Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction
Quelques auteurs choisis…
Esther Rochon : la réalité de la quête, les moyens de la fiction
Écarte la sagesse,
répudie le savoir,
sois toi-même
Esther Rochon est peu connue en France, ce qui explique en partie que les lecteurs ne connaissent pas son œuvre. S'ils les découvraient, peut-être la liraient ils avec un “détachement” qui ferait écho à celui revendiqué par Esther Rochon pour la fiction « la fiction sert quand on veut voir les choses à une certaine distance » [1], ce qui nous renvoie à la fiction comme moyen, et à la quête des “choses” comme but. Un programme original dans le cadre de la SF. Est-il celui de la SF québécoise ?
Cadrage
Cette Science-Fiction québécoise est surtout connue par les textes de April, Billon, Coté, Sernine, ou Vonarburg. Elle peut apparaître, avec ses particularités, comme une variante originale d'une SF connue, tout comme la SF française. Or les textes d'Esther Rochon donnent une impression de “différence”. Comment rendre compte d'une impression sinon par une comparaison, même superficielle ?
Daniel Sernine, par exemple s'insère dans une SF et une HF classique, à la fois par ses thèmes et leur traitement : ses textes présentent là une variation québécoise dans le cadre d'un genre reconnu, il y exprime, bien évidemment, une sensibilité personnelle ; et sans doute y peut-on saisir le sentiment de sa québécité — surtout à cause d'un ancrage dans la réalité de problèmes idéologiques collectifs.
Élisabeth Vonarburg, elle, renvoie à un univers inscrit dans la modernité d'une SF qui évolue : la fantasmatique personnelle, qui donne forme à son univers imaginaire est centrale. Il s'agit souvent d'une quête, qui renvoie à la fois à l'identité sexuelle et aux rapports entretenus avec la Loi et le temps. Néanmoins ses textes s'inscrivent dans le cadre d'un genre qu'ils ne bouleversent pas, bien que la qualité de l'écriture tende à faire passer les références à la SF comme un paysage imaginaire, l'important étant la figuration d'une fantasmatique et d'une subjectivité à la fois interrogée et assumée.
Esther Rochon se situe ailleurs. Les thèmes qu'elle aborde ne sont pas, au premier abord, idéologiques, comme chez Sernine, l'aspect d'expression d'une subjectivité ne semble pas primordial comme chez Vonarburg. Elle n'a pas le “métier d'écrivain” de Sernine, elle ne fait pas comme Vonarburg une confiance fondamentale au travail de l'écriture comme moyen d'aller vers ce qu'elle pense devoir représenter par sa fiction. Ajoutons enfin ceci : à l'opposé des deux auteurs pris ici comme exemple, elle ne s'intéresse pas à la vraisemblance, pas plus dans le cadre des rapports humains que des situations, et ceci bien que ses récits aspirent comme chez Sernine et Vonarburg à décrire une quête. Mais alors que chez ces deux auteurs, ce qui importe c'est le sens de la quête, ici c'est plutôt la quête du sens, la réalité de la quête étant moyen d'aboutir à une quête, non de soi, mais de la réalité.
De plus, à la différence de Vonarburg, qui présente l'énigme comme réalité d'un déjà-là, et la quête comme tentative de solution, Esther Rochon prend le “déjà-là” de la réalité comme énigme même. Aussi peut-elle soutenir que ses romans sont « une manière de (se) mettre en bons termes avec la réalité » [2] et que se textes renvoient à « une motivation dans le prolongement du fait qu'(elle) invente des histoires pour (s')expliquer le monde » [3], ce qui est une sorte de “démarche philosophique”. Comment soutient-elle ce projet ? Quelle originalité en résulte-t-il ?
Un univers multiforme mais unique.
Malgré certaines différences, sensibles au niveau des décors et des références à un “ici-futur” comme dans Le Traversier, à un passé qui vient jouxter un présent comme dans la trilogie de Vrenalik, ou à un “maintenant parallèle”, comme dans Coquillage, l'auteure considère que ce sont là des versions différentes d'un même univers.
Il s'agit toujours de « scènes de théâtre où je reflétais les conflits que j'étais en train de vivre » et ce sont des « personnifications du monde de façon à en augmenter le sens » [4], de plus ces imageries correspondent à des stades, qui renvoient à « mes préoccupations au moment où j'écris », ces préoccupations étant, comme les nouvelles du labyrinthe un « questionnement sur la vie ».
De plus, ce questionnement implique un retour sur les textes anciens, sur leur genèse, avec une volonté de dialogue avec un moment du passé qu'elles incarnent — ce qui conduit à des notes dans la revue imagine… [5], concernant la trilogie de Vrenalik, ou une réflexion inscrite dans la fiction même, comme en témoigne la fin du texte Le Traversier, « Fait à Montreal, il fut écrit à une époque (fin 1982) où l'on passe rapidement d'un sujet à un autre. La force des projections faites sur ces personnages crées par des mots se retire à présent, quoique l'on puisse savourer l'empreinte de leur présence esquissée » (p. 46)
Cette notion de projection, qui renvoie à une série d'avatars, lui fait choisir certains personnages comme supports d'états d'âme, les lui fait aimer plus que d'autres, et parler d'eux comme de personnes vivantes « L'un a bien réussi sa vie Ivendra, et l'autre l'a complètement ratée ». Ces rapports intimes au texte comme support d'une rêverie personnelle, et comme moyens d'une réflexion sur qui est Esther Rochon en tant que personne, et sur ce qu'elle devient se retrouve à propos du Labyrinthe « les histoires du Labyrinthe sont suscitées, inspirées, souvent de manière très transparente, de notions et de préoccupations bouddhistes assez explicites » [6].
Nous sommes donc en présence d'un univers fictionnel dont le propre est de se situer ailleurs que dans le monde d'une littérature d'évasion. C'est un ensemble de scènes, d'images — dont certaines, centrales et génératrices sont oniriques — « j'ai utilisé comme base de cette entreprise deux rêves. qui ont servi de germe à deux scènes importantes » [7] — qui ont plus à voir avec une sorte d'ascèse qu'avec la création de la fiction pour elle-même. Une sorte de carnet (fictionnel) de bord. Dont la fonction, pour l'auteure est « plus réflexive que thérapeutique » et qui a son efficacité propre dans cette ascèse, car « la fiction sert, quand on veut voir les choses à une certaine distance ».
Cohérence de l'univers, cohérence de la démarche et de la fonction assignée à la fiction, textes comme carnets d'une recherche de soi : cela suffirait à situer l'ensemble de ces fictions dans une dimension originale.
Cependant notre propos n'est pas de nous en tenir à cette perspective génétique ou fonctionnelle, qui évacuerait la dimension de fiction au profit de son efficacité psychologique sur l'auteure, ce que d'ailleurs elle refuse parlant de “réflexif” et non de “thérapeutique”.
En effet, ces textes ne sont pas demeurés des journaux intimes, ils ont été publiés, et donc sont à lire comme textes. Il s'agit de voir ce que, au-delà de leurs caractéristiques subjectives, ils peuvent représenter pour un lecteur qui, lui, peut penser se trouver devant trois textes/univers : l'un où la magie règne — le monde de Vrenalik, un second où la technique a sa place, bien qu'aussi incompréhensible que la magie : les nouvelles du Traversier ; le dernier où un monstre est là dans un monde semblable au nôtre. Indépendamment du fait que pour l'auteure, comme on l'a vu ci-dessus, ils ne forment qu'un, il est possible de trouver les caractéristiques spécifiques de chacun ainsi que leur efficace propre dans le cadre d'un monde fictionnel comme tel. Nous les envisagerons donc dans la chronologie de leur parution en volume [8].
Nostalgie de la magie, magie de la nostalgie
L'univers de Vrenalik renvoie à un monde où le passé — avec ses traces, statue ou livre, d'ailleurs liés, comme en une légende — joue un rôle, mais on ignore en fait lequel.
Il y est question d'événements en apparence mineurs qui ont eu lieu 10 siècles avant que Taim Sutherland arrive sur Fulken. Au centre de l'Épuisement du Soleil, se trouve “l'enfoui” de l'histoire du Rêveur de d'Inalga, le passé comme cause de la malédiction présente, mais aussi de l'espoir possible, lié à une exhumation : retrouver la statue du dieu muré dans son temple six siècles avant que le Rêveur ne meure.
En marge de L'Épuisement du Soleil, se trouve le texte qui constitue En hommage aux araignées, avec Jouskillant Green, le héros qu'on extraira des caves de la Citadelle, 17 ans après l'y avoir laissé entrer : c'est là qu'il retrouvera et publiera le texte de l'histoire du Rêveur, laquelle accompagnera Taim Sutherland : une circularité, une clôture et un ressourcement.
La fiction, dans cet univers, semble donc avoir pour sujet “la quête de sa propre origine mythique” — en deçà de l'apparition de l'étranger qui dans La porte du temple [9] renvoie à l'oubli et à la censure, par l'enkystement du passé comme magique. Enkystement d'une statue divine, comme inabordable en ces temps-ci, et source de malédiction : preuve que les dieux se sont retirés d'un monde qui semble les oublier. On peut y lire aussi, dans la perspective d'une quête adolescente (la couverture d'En Hommage aux araignées porte en bandeau L'adolescence dans un pays imaginaire), une réflexion, par le biais de cette fiction, à la fois sur la “malédiction d'exister” : le personnage de Green, qui ne sait pourquoi il est là, pourquoi il fuit, pourquoi il recommence, ressasse — comme celui de Fekrid Candanad. Mais aussi, parallèlement, sur le “bonheur d'être”, dans l'enfance ou dans la tradition. “Enfance” qui illumine Anar Vranengal, comme un « souvenir ébloui » mais — c'est le paradoxe — dont il faut se débarrasser pour « contempler le monde » [10]. “Tradition”, qui est celle des sorciers comme Skaad dont le but et la fonction semble de « célébrer la splendeur du monde autant qu'elle le mérite » [11]. En quelque sorte, confrontés à J. Green qui « ne trouve de plaisir que dans l'exercice de son intelligence » [12], et à la nécessité de la tradition de contemplation et de célébration du monde comme Skaad — qui sait pourtant que les choses changent — Ivendra et Anar tentent non pas un compromis (Ivendra est “entre deux cultures”, et Anar aussi) mais la sortie d'une impasse par des actes de revivification de la tradition. En somme ils tentent d'adapter leur esprit à pouvoir de nouveau célébrer la réalité : puisque celle ci a changé, peut-être faut-il alors la célébrer autrement. Cela ne peut se faire ni par la soumission à la tradition ni par l'oubli de celle-ci. De plus, le hasard devra intervenir. Cette notion de hasard, dans un monde où la prégnance de la magie est grande, et où des prophéties se réalisent, trouble le lecteur : le monde de Vrenalik est donc donné pour une lecture ambiguë — comme l'est la réalité « si complexe qu'elle en paraît floue ».
Chaos ou ordre caché ? Hasard ou plan divin obscur ? Le texte laisse entendre une impossibilité de choisir entre ces deux versions de la réalité, qui pourtant sont les thèmes obscurs mais centraux de cet univers.
Esther Rochon, par les personnages qu'elle imagine, par les structures de fiction — avec ses emboîtements temporels, ses digressions, ses descriptions, ses scènes oniriques, ses dialogues — qui sonnent souvent faux — tente de saisir “l'impossibilité de choisir et la nécessité d'assumer”. Ce dont il est question dans le monde de Vrenalik, c'est de la nostalgie pour un univers d'ordre vivant — celui de l'enfance, sans doute, où l'on pense, comme Anar, que les parents savent et ont une connaissance du sens de la vie « Les enfants imaginent que la vie de leurs parents est heureuse et sans problème » [13]. Mais cette “nostalgie” (qui renvoie à ce sens enfoui, à quoi ils atteindront peut-être) est elle-même problématisée à la fin. Anar sait qu'elle doit faire quelque chose d'autre de la statue, que de la contempler. S'en nourrir : réinsérer les valeurs de l'ancien monde dans le neuf, pour qu'elles ne soient plus porteuses d'une inhibition nostalgique, qui empêche la saisie et la participation à la nouvelle réalité. Ni les nier, ni les adorer : les impliquer pour colmater ce trou dans le symbolique — annoncé par l'étranger de La porte du temple — afin de récupérer une vie pleine dans un monde neuf où agir. Ni retour à l'archaïsme, ni fascination pour la modernité comme table rase : une tradition à réactualiser dans le cadre d'une synthèse active, dont on ignore, comme l'enfant qu'elle porte, qui en est le père.
On conçoit que, traduit en termes idéologiques, cette perspective ait laissé penser, à l'époque, à une métaphore de la situation québécoise en quête d'identité culturelle. Notons simplement ce refus de l'univers de la science, de l'efficacité, du savoir uniquement intellectuel, qui est incarné par les figures de Jouskillan à ses débuts, et qui se retrouve dans l'universitaire Mikril Manian, du monde d'Irquiz, situé au Sud, lui aussi. Une SF qui interpelle, au niveau des valeurs d'épanouissement et des traditions autochtones la pseudo universalité du savoir et des techniques du monde dit moderne et scientifique. Cela peut donner à rêver. Dans cet univers, c'est en s'appuyant sur des valeurs issues du passé que la saisie de la nouvelle réalité peut être envisagée. Qu'en sera-t-il quand le passé sera absent du texte, comme dans l'univers des nouvelles du Traversier ?
La science comme présence absente
En apparence, aucun rapport entre le monde de Vrenalik et celui du Traversier. Il est situé dans une sorte de futur possible, avec un labyrinthe central, dont on ne sait qui l'a construit, ni quand, ni si c'est une seule civilisation qui l'a conçu. De plus il est totalement incompréhensible. On y voyage à travers des sas multidimensionnels, mais on en fait le tour en bus en quelques semaines. Il existe plusieurs centres, mais on donne des indications sur “Le” centre. La recherche du centre est une sorte de devoir bureaucratique, pour une meilleure efficacité, mais les gens qui l'ont trouvé sont et demeurent banals. En gros ça ressemble assez à un métro fantasmé, dont l'auteure se sert, sans s'inquiéter de sa vraisemblance factuelle, pour des fins réflexives, comme elle s'est servie de l'univers de Vrenalik pour figurer soit un état de sa pensée et de son imaginaire, soit une étape de son développement, dans ses rapports à la réalité.
Ce qui pourrait apparaître comme une somme d'incohérences est en fait donné comme tel, sans justification : “cela est” [14]. Comme le monde. L'intérêt, par rapport à l'univers de Vrenalik est que nous sommes dans une version de la réalité qui prend en compte la science et la technique, dans ce qu'elles ont de plus banal : on n'en voit que les effets matériels : le métro labyrinthe, les règles administratives, les religions qui naissent du guide du Labyrinthe — conçu comme espace d'errance ou de quête, mais sans vraiment que cela ait une importance. On y va, on le quitte, on y retourne, on s'y perd ou on s'y trouve. Il s'agit simplement d'une vision de la réalité actuelle de la vie dans un univers que la science a façonné.
Alors que dans Vrenalik il était nécessaire de chercher un sens, pour une collectivité, ici la quête est individuelle : chacun fait son salut personnel comme il le peut, avec le hasard pour témoin. Mais ce n'est pas un vrai chaos — et il n'y a pas de dieu caché à retrouver. Le monde est tel, comme une sorte de coquillage vide, que l'on peut habiter comme on le désire, et sans joie, ni peine, avec détachement — ou avec des moments de passion, pour des êtres qu'on choisit. Mais tout se dissout assez vite. Ce détachement vis-à-vis de la réalité collective — qui perdure par ailleurs dans ses structures bureaucratiques et scientifiques — est l'une des différences avec l'univers de Vrenalik, l'autre étant qu'il « n'y a plus un vide à combler par une quête qui régénérerait le sens du monde, mais que malgré ses centres, la réalité est simplement un donné insignifiant ». Cependant des éléments demeurent : les paradrouims, ou sorciers, sont de simples “témoins” dans l'Épuisement du Soleil. Ils sont les « témoins de la réalité et de la beauté du monde, » comme Skaaad. Ici, dans le monde du Traversier ce sont des nomades, des errants : ils ne témoignent plus que d'eux-mêmes, comme si le monde avait été désenchanté ? Ou comme si et enchantement n'avait été lui même qu'une illusion un leurre — en rapport avec la magie ? Cependant, ce qui résulte de ces errances, que la quête du centre motive parfois, c'est une sorte de détachement, qu'on trouvait déjà chez les paradrouins — mais moins fervent. Est-ce simplement dû au ton de l'auteure, et à sa moindre attention portée aux dialogues, qui sont carrément démotivés de toute recherche de psychologie en situation. ? L'intérêt est sans doute ailleurs, dans cette sorte de “témoignage” — en relation avec une quête personnelle qui se nourrit de bouddhisme, on l'a vu. Or il est difficile de construire une fiction autour d'une vérité que l'auteur pense connaître et posséder, sauf à tomber dans le prêche ou l'allégorie.
Parfois l'auteure y frôle l'allégorie comme dans l'Escalier. Mais parfois aussi les protagonistes tentent de s'impliquer dans une sorte de lutte comme dans "Au fond des Yeux" ou dans "L'enclave" — alors, quelque chose comme une possibilité d'action sur les choses est présent et la fiction retrouve sa raison d'être. La réalité historique, et ses fantasmes axés sur le futur, refait alors surface et cela donne des textes comme "La double jonction des ailes" ou, plus profonds, plus oniriques, "l'Étoile de mer" et "Dans la forêt de vitrail". Notons que ce sont les textes qui échappent à la présence un peu obsédante du centre — dont Élisabeth Vonarburg a montré la prégnance dans l'ensemble de l'œuvre [15]. Mais il est difficile de parler du “cela est”, quelles que soient les modalités et les subtilités d'une fiction. C'est-à-dire de parler aussi bien dans un discours, peut être plus encore dans une fiction, du centre qui est “spontané” comme le remarque Lao Tseu « Le principe du tao est la spontanéité ». Difficile de donner à ressentir à la fois le détachement nécessaire, et les choses comme présentes, de donner à percevoir que « les choses se créent en dehors de nous, mais personne n'en sait l'origine. elles surgissent mais personne ne sait d'où elles sortent » (Chouang Tseu). Le résultat en est tantôt une simple impression de vide, tantôt un détachement trop froid, tantôt de simples assertions que la fiction a du mal à prendre en compte. Cette étape de désenchantement, qui aurait pu aboutir à l'arrêt de l'écriture, puisque même la nostalgie ne la nourrissait plus, Esther Rochon va dans une certaine mesure la dépasser, non plus dialectiquement dans le cadre d'une synthèse, comme Anar, mais en se situant dans un autre domaine, qui au premier abord est très étranger à ce que nous avons lu jusqu'ici, à savoir la dimension érotique des rapports humains.
Érotisme, fuite et quête de fusion
La sexualité n'est pas absente dans l'univers de Vrenalik : les femmes y sont décidées — comme on le voit avec Anar devenant la maîtresse de Taim, comme Inalga, dont les réflexions sur l'amant qu'elle fait jouir sont plus techniques que passionnées, puisqu'il s'agit en quelque sorte pour elle d'obtenir du sperme à un bout et des grognements à un autre (l'Épuisement du Soleil, p. 103). Mais la sensualité, sauf exception, n'est ni extrême, ni fusionnelle.
Dans Coquillage, en revanche, l'illustration des rapports humains se poursuit dans le cadre de cet élément central, cette eau qui baigne le coquillage, équivalent métaphorique de la qualité de ces rapports humains douloureux, frustrants mais “spontanés”, qui sont vécus par les habitants de la demeure du nautile. Cela représente une variante de la relation d'amour, sur quoi déjà Anar fonde les vrais rapports « tu t'es imposé à moi sans en être responsable, sans t'en rendre compte tu m'as envahi le cœur, sans l'avoir voulu, je t'ai aimé » (En Hommage aux Araignées, p. 9).
Cette dimension adolescente que vit Anar est ici toujours aussi trouble, mais par les moyens d'une sexualité, « d'une sensualité dont la seule présence métamorphose la réalité » et dont les images étranges s'imposent. Le nautile « s'était préparé à sa venue : il avait disposé son corps, à présent lumineux, de manière symétrique par rapport à l'entrée du corridor… le monstre s'était placé en forme de fer à cheval, les six lampadaires s'élevant de sa base suggéraient un prisme hexagonal. Thrassl pénétra cette sorte de cage lumineuse, se sentant vulnérable et réjoui. une sorte de corolle, de vulve de lumière qui palpitait s'offrant à lui… il se livra aux caresses suaves des tiges et des éventails, et s'unit au monstre comme on s'abandonne à un délire » (Coquillage p. 22-23).
Cet abandon de soi ouvre sur « la torpeur sensuelle » et l'abandon total adviendra lors d'une scène curieuse « Doucement un tentacule s'introduit dans la bouche de Thressl, un autre, très fin celui là, dans l'extrémité du pénis, un autre dans l'anus… L'homme et le monstre unis dans la plus intime des étreintes » (Coquillage p. 91)
Ces scènes d'étreinte ne sont pas les seules : les rapports de Thrassl au monstre sont tendres : le nautile l'aide de ses tentacules lors des descentes à la cave où il se tient, l'aide à la remontée, entoure les habitants de sa présence mi florale, mi animale mais chaude. Il joue aussi avec le fils François ; et la sensualité de Xunmill, faite de tendresse, fait un écho à celle du monstre. Sensualité, étreintes, rencontres fusionnelles se passent dans un au-delà de la beauté. Thrassl est laid, obèse, presque impotent, flasque, malade et se réduit à n'être qu'une sorte de sac à viande. De ventre où les enfants du nautile incuberont.
On notera que les rencontres entre humains n'ont d'authenticité que médiatisées par la présence du monstre, lequel est polymorphe et se meut dans une dimension autre. Cette peinture de relations humaines authentiques passe donc par la présence d'un non-humain, et la sensualité apparaît comme une dimension fondamentale, peut-être parce que non intellectuelle de toute relation authentique. Et ce, aux dépens de la recherche de l'ascèse, de la pureté : à l'opposé du monde du Traversier, d'une autre manière que dans la trilogie de Vrenalik. Esther Rochon dans sa fiction, devant l'impossibilité de s'appuyer sur le vide du centre, semble se trouver dans la nécessité de lui donner un visage. Celui d'une statue de Dieu à consommer, celui d'un monstre où se fondre. Dans les deux cas, les personnages répondent à un appel venu d'un “en dehors”.
Une étape ou une fin [16] ?
Il reste quelques questions.
Pourquoi aussi bien les nouvelles du Traversier que le roman Coquillage demeurent-ils inaboutis au plan “banalement” littéraire ? Les dialogues, dans les deux cas, sont en effet mal amenés, mal conduits, et mal construits si l'on se réfère à la vraisemblance. De plus la composition générale laisse perplexe : d'où parle le nautile et comment le lecteur peut-il en prendre connaissance ? Même remarque pour les Voulques d'Au fond des yeux.
Comme Esther Rochon, dans le monde de Vrenalik, a montré qu'elle n'était pas une écrivaine maladroite, ces “inadvertances” sont curieuses. Est-ce que la seule chose qui intéressait l'auteure, étant une série de scènes-clés, de descriptions mi oniriques, mi fantasmatiques considérées comme porteuses de sens ou de contact, le reste de la mise en récit lui importe peu et elle ne vise qu'à l'essentiel ? Est-ce l'influence des récits bouddhiques dont elle dit s'être inspirée et où la psychologie commune, comme la vraisemblance banale sont négligées ?
Autre question : Pourquoi médiatiser cette quête dans le cadre la SF ? C'est bien là qu'elle les situe puisqu'aussi bien ces textes s'y réfèrent et voient leur réception critique prise dans le cadre de revues qui en relèvent. Et Esther Rochon ne refuse pas cette appartenance, puisqu'elle collabore à ces mêmes revues.
Posons donc la question autrement : à quoi lui servent les références, comme les matériaux de la SF et de l'heroic fantasy ? Je formulerai une hypothèse.
La SF, on le sait depuis longtemps a pour visée de donner à voir, par analogie le virtuel, ou le possible — en relation avec un savoir conçu comme en accroissement constant grâce à la fonction d'accumulation propre à la science expérimentale, une réalité qui évolue, prend visage, se construit, ou s'imagine.
Le monde fictionnel d'Esther Rochon accepte cette part de nécessaire construction de la réalité, mais dans une perspective autre. Certes la science construit son monde propre, nous y vivons, mais elle ne lui donne pas de sens. La visée des hommes est de toujours chercher à se situer dans ces réalités que la science, comme un dieu qui a ses propres lois, construit par leur intermédiaire. Ce savoir de la science est impérialiste et totalitaire, car unidimensionnel : il tend à s'imposer comme seule référence de réalité. Au point de se confondre, abusivement, avec “la nature des choses”.
Les fictions d'Esther Rochon, appuyées sur une quête personnelle, sur la fréquentation d'autres points d'attaque de la réalité, se présentent comme une ironisation détachée de ces prétentions. Avec une question : Comment demeurer en contact vivifiant avec la réalité, qui évolue ? Ses réponses aussi, comme ses fictions, changent :
- par le ressourcement positif opposé à la nostalgie : l'enfance et sa magie ne revient pas, l'adolescence est à assumer, comme l'état d'adulte : c'est la réponse donnée dans le monde de Vrenalik, où la magie comme la science sont confrontées et aboutissent à une sorte de syncrétisme ;
- par de détachement de la réalité comme illusion, par l'errance, l'émerveillement passager, l'allégorisation du vécu comme dans les nouvelles du Traversier, qui marque une sorte de regard curieux sur le monde comme artefact ;
- par l'immersion dans les rapports humains, à défaut des rapports avec la réalité des choses, comme dans Coquillage.
Dans les trois cas, la figuration choisit un décor adéquat :
- heroic fantasy dans Vrenalik, où il s'agit d'une quête adolescente ;
- SF allusive dans les nouvelles du Traversier — il s'agit de ne pas dépayser, mais de banaliser, de refuser le sense of wonder au profit de la sensation d'inéluctable présence de la technique et de la bureaucratie comme forme du monde, dont on doit user pour trouver ailleurs. C'est une phase assez déprimante de la quête, car à la faillite des valeurs collectives ne répond que le côté strictement individuel [17] ;
- des rapports tribaux retrouvés, par la médiation de la maison-coquillage, sorte de dieu tutélaire — d'alien — et avec lequel les vraies rencontres avec la réalité du monde seront de nouveau possibles.
Mais, alors que dans les deux premiers cas la fiction débouchait sur une sorte d'allégorisation possible de la réflexion, c'est-à-dire que la réponse fictionnelle était modelée sur du possible même distancié, ici, avec Coquillage, au premier abord au moins c'est une fuite dans l'imagination débridée, dans les fantasmes : une solution purement onirique. Est ce la fin de la quête de réalité ou sa poursuite par d'autres voies ?
Dans les trois cas l'affrontement avec les figures de la réalité se résoud dans une fiction, où l'imaginaire propre à la SF joue son rôle. On peut même penser que cette médiatisation par les codes de la SF est la seule manière de rendre, pour Esther Rochon, possible, viable, cette “figuration” de la réalité, justifiant ainsi les étapes de cette quête. Quête de la réalité, qui, comme celle du sens, a pour caractéristique de ne jamais aboutir qu'à engendrer de nouvelles fictions.
Notes
[1] Esther Rochon Interview par René Beaulieu in Solaris nº 63 (Vol 11, nº 3) p. 17. Contient une bibliographie complète, à quoi je renvoie.
[2] idem p. 11.
[3] idem p. 12.
[4] idem p. 13.
[5] imagine… nº 3 1980 Notes sur l'Épuisement du soleil.
[6] Interview in Solaris p. 15.
[7] idem p. 13.
[8] La sympathique écrivaine m'a signalé que certains textes du Traversier sont, en ce qui concerne leur date d'écriture, contemporains du Coquillage. Je pense néanmoins qu'il est possible, pour le lecteur, de considérer qu'il s'agit de trois tentatives distinctes. À un monde romanesque fait suite une série de nouvelles sur un thème spécifique, et un roman court sur un monde qui n'a pas de rapport thématique évident avec celui des nouvelles.
[9] Prologue de L'Épuisement du Soleil
[10] En Hommage aux Araignées, p. 10
[11] id p. 12
[12] id p. 15
[13] id p. 44
[14] Sorte de pendant du “tu es cela” bouddhique ?
[15] Élisabeth Vonarburg. Notes sur Esther Rochon in Solaris nº 63 op. cit.
[16] Rassurons-nous, l'auteure a continué d'écrire, au moins des nouvelles !
[17] Ma réponse, ici, ne serait certainement pas celle de l'auteure, je fais sur ce point précis, une pure interprétation immotivée, bien que cohérente.
Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.