ça par ma faute. »
Rina s'arrêta de travailler. Elle réfléchit un moment, puis elle se leva, elle s'approcha de Jean et s'assit sur la pierre du foyer, tournée vers son mari.
— « Jean, » dit-elle, « tu as très bien parlé au journaliste cet après-midi. Et puis maintenant, tu me donnes l'impression de n'avoir rien compris. Écoute, enfin ! Tu n'es pas seul. C'est vrai. Tu raisonnes et tu te conduis comme si tu étais seul devant ton problème. Mais il y a la Compagnie. Jean ! Elle existe justement pour que les gens ne soient pas seuls devant leurs problèmes. Comme tu disais : ça n'a rien à voir avec la poste ! »
Jean regarda sa femme d'un air très étonné.
— « La Compagnie ?
— Naturellement. Téléphone à Gervais Zatto et raconte-lui tout.
— Je ne sais pas où le toucher.
— Mais il y a la Compagnie, Chéri. Tu as cent numéros de Cops ! »
Jean se leva.
— « Tu as raison. Je vais au taxiphone… Il me faudra beaucoup de pièces.
— On en a quelques-unes. Je vais en chercher d'autres. File au taxiphone, je te rejoins.
Jean et Rina ne possédaient pas la télévision. Ils apprirent par la radio qu'un juge d'instruction avait signé un mandat d'amener contre Gervais Zatto au sujet d'une vieille affaire jamais élucidée : l'assassinat d'un chauffeur routier dans un hôtel du Sud-Ouest.
« Bon Dieu ! » fit Jean. Il ne m'a pas dit ça, au téléphone.
— Il ne le savait peut-être pas encore.
— Il le savait. Je m'en rends compte, maintenant. J'ai senti à sa voix qu'il était anormalement tendu. Il m'a dit que ce serait dur.
— C'est un coup monté pour l'empêcher de venir.
— Sans aucun doute. Mais il viendra.
— Il viendra. »
Gervais Zatto arriva en fin d'après-midi, le 1er avril. Il débarqua d'une fourgonnette sur la place du village, un sac à la main, son imperméable mastic sous le bras. C'était un garçon d'à peine un mètre cinquante. Une barbe très noire mangeait entièrement son visage rond, au milieu duquel brillaient deux yeux ardents et malicieux. Il boitait bas ; il avait une épaule trop grosse et une main estropiée. Il posa son sac et se mit à jouer de l'harmonica. Des gamins surgirent. Il se fit conduire à l'école.
Une trentaine de personnes l'attendaient, parmi lesquelles une demi-douzaine de journalistes.
« Bonjour ! » fit Gervais Zatto.
Il refusa de monter sur une table comme on l'y invitait.
« Vais pas me casser la gueule devant ces messieurs-dames de la presse. »
Il se laissa tomber sur un banc et demanda une bière, qu'on lui apporta aussitôt et qu'il but d'un trait.
« Pas de temps à perdre. » dit-il. « Vous savez que les flics me courent après. C'est la preuve qu'on leur fait peur. Je n'aurai pas trop de mal à me disculper, mais ils m'embêteront. C'est pas grave. La Compagnie m'appartient pas. C'est à vous tous de l'imaginer et de la gérer. Si on veut, ça peut être un truc terrible. Mais il y a des limites. Je vais vous dire ce qu'on pourrait faire et qu'on fera pas. Si je le demandais, la Compagnie pourrait entreprendre une contre-enquête sur le crime dont ils veulent m'accuser. Je vous jure que les Cops n'auraient pas de peine à damer le pion aux policiers. Mais pas question. On nous accuse de faire une poste parallèle. Alors, une police parallèle, non. Il y a assez de flics comme ça… Ce qu'on vous propose, m'sieurs-dames et les camarades, c'est un prototype. La Compagnie, c'est pas une poste, c'est pas une banque, c'est pas du commerce. Qu'est-ce que c'est ? Quelque chose de nouveau. Quelque chose qui est en train de s'inventer pour l'avenir. Faudrait inventer aussi les mots pour le dire. Bon, ça, c'est pas mon affaire. Je suis venu apporter un livre à mon ami Jean Chordel et je dois emporter une morille. Marrez-vous, les journalistes. Rira bien qui rira le dernier, comme on dit. Voilà le bouquin ! »
Jean Chordel serrait une morille sèche dans un sac plastique. Une morille toute racornie, à peine plus grosse qu'un œuf de pigeon. Un vieux voisin la lui avait échangée contre un almanach d'avant-guerre. C'était mieux que rien.
Il sursauta lorsque Gervais Zatto brandit le livre devant les journalistes. Il y eut un flash ou deux. Jean s'approcha, lut le titre : Quand les oiseaux mourront. En bien, c'était un peu fort. Il ne put distinguer le nom de l'auteur…
Gervais Zatto se retourna vers lui : « T'as l'air tout surpris, mon vieux ? Tu peux pas expliquer pourquoi à ces messieurs-dames et aux camarades ? »
Jean Chordel eut un moment d'hésitation, puis retrouva l'assurance acquise dans son ancien métier.
— « Très bien. » dit-il. « Je ne comprends pas. Je pensais que ce livre n'existait pas. »
Et il s'expliqua brièvement. Gervais Zatto éclata de rire.
— « La Compagnie s'est adressée aux spécialistes. Ils ont eu vite fait de voir que le bouquin était totalement inconnu. Moi, ça m'a pas trop surpris. Et puis, il y a un écrivain qui a dit : “Tiens, mais c'est un bon titre pour le bouquin que je suis en train d'écrire. Une histoire sur la pollution. La mort des oiseaux, hein, c'est pas tellement de la Science-Fiction.”. Il a pris le titre et le bouquin est sorti la semaine dernière. On s'est un peu arrangés pour que ça coïncide. Mais ça, c'est pas un exemplaire normal. Il y a un copain qui a fait un montage avec la vraie couverture et un dessin de style 1920… Voilà ce qu'on peut faire, messieurs les postiers. Y a des postiers dans la cour de l'école ? Dommage. Je pense pas qu'ils voudraient relever le défi. D'accord, ça sert à rien mais c'est beau. Et on peut faire aussi des choses utiles et belles. À votre service ! »
À ce moment, une voiture immatriculée 39, une vieille 4 l couverte de boue, vint s'arrêter à cinq mètres du préau. Un jeune homme en descendit, un panier à la main.
— « J'arrive du Jura. » dit-il.
— « C'est ce qu'on voit ! » fit Gervais Zatto. « Une sacrée trotte, hein ? »
Le jeune homme hocha la tête. Il montra son panier, couvert de paille. Il cligna les yeux sous l'éclair du magnésium.
— « La Compagnie m'a prévenu seulement hier à midi. J'ai fait de mon mieux. »
Il découvrit le panier. Tout le monde se bouscula pour voir.
« Je vous apporte vingt-cinq morilles. » commenta le jeune homme. « Toutes d'hier : ça se trouve bien chez moi, en ce moment. »
Il éclata de rire et tendit le panier à Gervais Zatto.
« Choisissez ! »
Gervais Zatto avait déjà enfilé son imperméable.
— « Faut que je vous laisse, maintenant, messieurs-dames et les camarades. Vous savez pourquoi ? »
Puis au jeune homme : « Tu me donnes la plus grosse, va. Je te fais confiance ! ».