Trente ans, fille unique, rousse, émotive… Absolument idéal. Je vais lui organiser quelque chose de grandiose. Lucas fit basculer l'interrupteur de son terminal d'un geste décidé. Quand on franchira le seuil tous les deux, bras dessus, bras dessous, elle aura le choc de sa vie !.. Il fronça ses sourcils épilés au laser, qui lui donnaient l'air d'un enfant grandi trop vite. Bras dessus, bras dessous ? Tu retardes d'une guerre, vicomte Lucas de Martel. Disons, mon bras autour de sa taille, ma main glissant sur ses hanches et…
« Vu, Camarade ? » dit-il à l'ordinateur.
Il se gratta furieusement la poitrine. Bon, tout doit se mettre en route quand nous ouvrirons la porte. Tout, hein ? Ses doigts manucurés volèrent sur les touches pour entamer le programme : démarrage sur contact serrure.
Camarade protesta en clignotant comme une chouette éblouie : .
Lucas tapota le flanc de l'appareil d'un geste rassurant.
« Ça se passera bien, t'en fais pas. Je la connecterai avant de sortir. Alors, quand j'ouvrirai la porte… Le grand jeu ! »
Treize minutes plus tard, il relisait en se caressant les moustaches une longue suite d'instructions baptisée avec optimisme Casanova story : douce musique douce (déclenchement platine) ; lumières tamisées et variables (genre boîte chic à cent écus la bouteille de champ) ; préparation cocktail (shaker les shakers !) ; projection vues fixes plage tahitienne, clair de lune sous les tropiques et nuit secrète de Hollywood, alternées (période quarante secondes) ; parfums légers, fleurs fanées, gorge de pigeon avec un rien de serpent en rut (par pulvérisation climatiseur) ; mise en circuit du miroir tournant à plein grossissement, et de l'autocuiseur (chargé jusqu'à la gueule d'une dinde grasse et dorée) ; et, bien entendu, suspension des appels téléphoniques jusqu'au lendemain matin sept heures…
Hein, sept heures ? Vincent, allons. C'est une rousse émotive. Mettons dix heures. La vie a quand même ses droits. Il croqua d'un coup de dent bien ajusté l'ongle artificiel de son index, et tapa rageusement : 9 h 30. Rien oublié ? J'introduis mon petit fichier Casanova en fil d'exécution prio-ri-taire… comme dit Charlie.
Charlie était le héros de la cassette d'initiation au système.
Camarade afficha la réponse habituelle : transmission ok. Suivit un avertissement inconnu de la cassette : copie et transferts effectué sur paloma x32 à 18 h 21.
Paloma ? Qu'est-ce que c'est que ce machin ? Il éteignit l'appareil d'un revers de main. On m'espionne, on dirait ? Il avait lu un article à ce sujet dans Nous trois, la revue de l'informatique au foyer. Est-ce que ces choses existaient vraiment ? Et qui donc pouvait s'intéresser à son pilotage d'autocuiseur ou à ses jeux de miroir ? Qui pouvait avoir fait toutes les recherches pour connaître son code d'accès, juste pour savoir s'il préférait la musique de Wagner à la dernière chanson de Lil Totem ?
Qui ? Une femme. Il eut la vision fugitive d'une silhouette sans visage, à la poitrine opulente, immobile guetteuse au bord du temps… Imbécile. Au bord du temps, tu parles. C'était à coup sûr une enquête du secrétariat d'État à la Consommation pour le calcul de l'indice soft (Satisfaction Objective du Foyer Type) ou bien le service marketing d'un quelconque marchand de bric-à-brac électronique. Ou bien… Mais pourquoi pêcher des renseignements de cette façon bizarre, à la fois insidieuse et peu discrète ? Comme un maraudeur qui raserait les murs en sifflant à tue-tête ?
Bah, et puis quelle importance ? Avec un soupir de frustration, Lucas entreprit de mettre les ingrédients dans le shaker. Cela fait, il prit en laisse son aspirateur, qui ressemblait à Tito Jon, le petit robot de la Bataille d'Orion, et ronronnait sur l'air des Steppes de l'Asie centrale de Borodine… Camarade était en fait le modèle Asi 3 de Ben Ford. Le modèle Asi 4 était capable de mettre tout seul les ingrédients dans le shaker. Enfin, on le disait. Quant au nouvel Asi 5, qui venait de sortir, il devait sûrement passer l'aspirateur, ou alors c'était à désespérer de l'Humanité !
« Une rousse émotive. » dit Lucas sur un ton plein de nostalgie. « Et à propos, comment s'appelle-t-elle donc ? »
Marie penchait la tête de côté, en jouant avec sa cigarette à petits gestes nerveux.
« Et pour la musique, il a choisi quoi ? »
Elle guettait d'un air faussement détaché l'écran, où une jeune femme en minirobe suçait un cocktail avec une moue savante. Une autre image montrait un jeune homme frisé, occupé à démouler les glaçons dans un coin de la cuisine.
June posa l'oignon qu'elle était en train de peler, s'essuya les mains sur son jean et écrasa une larme au coin de son nez. Puis elle tourna le potentiomètre du pupitre de commande.
Les accents romantiques de Chopin fusèrent dans l'appartement. La blonde June et la brune Marie eurent le même sourire complice et moqueur. La première esquissa une moue de lassitude.
« On ne peut pas dire qu'il soit d'une originalité folle !
— Ben quoi, » fit la seconde, « Chopin, c'est pas mal. Moi je… » Elle se mordit les lèvres pour ne pas dire qu'elle aurait bien aimé, elle aussi, être accueillie avec du Chopin par un amant sentimental et bien bâti. Comme ce… ce… Elle avait oublié le nom de celui que June appelait son “homme-oiseau”. Elle resta sur ce « Moi je… » enfantin. Et les larmes lui coulaient au bord des cils parce qu'elle s'était mordu la bouche un peu trop fort.
— « Dans trente-cinq minutes, on passe à Wagner ! » pouffa June.
Marie essaya de se mettre à l'unisson : « Monsieur se voit déjà chevauchant sa Walkyrie ! ».
Lucas ! Marie venait de se rappeler le prénom du beau jeune homme frisé. Elle le vit sur l'écran rejoindre sa belle invitée (image du salon). Il prit dans ses paumes la main gauche de la jeune femme qui tenait fermement son verre dans la droite. Comme si elle craignait de perdre une seule goutte de son cocktail !
Il lui distillait dans le cou des propos inaudibles pour les deux espionnes, June ayant ramené le potentiomètre à zéro.
Marie prêta l'oreille, sourcils froncés.
« Qu'est-ce qu'il dit ? »
June laissa fuser une nouvelle fois sa bruyante gaieté.
— « Tu y prends goût, hein ? Tu devines pas ? Il dit : “Évelyne, mon amour, comme tu es belle !”. La petite rousse s'appelle Évelyne… »
Marie, qui étais une petite brune potelée et assez jolie, se demanda quel effet ça lui ferait de s'entendre dire : « Marie, mon amour… ». Elle décida que ça ne l'amuserait pas. Et puis ça ne collait guère avec son prénom.
« Tu as vu quand elle a croisé les jambes tout à l'heure ? » dit June en toisant son amie d'un air un peu moqueur. « Elle a de jolis genoux, hein ? »
Marie rougit un peu en songeant aux trois ou quatre kilos de trop qui s'étaient justement rassemblés sur ses cuisses et sur ses hanches. June lui caressa le bras avec tendresse.
« Tu l'achètes quand, ton homme-oiseau ? »
Marie esquissa une moue perplexe et un peu douloureuse. Acheter un homme pour le guetter à tous les instants de sa vie, le surprendre même dans ses ébats les plus intimes… voilà qui allait contre tous les principes de son éducation. Ma pauvre grand-mère… Tout compte fait, sa grand-mère aurait peut-être aimé.
Elle ne pouvait plus détacher son regard de l'écran, et elle avait un peu honte de la curiosité qui rivait son regard aux images volées.
— « Pourquoi dites-vous “homme-oiseau” ?
— Notre réseau se nomme Pèlerin… oui, comme le faucon. Il y a aussi les Martins-pêcheurs. Nous, on les appelle plutôt Coucous… Je t'expliquerai. Tous nos codes sont des noms d'oiseau. Lui, là, le petit père, c'est Grèbe huppé !
— Il n'a rien d'un petit père ! » fit Marie, outrée.
Lucas avait pris le verre d'Évelyne pour le poser sur la table basse. Il parlait à la jeune femme, tout bas sans doute, la bouche au creux de son épaule, le visage enfoui dans ses boucles rousses et le regard plongeant dans son décolleté.
« Il est si sûr de lui. » murmura Marie. « Si… professionnel !
— Il a seulement besoin d'une bonne leçon.
— J'aimerais écouter.
— Tu ne crois pas que c'est plus drôle, sans le son ? Je fais la même chose quand un homme politique parle à la télé. D'ailleurs, ils disent toujours la même chose.
— Cinquante mille écus. » murmura Marie sur un ton pensif.
— « À payer en deux ans.
— Et combien de temps sur la liste d'attente ?
— Moi, j'ai attendu trois mois. Maintenant, c'est à peine plus d'une semaine.
— Tu as raison. » dit soudain Marie. « Il a besoin d'une bonne leçon. »
June triompha.
— « On va lui faire perdre complètement les pédales. Tu veux revoir son programme ? Wagner est ici, sur la douzième ligne… »
Marie battit des mains.
— « Qu'est-ce qu'on met à la place ? »
Lucas leva un sourcil étonné quand les arpèges du piano s'arrêtèrent, et que plurent les rimes mièvres et moqueuses d'une chanson paysanne du xixe siècle :
Grands dieux que je suis à mon aise
Quand j'ai ma mie auprès de moi !
De temps en temps je la caresse
En disant : « Mie, embrassez-moi. ».
Lucas se leva d'un bond pour aller réduire à la main le volume sonore. Il se sentait profondément humilié.
« Excuse-moi, Chérie. » dit-il d'une voix blanche. « L'ordinateur fait des siennes !
— C'est pas au point, ces trucs. Tu m'aides à dégrafer mon soutien-gorge ?
— Avec joie. »
Pas au point ? Il vaut mieux qu'elle croit ça ! Ainsi, on ne se contentait plus de l'espionner. Il chercha dans sa mémoire le nom d'une société de protection informatique. Ses doigts moites glissaient sur l'attache du soutien-gorge.
Le regard d'Évelyne tomba soudain sur le miroir électronique à trois faces qui tournait lentement autour de la pièce. Son image monstrueusement déformée la regardait d'un œil… D'un œil… Elle fit un pas en avant pour mieux voir, échappant aux mains tremblantes de Lucas. Le jeune homme jura entre ses dents.
Évelyne se mit à hurler.
L'agent Louis Vernier, de la Bic (Brigade Informatique Contact), poussa de toutes ses forces la grille rouillée qui fermait le vieux cimetière. Elle fit entendre une plainte rauque et bougea d'un centimètre. Louis Vernier eut un frisson dans le dos. Cette manie de se rencontrer dans les cimetières blessait sa sensibilité de petit-fils de paysan. Mais les lieux de rendez-vous discrets devenaient rares. La généralisation de l'espionnage informatique gangrenait les relations humaines, et les cimetières faisaient partie des endroits protégés par la redoutable Cissi, la Commission Indépendante de Surveillance et de Sauvegarde Informatique.
Vernier scruta à travers les barreaux le sinistre paysage de croix et de tombes, baigné par la lumière du crépuscule. Une… deux… cinq… huit… Il s'amusa à compter les ombres qui hantaient le jardin des fantômes. Pour un endroit discret… En fait, le cimetière de Saint-Babylas était un des plus fréquenté de la région lyonnaise : on y accédait facilement par des routes non informatisées.
L'agent de la Bic haussa les épaules et se résigna à forcer son passage entre la grille et le mur, rentrant le ventre au maximum. Sans doute existait-il une autre porte, mais il n'avait ni le temps ni l'envie de la chercher.
Il pénétra dans le cimetière en retenant son souffle. En face de lui se dressait une chapelle mortuaire, ornée de deux petites flèches symétriques qui ressemblaient à des oreilles. On eût dit un temple du Diable. Il s'orienta et s'engagea dans une allée herbue. Aussitôt, il sentit l'humidité contre ses chevilles.
La chapelle près de laquelle il devait rencontrer l'homme du réseau Martin-pêcheur se trouvait du côté nord et elle avait perdu son aile gauche. Il la repéra tout de suite. Mais un autre rendez-vous se tenait à quatre ou cinq mètres, au pied d'un long cyprès. Il s'approcha d'un air indifférent, mais ne peut s'empêcher de surprendre des bribes de phrases.
« Si vous démagnétisez…
— Mais c'est ridicule ! Il s'en apercevra tout de suite !.. »
Il fit lentement le tour de la chapelle à l'oreille cassée. Il décela soudain une présence derrière lui et se raidit. Une ombre se projeta contre le mur d'enceinte. La lune se levait.
Une voix féminine murmura tout près de son oreille, avec douceur, la phrase de reconnaissance : « Polichinelle est le dindon de la farce. ».
Il répondit aussitôt : « Mais les yeux d'Arlequin sont ouverts. ».
Il n'avait pas pensé que son contact pourrait être une femme. Pas étonnant, pourtant. Les femmes tenaient la plupart des réseaux… Il surprit en lui-même une pointe de ressentiment.
L'envoyée des Martins-Pêcheurs, engoncée dans un manteau d'hiver au col relevé, lui prit le bras et l'entraîna vers un coin tranquille à l'autre bout du cimetière. Vernier avait horreur qu'on le touche. Il essaya en vain de refuser son bras et dut se laisser conduire là où elle voulait.
L'endroit n'avait d'ailleurs rien de particulier et deux ombres bavardaient à dix pas. Il entendit les mots : « …l'a eut à Hong-Kong… ».
— « Êtes-vous le major Martin, chef du réseau des Martins-Pêcheurs ? » demanda-t-il.
— « Je pourrais l'être. » répondit-elle après une hésitation imperceptible. « De toute façon, je parle en son nom.
— Alors, parlez vite. L'endroit n'est pas sûr. Je crains qu'on nous écoute.
— Ici ? Qu'on nous écoute ? » fit-elle sur un ton indigné. « La Cissi n'est pas faite pour les chiens !
— Je veux dire à l'oreille ! »
Elle parut très étonnée et réfléchit quelques secondes.
— « On pourrait nous écouter avec un faisceau laser. Mais la Cissi étend son contrôle sur un périmètre de quatre kilomètres autour des zones protégées. Techniquement, ce serait difficile. »
Vernier haussa les épaules, et se sentit soudain très vieux.
— « Je pensais à quelqu'un… sans laser ni rien… simplement avec les oreilles que le Bon Dieu lui a données ! »
Le major Martin — ou son envoyée — ne trouva rien à répondre.
Après dix secondes de silence, elle enchaîna : « Il s'agit des Pèlerins, cette fois-ci. Elles y vont un peu fort avec leurs hommes-oiseaux ; nous avons reçu des plaintes. Nous ne savons pas exactement comment elles s'y sont prises, mais il semblerait qu'elles aient maintenant un contrôle sur tout l'équipement domestique de leurs victimes. Il serait intéressant de savoir comment elles ont obtenu les codes.
— Vous avez reçu des plaintes ? Pourtant, les hommes-oiseaux — puisqu'on les appelle ainsi — ignorent qu'ils sont observés par les Pèlerins ! Et les Pèlerins ignorent que nous les piratons… »
La pêcheresse-martine — Louis Vernier venait d'inventer ce féminin — étouffa un rire gracieux d'une touche délicate de sa main gantée.
— « Certains l'ignorent, d'autres le savent. Ceux qui l'ignorent ne tardent pas à l'apprendre. Les Pèlerins s'accommodent de nos interventions, car ils savent bien que la police ne les tolère que dans la mesure où nous continuons à exercer notre contrôle sur leur activité. Ce qu'elles ne savent pas, c'est que cette fois-ci elles sont tombées… sur un bec ! »
Le brouillard noyait la vallée à mi-hauteur des arbres. Les cimes semblaient aspirées par le ciel engorgé. Le soleil levant roulait sur l'horizon comme un œuf glaireux dans le fond d'un poêle.
Lucas finit d'escalader, en seconde, puis en première, la petite colline plantée de chênes, de pins et de cyprès, avec une église au clocher percé et à moitié démantelé tout au sommet. Il s'arrêta sur un appel de phares à sa gauche. Un fourgon enlisé dans un chemin creux… Il roula encore sur une cinquantaine de mètres, traversa la place du village, et, pour finir, rangea son coupé entre un break rutilant et un mur éboulé. Il arrêta les essuie-glaces, coupa le contact et croisa les bras sur le volant avec un gros soupir.
D'après les indications de la société d'enquête Phileas Fogg, ce petit cimetière à près de cent kilomètres de la ville était encore pratiquement inconnu, et la moitié du temps presque vide. Si l'on prenait la précaution d'arriver à l'aube, on avait quelques chances d'opérer dans la plus complète solitude… Du moins, c'est ce que lui avait garanti miss Nemo, de la Fogg, qu'il allait rencontrer en compagnie de Faucon rusé et du major Martin… si tout allait bien.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que miss Nemo n'avait pas encore perdu toutes ses illusions de jeunesse. Lucas avait déjà compté quatre voitures arrêtées au bord d'un petit bois, à flanc de colline ; cinq ou six autres s'alignaient déjà le long des murs du cimetière. Parmi les trois qui se trouvaient sous les tilleuls de la place, une seule pouvait appartenir à quelqu'un du village… Ne nous affolons pas, pensa Lucas. Il y a peut-être ici de vrais touristes ! Un fourgon sombre arriva en clignotant. Et celui-là, c'est sans doute un enterrement !
Un fil barbelé attaché à deux clous plantés dans le mur barrait l'entrée du cimetière. Un peu trop haut pour passer par-dessus. Lucas se baissa pour passer dessous.
« Attendez, Monsieur. »
Un paysan vêtu d'une veste en velours, casquette sur l'œil, fusil de chasse à l'épaule et un appareil en forme de caméra à la main, surgit entre les tombes et s'avança à pas traînants.
« Vous venez pour visiter, Monsieur ?
— Euh, non. » fit Lucas. « Enfin oui. Qu'est-ce que…
— La taxe communale d'entretien, M'sieur. Plus les frais, ça fait vingt-trois écus par personne. Vous êtes seul ?
— Oui. Enfin, je dois…
— Oh oh ! »
Le paysan avait braqué sur Lucas l'instrument en forme de caméra qui émit soudain une suite de bips furieux.
« Pas de saletés électroniques dans ce saint lieu. » fit l'homme. « Donnez-moi ça ! »
Après une seconde de panique, Lucas se rappela qu'il avait gardé sur lui sa calculette. Il la tendit au paysan en même temps que trois billets de dix écus.
— « Vous avez la monnaie ? »
« Excusez-moi… »
Le major Martin se laissa glisser sur une pierre tombale, pris dans une poche de son manteau un gâteau qu'elle se mit à croquer. C'était une femme élégante qui dissimulait sous des lunettes sombres ses beaux yeux et son trop jeune âge.
« Excusez-moi, j'en suis à mon quatrième rendez-vous depuis la tombée de la nuit. Trois dans les cimetières de la région et un à la maternité de… à Lyon. Je n'ai pas eu le temps de prendre mon petit-déjeuner.
— Il paraît qu'il faut payer aussi dans les maternités, maintenant. » dit Faucon rusé de sa douce voix d'homosexuel charmeur. »
Miss Nemo secoua sa flamboyante chevelure rousse et menaça le ciel de son parapluie.
— « J'en profite pour dire que je suis absolument indignée. Ces ploucs m'ont soutiré à l'instant quinze écus et…
— Comment ? » fit Lucas. « Moi, j'ai payé vingt-trois écus !
— Exact. » dit le major Martin d'une voix lasse. « C'est comme dans certains bals : les femmes paient moins cher. Il s'agit d'une discrimination intolérable. Mais on ne peut pas se battre sur tous les fronts ! »
Elle se leva soudain d'un air décidé, chassa d'un revers de main les miettes qui collaient à son manteau de cuir.
« Venez par là ! »
Elle s'éloigna à grands pas vers le fond du cimetière. Les autres la suivirent en jetant des regards maussades et sournois aux nombreux visiteurs concurrents. Le brouillard étouffait les chuchotements. Parfois, un mot technique s'envolait par-dessus les murs moussus pour répondre au chant des coqs du village.
La major Martin s'arrêta devant une tombe marquée par un tumulus herbu et une croix de bois, posée légèrement de guingois. Lucas remarqua au pied de la croix un pot de bégonias rouges. C'étaient les premières fleurs fraîches qu'il voyait dans le cimetière abandonné.
Le major Martin s'inclina sur la tombe et dit sur un ton grave : « Je suis croyante. Dans la situation difficile où nous nous trouvons, une prière commune ne peut nuire : “Faites-nous connaître, Seigneur, la voix dans laquelle nous devons marcher. Envoyez-nous la sagesse afin qu'elle travaille pour nous, et répandez dans nos cœurs, par votre bonté, la grâce du Saint-Esprit. Amen.”. »
Lucas et Faucon rusé firent un écho poli au « Amen. ». Miss Nemo garda obstinément les yeux fixés sur ses souliers boueux.
« Je pense que tout le monde a mis cartes sur table. » conclut le major Martin.
— « Cartes sur tombe ! » souffla Faucon rusé.
Miss Nemo daigna sourire. Le major, impatiente, fit claquer le gant qu'elle serrait dans sa paume.
— « Maintenant, si nous voulons aboutir à un accord, l'aide du Saint-Esprit ne nous sera pas inutile ! »
Miss Nemo laissa éclater une colère longtemps contenue : « Vous, laissez tomber le Saint-Esprit : ça ne vous va pas ! Vous faites tous ces embarras, vous et lui, » — elle désigna d'un index vengeur Faucon rusé qui se dandinait avec embarras en piétinant une tombe — « parce qu'on vous a pris la main dans le sac. Et, » ajouta-t-elle dans sa veine de métaphore anatomique, « notre client ne va sûrement pas se laisser marcher sur les pieds !
— Résumons-nous. » dit Lucas en souriant. « Permettez… Je suis celui par qui le scandale est arrivé. J'ai loué sans le savoir un appartement équipé d'un système électronique et informatique très sophistiqué. Rapport qualité-prix excellent. Mais c'était un cadeau empoisonné, et je suis devenu un homme-oiseau. Les demoiselles du réseau Pèlerin, représentées ici par Faucon rusé, ne se sont pas contentées de m'observer : elles se sont mises à me persécuter de toutes sortes de manières. Rien de vraiment grave en fait, mais elles choisissaient mal leurs moments !
» Je me suis adressé à la société de miss Nemo, qui a adressé un avertissement à mes voyeuses. Je n'ai pas demandé que l'on enlève le matériel : il y avait des avantages pour moi aussi, et je n'aurais jamais pu retrouver un appareillage aussi sophistiqué, pour un prix si dérisoire… La société Fogg m'a encore appris qu'une de mes voyeuses s'était substituée à une de mes… relations pour me rendre visite. Rien de bien grave jusque-là, jusqu'à ce que les amis de miss Nemo découvrent que les Martins-Pêcheurs du major me surveillaient par l'intermédiaire du réseau Pèlerin, et pour le compte des services fiscaux, ce qui est très désagréable…
— Jamais vous n'auriez dû l'apprendre… » protesta le major.
— « Et comment donc ! » fit miss Nemo.
Lucas noua frileusement son foulard autour de son cou et frissonna.
— « Vous voulez dire qu'il existe un accord entre les sociétés d'enquête informatique et la police pour ne pas révéler ce genre de choses à l'intéressé ? »
Le silence du major Martin était un acquiescement. Faucon rusé parla soudain, sur un ton aigre et pensif qui surprit les autres.
— « Je crois savoir ce qui s'est passé. La Fogg et nous avons travaillé ensemble un certain temps. Quand un homme-oiseau demandait une enquête, les gens de la Fogg nous transmettaient le dossier et nous nous en chargions. Il était convenu que nous partagions les honoraires. Puis ils ont refusé de payer en arguant que nous étions assez rémunérés par le service qu'ils nous rendaient en étouffant l'affaire. Or, c'était un service mutuel. Les autres sociétés d'enquête informatique l'ont bien compris. Dans ces conditions, nous avons cessé de collaborer avec la Phileas Fogg. Ils ont voulu se venger en informant un de leurs clients de la présence des Martins-Pêcheurs sur le réseau. Et voilà !
— Nous avons fait notre travail. » dit miss Nemo. « Rien que notre travail, mais tout notre travail !
— Je vous en sais un gré infini. » dit Lucas. « Bien entendu, je ne vous réglerai que la moitié des honoraires. Le réseau Pèlerin paiera l'autre moitié. »
Faucon rusé balaya la remarque d'un geste, comme pour chasser un moustique.
— « C'est un détail.
— Cela signifie-t-il que vous souhaitez un arrangement amiable ? » demanda le major Martin à Lucas.
— La Cissi… » commença miss Nemo.
— « Pas de grossièreté, s'il vous plaît ! » coupa le major Martin.
— « Si nous avions voulu mêler la commission à cette affaire, » dit Faucon rusé, « nous n'aurions pas fait l'effort de nous rencontrer ici. Notre intérêt à tous est de la laisser hors du coup.
— J'en conviens. » dit le major.
— « Pas moi ! » cria miss Nemo.
— « Chut ! » fit le major. « N'oubliez pas que nous sommes dans un cimetière.
— Permettez. » dit Lucas. « Je suis le principal intéressé. À mon avis, ça ne vaut pas la peine de déranger la Cissi pour une affaire aussi minime. Le plus simple est de tout réinitialiser.
— Je ne vous suis pas bien. » dit le major.
— « C'est pourtant simple. Sans vos manigances à tous, je n'aurais jamais dû faire appel à une soc'denc. Je suggère que vous régliez vous-mêmes la seconde moitié des honoraires de la Fogg, les Pèlerins se chargeant du reste comme convenu. En outre, vous vous portez garant de moi auprès des services fiscaux et vous les prierez instamment de classer mon dossier… Je suis sûr qu'ils n'ont rien à vous refuser. »
Le major Martin gonfla sa poitrine arrogante et regarda l'horizon par-dessus le mur du cimetière. Lucas se tourna vers le représentant des Pèlerins.
« Je crois que nous pouvons nous entendre aussi, cher ami. Je consens à rester homme-oiseau au service de vos Pèlerines. C'est un rôle social important et je ne veux pas me dérober à mes responsabilités. Mais Marie — son nom m'échappe —… bref, l'amie de ma voyeuse, vient de faire l'acquisition d'un homme-oiseau. Elle n'en aura plus besoin. Je serai désormais son aigle et son pigeon… Je vous demande de bien vouloir lui reprendre son acquisition à prix coûtant.
— Plus trente pour cent ! » dit le major Martin d'un ton sec.
Faucon rusé sursauta.
— « Seigneur ! Et pourquoi trente pour cent ?
— Cette jeune femme ne pourra pas jouir de son bien. Vous lui devez une compensation.
— Exact. » convint Lucas.
Lucas retint Faucon rusé à la sortie du cimetière.
« Je crains, cher ami, que ces événements n'entraînent quelques complications dans vos affaires. Vous aurez sans doute besoin des conseils d'un bon comptable, discret et délicat… J'ai une certaine expérience des relations avec les services fiscaux. Je la mets volontiers à votre disposition, si nous pouvons trouver un arrangement à l'amiable… »
« Un Pèlerin… cela doit ressembler à un faucon royal ! Cruel et orgueilleux… Décris-la moi ! » Il avait le regard pensif, indéchiffrable.
— « Tu ne lui en veux pas ? » s'étonna Marie. « C'est dégoûtant, ce truc. On vous voyait même faire l'amour ! » Là, elle se dit qu'elle exagérait un peu. Mais enfin, il aurait suffi d'une caméra infrarouge…
Lucas redressait pensivement ses moustaches, accentuant leur courbure à la Dalí.
« Elle est mauvaise ! » ajouta Marie avec une conviction qu'elle n'éprouvait pas vraiment.
Lucas lui caressa le bras, amusé et un peu attendri. Puis il posa ses lèvres sur le cou blanc de la jeune fille.
— « Toi tu es si douce… »
Marie ferma les yeux, étourdie et consentante.
Louis Vernier centra l'image sur le visage de Marie, l'agrandit, et suivit sa lente chute vers l'arrière. Il se surprit à chantonner : « Alouette… gentille alouette ! ».
Marie ouvrit la bouche comme une noyée et tourna un peu la tête. Louis improvisa : « Pèlerine… je te plumerai ! ».
Il s'amusait comme un petit fou. Le visage de Marie fut soudain caché par la nuque et les boucles noires de Lucas, et Louis parcourut les commandes à la recherche d'une caméra mieux située. L'une des images lui montra Lucas de face.
Lucas lui fit un clin d'œil. Alors le décor s'évanouit, y compris le visage de l'homme-oiseau. Louis Vernier ne vit plus en face de lui qu'un œil grand ouvert, suspendu dans le vide. Puis l'œil se multiplia. Il y en eut dix, douze, vingt, de tailles variées, et ils emplirent l'écran. Leur regard fixait Louis Vernier avec une bienveillance moqueuse. Leurs pupilles brillaient comme des diamants noirs.
Incrédule, le Martin-Pêcheur se frotta les paupières, ouvrit la bouche, se pinça le menton.
Une voix féminine murmura à son oreille gauche, la meilleure : « Les yeux d'Arlequin sont ouverts… ».
« Les yeux d'Arlequin sont ouverts. » dit le major Martin. « Mais, bon Dieu, c'est une de nos phrases de reconnaissance ! »
Louis Vernier approuva avec un soupir.
— « Un de nos plus anciens codes, je crois. Il était tombé dans le domaine public depuis un certain temps.
— De là à nous le lancer à la figure comme ça… À votre avis, Vernier, qui s'amuse à ce petit jeu ?
— Vous me le demandez à moi, Major. Eh bien… Peut-être le réseau des Pèlerins ?
— Non. Les dirigeants du réseau savent bien que leur intérêt est de se faire oublier. Ils n'auraient pas l'idée de nous provoquer gratuitement.
— L'homme-oiseau, Lucas de Martel ?
— Il n'a ni les moyens techniques ni les capacités.
— Une société d'enquête informatique ?
— Elles essaient de passer le plus possible inaperçues. Absurde.
— Quelques Pèlerines qui auraient eu… euh, envie de s'amuser à leur façon ?
— Même réponse que pour Lucas. »
Il y eut un court moment de silence.
« Des nouveaux venus ? » hasarda Louis Vernier.
— « Pourquoi pas ? » fit le major Martin. « Si c'était… un flash publicitaire ? »
Arlequin, le premier réseau de voyeurs-hommes, se révéla au grand jour quelques semaines plus tard, bravant les foudres des organisations féminines. En fait, son apparition comblait un vide et le Cissi réagit mollement. La presse populaire titra, avec plus ou moins de discrétion : Une nouvelle conquête de l'informatique…