Orson Scott Card : l'Originiste (the Originist, 1989)
les Fils de Fondation (anthologie sous la responsabilité de Martin H. Greenberg ; France › Paris : Presses de la Cité, mars 1993), p. 405-406
Quand l'index fut terminé, Deet emmena Leyel à la bibliothèque en partant le matin. Elle ne le conduisit pas chez les indexeurs mais l'installa dans une salle de recherches privée tapissée de vids — à ceci près qu'au lieu de créer l'illusion de fenêtres donnant sur l'extérieur, les écrans occupaient les murs du sol au plafond, de sorte qu'il avait l'impression d'être sur un pinacle, au-dessus du paysage, sans murs ni même une simple balustrade pour l'empêcher de tomber. Il était pris de vertige quand il regardait autour de lui — seule la porte brisait l'illusion. Un moment, il envisagea de demander une autre pièce mais il pensa à l'Index et se dit qu'il travaillerait peut-être mieux si lui aussi se sentait un peu en déséquilibre.
D'abord, le travail des indexeurs lui parut évident. Il fit apparaître la première page de sa liste de questions sur le lecteur et commença à lire. L'appareil suivait le mouvement de ses pupilles, et chaque fois qu'il arrêtait son regard sur un mot, d'autres références surgissaient dans l'espace à côté de la page qu'il lisait. Il jetait alors un coup d'œil à l'une des références. Quand elle était patente ou sans intérêt, il passait à la suivante et la première s'écartait, tout en restant disponible s'il changeait d'avis.
Si une référence l'intéressait, elle s'élargissait — quand il arrivait à la dernière ligne de la partie affichée — à une pleine page et venait se mettre devant le texte principal. Puis, si ce nouveau matériau avait été indexé, il donnait lieu à de nouvelles références, et ainsi de suite, ce qui l'éloignait de plus en plus du document originel jusqu'à ce qu'il décide de revenir en arrière et de reprendre là où il en était resté.
Jusque-là, c'était ce qu'on pouvait attendre de n'importe quel index. Ce fut seulement en progressant dans la lecture de ses propres questions qu'il commença à en percevoir la bizarrerie. Généralement, les références d'un index étaient liées à des mots importants, si bien que lorsqu'on désirait marquer une pause pour réfléchir sans faire apparaître toute une série de références dont on n'avait que faire, il suffisait de garder le regard sur un passage de mots creux, de phrases vides telles que "les choses étant ce qu'elles sont"… Tous ceux qui avaient l'habitude de lire des ouvrages indexés apprenaient rapidement ce truc, qu'ils utilisaient jusqu'à ce qu'il devienne automatique.
Mais lorsque Leyel s'arrêtait sur ces phrases vides, des références continuaient à apparaître quand même. Et au lieu d'avoir un rapport clair avec le texte, elles étaient parfois perverses, comiques ou critiques. Il s'arrêta par exemple au milieu de son argumentation visant à démontrer que la recherche archéologique d'une “primitivité” était inutile pour la recherche des origines car toutes les cultures “primitives” représentaient un déclin par rapport à une culture phare. Il avait écrit : « Tout ce “primitivisme” n'est utile que parce qu'il prédit ce que nous risquons de devenir si nous ne veillons pas à préserver nos liens fragiles avec la civilisation. ». Par habitude, son regard se porta sur les mots "que nous risquons de devenir si", que personne n'aurait jamais eu l'idée d'indexer.
Pourtant, on l'avait fait.