À la mémoire de René Barjavel
Darac déchiffra le nom du lecteur, à l'envers, au-dessus du titre : l'Or du soir. L'homme gris et un peu voûté ne semblait guère disposé à se séparer du volume qu'il venait recharger. Darac sourit pour le mettre à l'aise.
« Vous me le confiez, monsieur Thomson ? »
L'homme hésitait toujours, son regard un peu flou revenant obstinément à la petite porte grise de la salle machine.
— « Madame Maud n'est pas là ?
— Elle travaille aux archives, mais je peux m'occuper de vous. » Darac ajouta à mi-voix, avec un rire étouffé : « Je vous promets que vous serez satisfait ! ».
Monsieur Thomson, cependant, refusait encore de lâcher le volume qu'il serrait contre son imperméable comme si c'était un vase chinois de la troisième dynastie. Il esquissa en réponse un geste de sa main libre.
— « Je connais bien madame Maud, depuis le temps. Elle sait exactement ce que j'aime. Je reviendrai. J'ai deux autres volumes chez moi et…
— Attendez ! » dit Darac d'un ton sans réplique.
Il promena les doigts sur le damier coloré de son aide-mémoire, un Squirrel Dunn & Hamilton.
« Voyons si madame Maud a laissé une note à votre sujet. Oui, bien sûr !
— Monsieur Thomson Lucas, » annonça l'appareil d'une voix étouffée, « quarante-deux ans, célibataire. Taille : un mètre soixante-dix-neuf… »
Darac mit le Squirrel en non-phonie et commanda l'affichage des idéogrammes codés en défilement rapide sur l'écran.
— « Cher monsieur Thomson, tous mes compliments. Vous avez un quotient temporel très élevé. Je dirais même exceptionnel… 3,9. La plupart de nos lecteurs ne dépassent pas 2,9 ou 3. Et ce sont les plus fidèles… Votre attachement au passé est très fort, du même coup : 2,5+. Vous êtes un sentimental tertiaire, généreux plutôt que cruel, nostalgique plutôt que combatif… Si tout le monde était comme vous, notre vieille Terre serait bien paisible ! »
Thomson redressa les épaules et fusilla Darac du regard.
— « Monsieur, je ne sais pas d'où vous sortez ces appréciations vaseuses, mais je peux vous assurer qu'elles ne me ressemblent pas du tout. Et ce n'est sûrement pas en tenant compte de ça que madame Maud écrit mes livres ! Je suis… je suis seulement quelqu'un qui écrit de bonnes histoires.
— Je n'en doute pas, monsieur Thomson. Je n'en doute pas. »
Darac eut l'impression que l'homme dissimulait un second livre sous son imperméable. Le volume faisait une curieuse bosse, assez petite, presque carrée, sous l'étoffe grise, à hauteur de l'estomac. Quel était donc ce format ? Mais rien ne prouvait que ce fût un livre… Se sentant observé, Thomson porta la main à son côté gauche, d'un geste instinctif. En même temps, il abandonna le gros volume couleur cuivre chargé avec l'Or du soir. Darac s'en empara prestement pour l'insérer dans le démagnétiseur. Il fit un nouvel effort pour rassurer ce lecteur un peu trop nerveux.
« N'ayez pas peur, cher monsieur. Cette version reste stockée dans nos mémoires et vous pourrez la retrouver telle quelle, si vous le désirez… quand vous voudrez.
— Oui, je sais. »
Un voyant rouge s'alluma sur le pupitre de Darac : un autre client dans la salle d'attente. Il prendrait patience. Les lecteurs n'aimaient pas trop se rencontrer ici, même si, paradoxalement, il leur arrivait souvent d'échanger leurs livres. Et puis Darac n'avait pas si souvent l'occasion de s'occuper lui-même d'un lecteur. La passivité de celui-ci était une sorte de défi.
Il se leva avec un sourire amical.
— « Voulez-vous visiter nos coulisses ? Je vais vous montrer comment ça se passe. Suivez-moi. »
Il posa la main sur la plaque-serrure de la petite porte grise qui s'ouvrit aussitôt. Ce qu'il faisait là était tout à fait inhabituel, bien qu'aucun article du règlement ne l'interdise expressément. Par chance, les pupitres étaient libres tous les trois. Maud et les autres étaient encore aux archives.
« Voulez-vous vous asseoir à la console de création, cher monsieur Thomson ? Vous verrez, c'est très simple. »
Thomson resta debout, un bras ballant, l'autre serré sur ses côtes, écrasant toujours l'objet mystérieux dissimulé sous son imperméable.
— « Je préfère vous regarder. »
Darac hocha la tête, s'installa avec aisance sur le siège pivotant, effleura d'un doigt le damier de commande.
— « Nom du lecteur ? » demanda une voix féminine.
Thomson sursauta.
— « C'est la voix de madame Maud. Je peux la voir ? »
Darac balaya l'interruption d'un geste agacé.
— « Oui, c'est elle qui a enregistré les messages. Mais ça n'a aucune importance. Regardez : je tape votre nom.
— Monsieur Thomson a été identifié par le système. » reprit la voix suave. « Voulez-vous un historique ? »
Darac fit pivoter son siège pour se retourner vers Thomson. Il se trouva le regard braqué sur l'estomac de l'homme, où l'objet inconnu — boîte ou livre d'un format inhabituel — dessinait une bosse carrée. Thomson recula d'un pas. Comme s'il n'avait pas remarqué la gêne de son interlocuteur, Darac se lança dans une explication volubile.
— « À partir de maintenant, tout s'enchaîne en fonction de propositions ou de menus. Il y en a pour cinq minutes si nous nous y prenons bien. Madame Maud vous demande toujours ce que vous avez pensé de l'histoire et des personnages, n'est-ce pas ? Eh bien, elle transforme votre appréciation en une suite de notes de un à vingt, sur la trame, le style, le contexte, les caractères, l'émotion, etc. Vous voyez ? Ce serait bien si vous donniez ces notes directement, non ?
— Je préfère m'en aller. Madame Maud travaille beaucoup plus longtemps sur mes livres. Je ne voudrais pas que vous… »
Thomson n'acheva pas sa phrase. Il tourna les talons et s'enfuit. Darac nota son regard aussi chargé de rancune que l'Or du soir était chargé de sentiment et d'aventure. Qu'est-ce que je lui ai donc fait ? Tout aurait été plus simple si les lecteurs avaient bien voulu prendre en charge la réalisation de leurs désirs. Pratiquement aucun n'acceptait de piloter la trame du récit, bien que ce fût très facile avec le système des menus, désormais bien rodé. Mais non. Comme les enfants qu'ils étaient, ils voulaient “avoir la surprise”. Maud, avec sa fine psychologie de bibliothécaire chevronnée, enrobait de mystère le processus de la création rationnelle. Elle a sans doute raison, conclut-il avec un soupir.
De plus, si les lecteurs se débrouillaient trop bien tous seuls, nous serions tous obligés de chercher un autre job. D'ailleurs, ça finira par arriver. Un jour, ils se feront tous leurs livres à la maison, à partir d'un Walter Scott, d'un Régine Deforges et d'un Philip José Farmer !
L'Or du soir… Par pure curiosité, Darac demanda à l'ordinateur quatre résumés de l'histoire. Le lecteur aurait dû les classer par ordre de préférence : c'était le texte final avant mixage. Monsieur Thomson semblait à Darac tout à fait typique de cette clientèle qui souhaite lire éternellement la même histoire, mâchée et remâchée, accommodée à toutes les sauces, mais inchangée au fond… Passé un certain âge, les gens n'essayaient même plus de découvrir un récit neuf. Pour cette raison et quelques autres, l'espèce des écrivains était en voie de disparition : les auteurs de programmes de “mixage littéraire” avaient pris leur place.
Darac étudia le résumé avec attention. Il lui sembla de prime abord reconnaître la trame du Piège d'or de James Oliver Curwood, transposée dans un cadre moderne. Il interrogea l'ordinateur, qui indiqua comme livre rationnel de base la référence : Neige de feu, mixé par Mason Stories & Dogmaster Books, LA. Puis l'écran afficha la mention classique : le livre réel d'origine est inconnu.
Dim Darac était parti en promenade au début de l'après-midi, avec ses camarades préférés, Natacha et Laurent. Dim, treize ans, était le benjamin du trio. La jeune fille, qui avait à peine moins de quinze ans, jouait les chefs de bande. Son frère aîné possédait un bateau qu'il lui prêtait de temps en temps et pour lequel Laurent avait créé divers programmes de voyage. Fou de Victor Hugo, Dim avait inspiré à son ami un de ces programmes qui simulaient une tempête au milieu de l'océan, en pleine nuit, avec secousses et balancements, bruits adéquats, éclairs d'orage et musique romantique. C'était Oceano nox. Il y avait aussi la Croisière du Dazzler et la Chasse au snark… En général, Dimi concevait les projets en puisant dans les mémoires du Squirrel de la bibliothèque municipale que dirigeaient ses parents. Il était le littéraire du groupe. Laurent adaptait ses idées en langage Sire (SImplified Rational English), que comprenaient tous les ordinateurs.
Les trois adolescents avaient donc envisagé une sortie en mer au début de l'après-midi ; puis l'un d'eux avait changé d'avis, peut-être Natacha qui n'aimait pas les tempêtes, même simulées. Ils étaient partis pour une destination inconnue — la campagne ou la ville. Le pavillon des Darac se trouvait tout près de la mer. Il n'y avait que deux directions possibles quand on sortait, celle de la plage et l'autre, qui menait au choix à la campagne ou à la ville. Dim avait seulement laissé un message sur le mémolec de la maison… disant qu'il n'allait pas à la plage. À dix-neuf heures cinquante minutes, on n'avait aucune nouvelle de lui, ni de ses deux camarades. C'était ennuyeux, mais nullement tragique.
C'était un samedi. Maud assurait une permanence bénévole au Centre d'Aide psycho-social de la ville : juste l'endroit que les gens appelaient quand ils avaient le même genre de problèmes. Darac n'osa pas, de peur que sa femme ne se moque de lui. Cette escapade n'était pas la première du redoutable trio. Bien que très entreprenants, Dim et Laurent se montraient en général prudents et avisés. Darac se méfiait davantage des trouvailles bizarres de l'imaginative Natacha. La mère de celle-ci appela à huit heures moins une. Connaissant sa fille, elle était vraiment très inquiète. Cinq minutes plus tard, les parents de Laurent se manifestèrent à leur tour.
Darac attendit un quart d'heure et se décida à alerter Maud qui pouvait facilement, depuis le Centre, opérer un traçage informatique des trois adolescents. En théorie, du moins.
« Écoute, » dit la jeune femme, « le samedi soir, les ordinateurs de la mairie et de la police sont saturés. Et impossible d'avoir une priorité avant qu'il y ait présomption d'accident ou d'enlèvement. Aux alentours de dix heures, on pourra sans doute faire quelque chose. Mais ils seront sûrement rentrés d'ici là. Le plus simple serait de… »
Elle se mordit la lèvre d'un air embarrassé et releva une mèche blonde qui tombait sur son front. Dim avait exactement la même : c'en était hallucinant. Aux yeux de Darac, ce signe semblait marquer une connivence entre la mère et l'enfant. Une connivence dont il se sentait exclu. Il se demanda si Maud n'avait pas, en réalité, quelque soupçon. De toute façon, se dit-il, elle a raison. Le plus simple est d'employer les bons vieux moyens : prendre la voiture et partir à la recherche du gosse en se fiant à son flair et à la chance…
Dehors, il frissonna. Bien qu'on fût dans la dernière décade de juin, un vent humide et glacé soufflait de l'océan. Voilà pourquoi les gamins avaient renoncé à la baignade. Aucun mystère. D'un autre côté, c'était le temps idéal pour simuler une tempête en mer… Peut-être les trois jeunes aventuriers avaient-ils changé d'idée une fois de plus pour revenir à leur projet initial. Était-ce vraiment une bonne idée de se lancer à leur poursuite au hasard des rues, n'importe où, n'importe comment ? Assis dans sa voiture, Darac décrocha le téléphone. La vieille Renault à la carrosserie délavée et déchirée de multiples éraflures avait tout de même le téléphone. De nos jours, ce n'est plus un luxe, se dit-il.
Il se rappela qu'il possédait le code du carnet de Dim, ce qui lui permit de trouver facilement, tout en roulant, le numéro du bateau, le Sterne, qu'il appela aussitôt sans résultat. Le répondeur n'était même pas branché, ce qui était une coupable négligence du frère de Natacha.
Essayons de réfléchir, se dit Darac. Si les parents des deux autres ne les ont pas vus, ça signifie peut-être que Dim, pour une fois, a été le meneur de jeu et a entraîné ses camarades dans un endroit connu de lui seul. Mais lequel ?
Il suivit le front de mer deux fois de suite et fit un tour complet de la ville. Neuf heures… Il prit les informations télévisées d'une chaîne régionale. Rien que de très ordinaire. Il passa sur la radio, mais il n'avait pas envie d'écouter de la musique. Il ferma le poste et réfléchit à une question de mixage. Il n'était en fait que l'adjoint de Maud à la bibliothèque municipale. Il préparait une maîtrise de mixage littéraire, avec le vague espoir de devenir auteur professionnel dans une mixédition ou un biblio-réseau. Son travail consisterait alors à produire — par mixage, bien entendu — des textes de base que les librairies et les bibliothèques offriraient à leurs clients tels quels ou après un second mixage personnalisé. Son point de vue sur le mixage était donc assez différent du point de vue de Maud, ce qui entraînait parfois de petites frictions entre eux.
Maud créait pour les lecteurs de la bibliothèque municipale des “objets de lecture” sur mesure, à partir des mixes de base du biblio-réseau et de ses propres mixes. Chacun de ses produits ne servait en principe qu'une seule fois ; mais l'ordinateur les gardait tous en mémoire et ils s'ajoutaient donc au fond commun des bibliothèques, régies en Europe par la loi du 31 décembre 2015. N'importe quel opérateur rationnel pro pouvait les consulter et les utiliser, moyennant une redevance étudiée, si bien que la différence entre mix de base et mix final devenait de plus en plus théorique.
Darac rêvait naturellement de travailler non plus avec les millions et peut-être les milliards de mixes de base du biblio-réseau et de ses propres mixes disponibles dans les réseaux, mais à partir des “livres réels”. L'administration n'encourageait guère, cependant, cette pratique désuète, d'autant que la plupart des “classiques classés” étaient protégés par la Convention de Philadelphie et interdits de mixage. Bien peu d'auteurs-mixeurs professionnels prenaient le risque de s'attaquer à un livre réel, fût-ce un roman d'aventure de série B écrit au milieu du siècle dernier par un feuilletoniste à dix pseudos. S'il avait vécu en ce temps-là, Darac aurait sans doute voulu être écrivain. Maintenant, ce genre de vocations n'avait plus de sens, mais il avait envie de “créer” et il se laissait de plus en plus tenter par le multi-mixage, aussi long, délicat, fastidieux et coûteux que passionnant. Il venait de découvrir que le toujours célèbre Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell, n'était pas classé et donc non protégé. Et il cherchait un autre roman, ni trop différent, ni trop proche, pour tenter un bi-mixage. Naturellement, Maud se moquait de lui.
« Tu perds ton temps, Darac. N'importe quel roman rationnel d'aujourd'hui, à thème historico-sentimental, contient au moins cinq pour cent d'Autant en emporte le vent. Et ces cinq pour cent représentent tout ce qui a tenu du livre. Tout ce qu'il y avait à sauver ! »
Darac n'était pas convaincu. Mais que pourrait-il donc mixer avec le chef-d'œuvre de Margaret Mitchell ?
En roulant vers l'hypermarché géant qui se trouvait à cinq ou six kilomètres au nord de la ville, il laissa ses pensées revenir à son fils. Quels étaient ces vers que le jeune garçon récitait sur la plage, l'autre jour ?
Les pauvres gens de la côte,
L'hiver, quand la mer est haute
Et qu'il fait nuit,
Viennent où finit la terre
Voir les flots pleins de mystère
Et pleins de bruit.
Du Victor Hugo, sûrement. Un auteur protégé s'il en était. Mais comment expliquer cette passion d'enfant pour l'auteur de la Légende des siècles et des Misérables ? Dimi aimait la poésie ancienne et la littérature traditionnelle ; mais il manifestait peu d'intérêt pour les livres rationnels et les nombreux trésors de la bibliothèque. Dommage : il avait tout pour devenir un bon programmeur de mixage.
Le voyant bleu s'alluma, un grésillement se fit entendre. Darac appuya sur la touche verte. C'était Maud.
« Je viens tout juste de penser à une chose. » dit-elle.
Quelle que fût la chose en question, elle y pensait depuis longtemps, comme en témoignaient le ton de sa voix et son regard un peu fuyant. Darac jura qu'il était tout oreilles.
« L'autre jour, quand tu me remplaçais à l'accueil, tu as dû voir un certain Thomson Lucas ?
— Exact.
— Tu n'as rien remarqué ?
— Hum. » fit Darac sans s'engager. « Il était un peu bizarre.
— C'est un type bizarre. Il a eu peur de toi parce qu'il ne te connaissait pas et… il est revenu plus tard m'apporter le livre qu'il n'avait pas voulu te remettre !
— Quel genre de livre ?
— Mais un “livre réel” qu'il a trouvé Dieu sait comment !
— Un “livre réel” sur papier ancien ?
— Exactement. Il n'a pas voulu remplir la fiche nominative, qui n'est pas obligatoire, de toute façon. Bon, tu le sais aussi bien que moi : tout citoyen qui entre en possession d'un livre réel — propriété de l'État — doit le remettre à l'administration : à la mairie, au commissariat, au Trésor ou à nous. Bien sûr, avec la police, il n'aurait pas coupé à la fiche nominative. Je me moque complètement qu'il ait volé le bouquin à quelqu'un… qui n'avait pas le droit de l'avoir. Il l'a gardé un certain temps par curiosité de lecteur. Il n'a pas pu le lire, bien sûr. Caractères trop serrés, texte trop difficile, etc. Et maintenant, la chose interdite lui brûle les doigts.
— Selon toi, cette affaire aurait un rapport avec la disparition de Dim et de ses copains ?
— À toi de juger. Tu ne m'as pas demandé ce qu'était au juste le livre de Thomson.
— Non, qu'est-ce que c'est ?
— Oh, un récit du xxe siècle, le Car bleu ou peut-être le Carrosse bleu…Non, attends, je me souviens : la Charrette bleue. C'est signé d'un certain Robert Barjavel. Non, René…Le livre est en assez bon état. Je ne l'ai pas encore expédié. Je voulais te le montrer avant et en parler avec toi. Il est toujours à la bibliothèque. »
Darac émit un sifflement moqueur. Il commençait à soupçonner Maud d'avoir eu l'intention de garder le livre de Thomson sans lui en parler. Mais pourquoi avait-elle changé d'avis ?
— « Tu crois que Dim aurait pu savoir qu'on avait un livre réel à la bibliothèque et… comment l'aurait-il su ?
— Il s'intéresse plus qu'il n'en a l'air à tout ce qui se passe à la bibliothèque.
— Ce Carrosse bleu, c'est un récit d'aventures historiques ?
— La Charrette bleue. Un récit historique, je crois. Je ne peux pas t'en dire plus. Tu sais que je ne m'intéresse pas beaucoup aux livres réels.
— Si c'était une histoire de mer, ç'aurait pu exciter Dim. »
Maud haussa les épaules. Darac sourit. Comme la plupart des bibliothécaires modernes, elle ne lisait presque jamais. L'ordinateur était là pour répondre à toutes les questions qu'on se posait sur les livres, du moins les livres rationnels ou mixes. Quant aux livres réels, on connaissait leur existence par la mention traditionnelle : livre réel d'origine inconnue. Mais qui s'en souciait encore ?
Si Maud avait pensé — ne fût-ce qu'un moment — garder le livre de Thomson, dans quel but l'eût-elle fait ? Une seule explication semblait plausible : elle voulait le montrer à Dim qui avait posé plusieurs fois des questions sur la différence entre le “livre réel” et le “livre rationnel”. Lui en avait-elle parlé ? Elle ne l'avouerait pas, mais c'était assez probable. Et dans ce cas…
Les trois disparus étaient peut-être à la bibliothèque !
« Mais c'est tout à fait passionnant ! » s'exclama la jeune Natacha. « Et puis moi, j'adore les vieux trucs.
— Tellement passionnant que vous avez oublié l'heure. » dit Darac.
— « On n'avait pas vraiment oublié » expliqua Laurent, « mais on n'y pensait plus.
— Je prends tout sur moi. » déclara Dim sur un ton grave. « J'ai eu l'idée… l'idée de base et toutes les autres. Je suis le seul responsable. »
Laurent frappa à deux mains sa tête blonde.
— « Alors, je n'y suis pour rien ? C'est pas moi qui ai programmé ce sacré ordi en machine à écrire à l'ancienne.
— Oui, oui, tu l'as fait. Et le plus extraordinaire, c'est que ça marche !
— Oui, ça marche. » convint Darac. « Mais ça sert à quoi ? »
Comme il n'obtenait pas de réponse, il prit le livre de Thomson que Dim avait posé sur la console, à gauche de son damier… La couverture — bleue comme le titre le voulait — avait sans doute possédé une jaquette illustrée à la mode du xxe siècle. On ne pouvait que l'imaginer. Darac aimait bien les vieilles jaquettes. Il en gardait quelques-unes dans une vitrine. Les pages du livre de Thomson, grises de poussière sur la tranche et un peu jaunies à l'intérieur, étaient aussi collées par places et rognées à d'autres. À ces défauts près, on pouvait néanmoins considérer l'ouvrage comme en bon état. Les caractères n'étaient pas si petits et Darac se sentait tout à fait capable de le lire “à la main” comme on disait, c'est-à-dire sans l'aide d'un projecteur. En y mettant le temps, bien sûr… Il se retourna vers son fils. Dim avait arrêté de taper sur la machine et regardait tour à tour ses camarades et son père d'un air d'étonnement et de reproche.
— « Tu as bien dit “À quoi ça sert ?” ?
— Hum ? Je l'ai dit, je crois. Et je le répète.
— Je vais peut-être te surprendre, Papa : ça sert à écrire. »
Darac se frotta les mains.
— « D'accord. Je voulais dire : ça sert à quoi d'écrire ? Mais n'en parlons plus. Dis-moi plutôt ce que tu es en train d'écrire.
— Mes souvenirs d'enfance. » fit Dim avec superbe. « Comme Barjavel ! Enfin, j'ai juste commencé.
— Barjavel ? »
Dim montra le livre réel que Darac tenait toujours entre ses mains et qu'il se mit à feuilleter machinalement.
« Des souvenirs d'enfance, on en a des dizaines de milliers ou des centaines de milliers en mix.
— Pas vrai ! » s'écria Dim. « C'est des faux souvenirs. C'est pas les souvenirs de quelqu'un. C'est des mélanges programmés.
— Hé, hé. » fit Laurent. « T'es contre les programmes ?
— Les souvenirs “rationnels” sont bien meilleurs que les souvenirs “réels” » dit Darac, « parce qu'on y a mis, grâce aux ordinateurs, tout ce qui est important à une époque et en un lieu donnés. Et tout ce qui peut intéresser tel type de lecteurs, s'il s'agit d'un mix final. Ce sont des souvenirs parfaits, ou aussi proches que possible de la perfection. Personne ne peut en avoir d'aussi bons, je regrette. Outre que tu es un peu jeune… »
Dim grogna, tendit la main pour reprendre la Charrette bleue, et se mit à chercher une page en marmonnant.
— « On n'a pas eu le temps de lire tout. On s'est arrêtés au mariage de Marie et Henri. Voilà, c'est le chapitre de la page cinquante-cinq. L'ouvrier boulanger arrive chez Marie et il fait le pain tout seul pour la première fois. C'est… c'est… écoute :
Comme Napoléon à l'aube d'Austerlitz — ou de Waterloo —, il fait le tour de son dispositif : le pétrin qu'il connaissait bien ; la farine, il l'avait tâtée, elle était bonne ; le bois… ».
Dim lut ainsi plusieurs pages, lentement, en s'appliquant très fort, le cou tendu et les yeux exorbités. Il bougeait sans cesse le livre, en avant, en arrière, de tous côtés, pour essayer de trouver la meilleure position, car il n'avait guère l'habitude de déchiffrer un texte réel.
Il s'en sort bien, pensa Darac avec fierté.
— « Et alors ? »
Les enfants échangèrent regards et hochements de tête. Darac eut l'impression d'une sorte de complicité entre eux, dont il se sentit exclu. Quelque chose lui échappait. Dim lança un soupir désenchanté et éteignit sa machine.
— « Je suppose qu'on rentre ? Pas la peine d'insister, hein, Papa ? Tu n'as rien remarqué ? »
Darac répondit d'un grognement. Natacha se mit soudain à renifler.
— « Elle pleure ! » fit Dim.
— « Tellement c'est beau ! » dit la jeune fille d'une voix étouffée.
Darac les considéra tous les trois, intrigué, pas très loin de la panique. Ses certitudes les mieux assisses vacillaient au fond de lui. Mais il ne pouvait s'empêcher de penser : Maud rirait bien de tout ça ! Oui ? Elle aurait peut-être tort. Et si nous faisions tous fausse route avec nos rationnels ? Si les enfants avaient retrouvé par hasard une… une vérité perdue ? Il se tourna vers Natacha.
— « Pourquoi pleures-tu
— Parce que c'est tellement beau. » répondit l'adolescente après une hésitation.
— Tu pleures de joie ?
— Je sais ce qu'elle veut dire. » expliqua Laurent d'un air docte. « C'est beau, voilà. J'avais presque envie de pleurer moi aussi. Mais pas de joie. C'est beau et on sent qu'il y a un bonhomme derrière. C'est presque mieux que la joie.
— Exactement. » approuva Dim en regardant son père comme s'il craignait malheureusement d'avoir affaire à un demeuré.
Darac se rappela le titre du livre rationnel que Lucas Thomson était venu rendre à la bibliothèque quelques jours plus tôt : l'Or du soir. Il pensa aux livres réels sagement alignés sur leurs étagères dans les bibliothèques d'autrefois : l'or des rayons. Aujourd'hui, les livres gelés dans les disquettes n'étaient plus que le plomb des caissons.
— « Et si… » Darac espérait que les enfants ne le verraient pas rougir ; il était presque sûr de proférer une énormité mais il avait absolument besoin de manifester son existence. « Je crois que je vais essayer de mixer votre Charrette bleue à un bouquin très célèbre, mais qu'on a oublié de classer : Autant en emporte le vent. On verra bien ce que ça donnera ! »
Dim haussa les épaules, tira la fermeture de son blouson et se tourna vers la porte.
— « Je sais bien ce que ça donnera, moi : ça donnera un mix de plus. C'est tout. Dis, Papa, pourquoi tiens-tu tellement à mixer des trucs ? »
Darac répondit très vite, sans réfléchir, car c'était le cri du cœur : « Parce que je suis mixeur ! »
Dim esquissa une sorte de salut affectueux et moqueur.
— « Ouah ! Ben, je peux te dire que je ne serai jamais mixeur. Je crois que je vais devenir bibliothécaire comme Maman. Au moins, si j'écris un livre, je pourrai le faire lire aux clients de la bibliothèque.
— Je te souhaite bonne chance.
Cette fois, l'homme gris et un peu voûté semblait pressé de se séparer du volume qu'il venait recharger. Maud prit le livre rationnel de la main droite, tout en promenant les doigts de sa main gauche sur le damier de son Squirrel. Elle vérifia le titre d'un coup d'œil : les Rayons d'or. Puis elle appela les références de la mémoire spéciale. C'était la vingt-sixième version d'un mix de base, intitulé Neige de feu, de Mason Stories. En avant pour la vingt-septième ! se dit-elle avec un sourire joyeux. Décidément, elle aimait son métier.
Lucas Thomson hocha la tête d'un air réjoui.
« Vous savez exactement ce qui me convient comme histoire. Tenez, la scène principale se passe au coucher du soleil. Je reconnais que j'adore ça : je voudrais le garder et même… si vous pouviez me le développer un peu, ça serait bien. Mais j'aimerais que vous me changiez pas mal l'héroïne. Elle est hôtesse de l'air : je trouve que ça fait un peu moderne. Je l'aimerais mieux jeune fille sans profession et heu… sans expérience. Ou alors, juste une expérience pas trop réussie. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Maud approuva d'un signe en pianotant à toute vitesse sur son damier.
« Je voudrais qu'il y ait aussi un type avec un métier d'autrefois, boucher, meunier, forgeron… Oui, un forgeron-maréchal-ferrant… vous voyez… pour ferrer les chevaux ? Et des chevaux naturellement. Le maréchal-ferrant pourrait donner des leçons d'équitation à la jeune fille sur un gros cheval de trait. Vous ne trouvez pas ça drôle, madame Maud ? »
Maud notait les remarques du lecteur, les unes après les autres. Elle acquiesça à la dernière d'un petit rire appréciateur. Puis elle leva la tête d'un air attentif, montrant qu'elle attendait la suite. Lucas Thomson eut un soupir un peu mélancolique.
« Pour l'endroit, j'en ai assez de l'Amérique, mais je ne sais pas trop que prendre. Je vous fais confiance, hein, vous savez tellement bien ce que j'aime. L'époque, heu, je voudrais reculer un peu… cinquante ans, non, plutôt vingt-cinq… vingt-cinq, trente ans, vous voyez ? »
Maud voyait très bien.
Un quart d'heure plus tard, Lucas Thomson reportait avec un nouveau livre sous le bras. Le titre était l'inversion du précédent : l'Or des rayons.