Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction
Quelques auteurs choisis…
Élisabeth Vonarburg : nouvelliste francophone en Science-Fiction
Première publication : Revue d'études canadiennes, nº 14, Schena, 2001, p. 13-21
Pourquoi s'intéresser à cette auteure, française d'origine, qui a fait ses études et a passé en 1973 une agrégation de lettres modernes en France, avant de trouver sa voie, au Québec, comme écrivaine ? Pourquoi de plus s'intéresser à ses nouvelles au lieu de ses romans qui comme le Silence de la cité (1981), ou Chroniques du pays des mères (1997) entre autres, ont été reconnus et primés, et ont même — apothéose !!! — été traduits en anglais ? Et d'ailleurs pourquoi s'intéresser à la science-fiction ?
Les réponses, pour une fois, sont assez simples. Si l'on s'intéresse à Élisabeth Vonarburg, c'est d'abord parce qu'elle est depuis 1974, l'un des voix les plus autorisées de la SF québécoise. Par ses comptes rendus de livres, ses articles dans Solaris — où elle est directrice littéraire —, comme par les cours d'écriture qu'elle dispense, et par les polémiques qu'elle a nourries, elle est une référence, aussi bien pour les québécois que pour la SF francophone en général. De plus, elle a écrit de nombreux recueils de nouvelles, quelques romans et, récemment, elle a publié une saga en cinq tomes sur un thème qui la hantait depuis son adolescence dans les années 1960, celui de la Mer et des rêves [1]. Ajoutons qu'elle est, avec Esther Rochon, l'une des rares écrivaines francophones qui puisse rivaliser avec les grandes auteures étasuniennes de science-fiction, comme Ursula Le Guin.
Si l'on s'intéresse aujourd'hui à la nouvelliste plutôt qu'à la romancière, c'est pour deux raisons. La première est que nous pouvons lire dans les recueils que sont l'Œil de la nuit, Janus ainsi qu'Ailleurs et au Japon des ébauches de mondes fictionnels, qui seront
développées dans ses romans [2]. La seconde c'est que s'y font jour des tentations romanesques qui, bien que séduisantes, demeureront inexploitées dans les romans. Mais elles empêchent, par les échappées qu'elles proposent, une sclérose de l'imagination qui, sans cela, déclinerait sans cesse les mêmes signifiants. Quant à pourquoi s'intéresser à la science-fiction, la réponse est évidente : il s'agit de littérature, il s'agit d'imaginaire, il s'agit de notre rapport à l'univers dans une période qui accélère les mutations sociales dont l'impact psychique est encore à explorer.
Je m'interrogerai donc d'abord sur la science-fiction comme domaine littéraire spécifique, j'envisagerai ensuite l'originalité d'Élisabeth Vonarburg nouvelliste.
La Science-fiction comme nouveau domaine littéraire
On peut définir l'ensemble des textes de SF comme une mythologie fondée sur la divinisation de la science et de la technique, en référence l'antiquité gréco-romaine qui fondait sa mythologie sur une divinisation de la Nature.
Ce statut original justifie que les récits de SF exploitent, par la représentation métaphorique de quelques idées-choc, des situations dérivant des avancées réelles ou supposées des découvertes scientifiques ou techniques ainsi que leur impact social et symbolique. Ces idées, ces images renvoient à des connaissances du lecteur avec assez de fils pour que celui-ci puisse remplir ce que Umberto Eco nomme « les blancs du texte », et ce que Marc Angenot désigne comme le « paradigme absent » — mais qui présent demeure en filigrane. La mise en scène de ces idées-choc dans le cadre d'un récit, sous un angle qui propose de l'inattendu comme réalisé, provoque pour le lecteur un plaisir spécifique, que les premiers critiques ont nommé the sense of wonder. D'autres ont préféré parler de “pathos métaphysique” [3]. La SF insiste ainsi sur l'aspect émotionnel lié à la représentation poétique, dans un récit, d'idées comme par exemple : la rencontre avec des civilisations extra terrestres, la possibilité de vivre éternellement, des arts inconcevables ou encore le remplacement des travailleurs par des robots — ce qui hantait déjà Aristote — etc..
Quelques textes de cette visée “spéculative” de la littérature ont été écrits avant le XXe siècle, mais la science-fiction, sous ce nom et avec ses médias, ne s'est constituée en genre spécifiquement reconnu comme tel que depuis 1926-1930, aux USA d'abord, puis en Occident après 1945 [4].
Ce “genre éditorial” s'est appuyé sur le développement de magazines aux couvertures bariolées, et visait un public d'abord adolescent. Les textes mettaient en scène des stéréotypes humains comme le savant, le journaliste, la fiancée, le monstre extraterrestre. Ils faisaient rêver sur des objets mirifiques, comme des astronefs de mille kilomètres de long, des arches stellaires, des dispositifs pour aller plus vite que la vitesse de la lumière, des armes susceptibles de détruire des galaxies, des machines à voyager dans le temps, des robots plus qu'humains etc. Les images et les idées qui en dérivaient étaient alors plus importantes que le traitement narratif ou que la vraisemblance psychologique, stéréotypée et se référant aux “valeurs” de la middle class étasunienne.
Mais cela ne nuisait pas au fait que cette production infralittéraire répondait, à sa manière, à un désir de savoir — et posait des questions dérangeantes d'une façon biaisée.
Qu'un robot issu de l'imagination d'Asimov pose à un tribunal, en 1940, la question de son éventuelle humanité, conduit effectivement à poser la question des exclus sous une forme recevable, pour une société raciste qui refusait alors de voir les Noirs comme des égaux.
L'accès éventuel à d'autres planètes posait de façon latérale, comme par une sorte d'anamorphose, la question du droit à la colonisation, celui de la supériorité ou non des modèles “démocratiques de type US” sur d'autres, etc. C'est ainsi qu'on a pu qualifier de cette production de “littérature d'idées”, l'opposant ainsi à la littérature tout court. Les nouvelles publiées exploraient, dans le cadre de la thought variant story, des thèmes et des images. Elles puisaient dans un répertoire constitué par un ensemble — assez restreint malgré tout — de situations, de thèmes et d'images. Le tout avec un vocabulaire pimenté de mots techniques, mais sans un vrai souci de cohérence. Ni entre les différents univers, ni même pour un écrivain d'une cohérence entre ses textes. Mis à part quelques textes d'Edgar Poe, de Jules Verne, de H.G. Wells ou de Rosny aîné — qui servaient de caution — les récits publiés dans ces magazines créaient des matériaux pour un imaginaire plus qu'un ensemble littéraire.
Élisabeth Vonarburg dans le champ de la SF
Notre nouvelliste n'a pas, pour une évidente question de dates, écrit de textes à l'époque de ce que certains nomment l'“âge d'or” de la SF étasunienne. De plus, en 1940-50, une génération nouvelle a pris le relais. Des auteurs comme Ray Bradbury, Theodore Sturgeon ou Robert Sheckley dans des registres différents, ont alors publié leurs textes en recueils, dégageant ainsi une ébauche d'univers cohérent.
Ces auteurs ont aussi porté une attention plus grande à l'esthétique de la narration, contribuant à donner une forme proprement littéraire à ces matériaux [5]. C'est dans le cadre de cette nouvelle optique, que l'on peut situer les textes d'Élisabeth Vonarburg. Elle utilise l'imaginaire de la SF, mais pour y trouver sa voie — avouant la difficulté qu'elle rencontrerait de s'exprimer en dehors de cet imaginaire [6].
Elle se situe explicitement dans le champ du genre de la science-fiction, en voici quelques exemples :
Dans le recueil l'Œil de la nuit, la nouvelle éponyme nous présente des extraterrestres, des mutants, des machines, des rapports entre des hommes et des non-humains. "le Pont du froid" et "le Nœud" nous mettent en contact avec une sorte de Centre, d'où partent vers des mondes à rencontrer, des “Voyageurs” qui ne sont pas assurés de revenir, s'ils ne peuvent, dans les univers où ils abordent, construire ou faire construire un nouveau “pont” [7]. Un autre thème classique est abordé avec "Éon", celui de l'arche stellaire qui emporte pour des générations infinies un astronef vers des planètes hors du système solaire, mais qui compte tenu des distances et de la vitesse limitée des vaisseaux, dure si longtemps que la mémoire du but finit par disparaître, et que le Vaisseau — curieusement “organique” — prend les commandes de l'ordinateur pour des projets qui échappent à la programmation de celui-ci. Il s'agit d'une variante originale de ce qui avait été traité dans des romans de Van Vogt comme la Maison éternelle ou dans 2001, l'odyssée de l'espace de Clarke. Dans Janus, la nouvelle éponyme met en scène la création artistique dans un futur non situé, présentant des querelles d'école artistiques et philosophiques à propos de statues que l'on peut créer par manipulations de type biologique. Une thématique de même type, sous un angle différent sera explorée dans "Oneiros" qui fait partie du recueil la Maison au bord de la mer. "Thalassa" dans Janus nous présente et développe un thème classique, celui de la précognition, en articulant, comme pour "l'Œil de la nuit", la précognition et les rêves. On le voit, rien d'absolument nouveau dans cette thématique, l'originalité se situe ailleurs. Dans le traitement de thèmes marginaux du domaine, ainsi que dans le traitement poétique du matériau.
Une originalité de notre nouvelliste : les thèmes marginaux
Si nombre des thèmes exploités sont classiques, certains sont marginaux chez les auteurs antérieurs de SF.
Ces thèmes, Élisabeth Vonarburg les déploie avec talent. Ainsi l'imaginaire portant sur les arts du futur, et qui est traité dans "Janus" et dont un écho persiste avec "La maison au bord de la mer", dans le recueil éponyme. Ce thème, comme celui de l'artiste du futur, outre dans cette nouvelle, est magnifiquement présenté dans "l'Oiseau de cendres" in Janus, où l'un de ces artistes, à qui un handicap barre les chemins de la création, y accède cependant de façon absolue, lors d'une sorte de pèlerinage accompli par les rituels d'une cérémonie chez des extraterrestres “primitifs”. Le rêve individuel de l'artiste et le rêve collectif du mythe de ce peuple se confondent alors. À moins que l'artiste, confondant la création et la vie trouve dans cette mort un dernier partage avec les membres du peuple “primitif”, trouvant là un sens à ce qui autrement d'aurait été qu'une fin de vie. Plus curieux encore, "la Carte du tendre" in Ailleurs et au Japon, où nous assistons au “démontage” artistique d'un corps, par un esthète qui se conduit envers son objet comme un toréador devant un taureau, avant de se retrouver avec lui dans un échange de peaux qui aboutit à une sorte de fusion retrouvée, et des “retrouvailles” d'amants. Ce ballet des amours et des arts dérivés de la technologie se retrouve dans la machine à rêves dirigés d'"Oneiros" dans la Maison au bord de la mer
Deux récits enfin "Dans la fosse" et "Bande Ohne Ende" repris dans ce même recueil, mettent en scène un autre thème marginal, celui des métamorphes, race singulière de mutants, qui peuvent à volonté changer de forme comme de sexe, et dont les crises de folie — liées peut-être à cette incertitude d'identité sexuelle — sont redoutables car ils/elles sont quasiment indestructibles. Ce thème est abordé sous un autre angle — qui touche au problème de la reproduction “humaine” — dans "les Dents du dragon" in la Maison au bord de la mer.
Autre thème, plus philosophique, dans "Cogito", publié aussi dans Ailleurs et au Japon. Il s'agit de l'articulation entre le développement du moi, de la conscience et les sensations. Dans une société où l'on peut, par des greffes de prothèses, augmenter et contrôler/déformer/inventer le spectre de la vision, ainsi que des autres sens, que devient une conscience si l'on se prive de ces artefacts pour se retrouver à l'état de nature ? Le koan zen qui termine le récit est une belle ébauche de réponse.
Mais la véritable originalité de notre nouvelliste ne se situe pas tant dans l'invention de thèmes, ou dans l'exploitation de figures marginales du domaine de la SF. Sa touche personnelle consiste dans l'élaboration, par divers procédés, de ce que l'on pourrait nommer un mythe personnel. Celui-ci se nourrit du recyclage poétique des signifiants du champ de la SF, et passe par un regard neuf porté sur ces objets, regard qui est souvent celui d'une héroïne ou d'une narratrice.
Un regard neuf et une narration complexe
Les univers de la SF antérieure, promouvaient des valeurs qui s'appuyaient sur les prouesses techniques comme moteurs d'une domination, psychologie très proche des “idéaux de la virilité”. Cette “domination des plus forts” était présentée dès lors comme “naturelle”, et justifiait aux yeux des héros les conquêtes et les colonisations au nom de ces valeurs, qui étaient (et sont) celles de la middle class étasunienne. La narration, appuyée sur l'autorité d'une parole qui s'exprimait dans le cadre d'une troisième personne, comme une voix off, ne remettait pas en doute ces valeurs, et comme dans les contes merveilleux, tout semblait vraiment transparent. L'idéologie étasunienne se présentait sous l'apparence du naturel, de “l'allant de soi”.
Élisabeth Vonarburg rompt de façon critique — en tant que femme ? — avec cette arrogance qui allait avec, ce qui va de soi, une voix monologique, un discours monolithique. Dans ses récits courts, comme dans ses romans — par exemple dans les Voyageurs malgré eux — le point de vue n'est jamais donné définitivement. On passe d'une focalisation zéro à une focalisation interne, on passe aussi — ce qui est plus troublant — d'un récit de rêve à une narration ou à une description sans que la rêveuse elle-même ait la certitude d'avoir vécu ou rêvé, dans un univers ou un autre.
Cette prise en compte par notre nouvelliste du caractère non objectif de toute réalité, et encore plus de toute vérité, la conduit à privilégier des types de narration complexes, et à faire participer le lecteur au décryptage des représentations, idéologiques au sens large, proposées par le texte.
Lorsque ses récits commencent, le lecteur est perdu. il découvre ensuite des histoires “possibles” par bribes, et dans les interstices d'images et d'informations qui semblent ne pas lui être destinées. Il se trouve comme devant une sorte de puzzle dont les pièces arrivent dans le désordre, et qu'il met difficilement en place. Jusqu'au moment où cette mise en place aboutie crée un équivalent de ce sense of wonder caractéristique de la SF.
Dans "Éon", sur l'arche stellaire, ce n'est que peu à peu, et par recoupements, que les personnages découvrent le problème de la sexuation, de quel sexe ils sont, qui ils sont et où ils sont. Ils arrivent peu à peu à interpréter autrement que comme des dysfonctionnements les nouveaux filtres de triage de l'ordinateur. En effet, jusqu'alors l'ordinateur qui triait les chromosomes depuis des générations et ne créait que des mâles, par clonage. Mais — ce qui est sans doute dû à la prise de pouvoir du Vaisseau — ce programme est modifié. Les mâles, au bout de tant de générations sans avoir vu de femme, n'ont pas été programmés pour reconnaître une fille autrement que comme un “garçon manqué”, c'est-à-dire avec des protubérances pectorales et une absence de pénis. Ils les voient comme des monstres. Et le lecteur, comme les personnages principaux (ou légèrement avant eux) ne saisit qu'à la fin la réalité du problème posé. Le personnage principal (Hilsh au nom programmatique) ne le décode que peu à peu à partir d'une interrogation sur les pronoms masculins/féminins, où LE Vaisseau de vient LA Nef.
Dans "les Yeux ouverts" in Ailleurs et au Japon le lecteur croit d'emblée qu'il est en contact avec des humains. Tout est mis en œuvre pour cela : fratrie, épreuves, religions etc. Ce n'est que par la suite que nous nous comprenons qu'il s'agit d'êtres autres, ressemblant à des animaux, et que les humains ont confiné dans un champ de forces. Ils servent de sujets d'expérience pour les Terriens. Lesquels ignorent tout de la vie sociale et “humaine” de ces “animaux”, car ils ne sont intéressés que par un aspect “exploitable” de leur comportement.
C'est par cette structure narrative, récurrente, que notre nouvelliste permet au lecteur d'aborder de manière précautionneuse la réalité de ce que le récit lui présente d'abord. Dans "Thalassa" comme dans "l'Œil de la nuit", ou dans "les Yeux ouverts", il s'agit d'un double foyer narratif, avec selon les cas, alternance ou contrepoint. Nous avons deux intrigues linéaires, deux points de vue hétérogènes. Parfois elles convergent vers une rencontre dont les modalités peuvent être différentes, ou bien elles demeurent étrangères l'un à l'autre — ou au moins en suspens. Dans "Thalassa" et "l'Œil de la nuit" il s'agit de Rêveurs. Mais dans "l'Œil de la nuit" la rencontre est possible entre ce qui est rêvé/anticipé et ce qui se réalise. Par contre dans "Thalassa" — qui est une sorte de matrice de la pentalogie Tyranaël — ce qui est rêvé par une indigène de la planète que les colons terriens rebaptiseront Virginia ne sera pas rencontré par les colons. Ceux-ci débarqueront sur la planète vidée de ses habitants, mais ils ne maîtriseront pas la singularité de cette “mer” qui n'a de mer que le nom. Elle permet à certains — en fait à tous les habitants de Tyranaël — d'aller se réfugier “de l'autre côté”, côté qui est peut-être un temps différent ou autre. Les Terriens de "Thalassa" eux, sont montrés encore sur Terre, mais par le regard d'un petit garçon, lui aussi rêveur mais terrien, on le voit avec ses parents en attente du départ vers les étoiles. Les visions des deux rêveurs se croisent, mais les rêveurs des deux mondes ne se rencontreront jamais. Cette technique du “double foyer” n'est-elle qu'une astuce ou renvoie-t-elle à la création d'une visée personnelle ?
Un point de vue singulier
Tout choix technique suppose une philosophie, en littérature comme ailleurs. Si l'on se reporte choix des thèmes, comme à leur traitement on saisit bien la singularité de l'approche que propose Élisabeth Vonarburg de l'imaginaire SF. Mais en quoi cette originalité formelle nous signale-t-elle une vision particulière, une conception du monde, un “mythe personnel” ?
Pour répondre à cette question, il faut d'abord, sans aller jusqu'à l'éliminer, relativiser au maximum ce qui semble le plus évident, à savoir l'aspect purement biographique. Notre auteure, on l'a dit est allée, depuis la France, de “l'autre côté” de la mer. Elle s'est envolée pour vivre quelque chose qu'elle avait rêvé, une autre vie, sur un autre continent. Et d'enseignante programmée, elle est devenue rêveuse, c'est-à-dire écrivaine. Délaissant les rives des textes réalistes, elle a été explorer une face mal connue de la réalité, à savoir l'imaginaire. Ainsi ses textes seraient une sorte de mise en scène de ces vécus, réels et fantasmés. Voilà à quoi aboutirait une lecture de type Sainte Beuve.
Je préférerais envisager ces textes sous un autre aspect, en m'interrogeant sur la récurrence de certains signifiants comme les métamorphes, les rêveurs, les rapports à l'autre comme individu, comme peuple, comme culture. Il faudra regarder de près certains détails : ils finissent pas créer un ensemble cohérent, qui montre qu'au cœur de ces textes, enclenchant une dynamique du questionnement, se trouve la question de l'autre. Et non pas seulement sur des questions portant sur le futur, la science, sur la technique comme paysages habituels et mécanique d'une l'altérité. Ici en effet, science et technique sont de simples instruments, de simples moyens pour poser le récit dans un espace littéraire décalé par rapport au présent. C'est ce décalage qui permet au récit de dépasser les contraintes de la représentation mimétique, et permet aux fantasmes de se déployer librement — grâce à un sens de la langue qui épouse les linéaments d'une rêverie poétique. C'est en ce sens qu'elle est une écrivaine.
Un exemple de ce traitement “poétique” peut être illustré par "le Dormeur dans le cristal" issu d'Ailleurs et au Japon. Le thème est assez classique : on découvre une planète où une civilisation a vécu puis a disparu. Elle n'a laissé, comme trace, qu'un bloc de cristal dans lequel est enfermé — depuis une éternité peut-être un être — un humain d'une origine non terrienne. Le récit conte la découverte, puis la tentation exaltante pour les explorateurs d'ouvrir le cercueil de cette momie sidérale. Ce pourrait être là l'occasion de péripéties. Mais le choix de la nouvelliste est autre : ce sont des impressions de la narratrice, ses émotions devant la solitude, la nostalgie, l'amour. Le tout par un monologue intérieur, où le dormeur n'est que le point de départ d'une rêverie sur l'“œuf primordial”. Une tentative ayant presqu'éveillé le “dormeur”, qui vivait dans une stase temporelle, le colmatage est rapide, et le “dormeur” reprend son “sommeil”. Reste l'impression de la narratrice, fascinée par le fait que le dormeur avait ouvert un instant les yeux — et qu'ils étaient bleus. On imagine comment cette découverte aurait pu être traitée dans la perspective de la SF antérieure, axée sur l'action, le conflit guerrier etc. Ici nous avons une sorte de méditation nostalgique sur le temps, la mémoire et le deuil, dont le signifiant “dormeur” est le centre. Le tout instaure un rapport empathique entre le dormeur et le regard qui se pose sur lui, et où l'on ressent, comme dans tout texte littéraire la présence d'une écrivaine, et pas simplement d'un technicien du récit court. Car la science-fiction appartient au domaine vaste et complexe de la littérature, lorsque c'est la voix d'un (e) écrivain (e) que l'on y entend. On pourrait avancer des remarques de même type à propos de l'univers d' "Oneiros", proche par endroits de la poésie d'un Vermilion Sands de J.G. Ballard ou d' "Aussi lourd que le vent" de Serge Brussolo [8].
Un univers personnel ?
Si une écrivaine veut se faire entendre, c'est qu'elle a quelque chose à dire, ou du moins à montrer — car tout n'est pas dicible. C'est à cela que sert aussi la littérature, qui montre sans argumenter. Depuis Platon, on sait qu'à la limite du dire de Socrate, le récit (mythos) symbolise l'au-delà du dicible (logos). On sait aussi que le choix des thèmes traités par un écrivain n'est pas neutre.
La place centrale, comme celle du dormeur dans la nouvelle, semble être non seulement la place mais la fascination de l'autre. Quel qu'il soit. Et les nouvelles déclinent les possibilités de jouissance ou de douleur qui résultent des jeux — parfois mortels — de la rencontre avec l'autre. Avec deux extrêmes.
Dans "les Yeux ouverts", les “autres” sont utilisés, toujours par les “humains”, comme des “animaux” et, dans l'ignorance de la civilisation de ces “autres”, ils sont exploités et traités en cobayes. Cependant on trouve aussi l'“autre”, perçu par les terriens “normaux” comme “primitif” mais dont la richesse poétique et mythique se révèle au seul humain — le poète — qui va jusqu'au bout de leur rencontre, sur leur terrain. C'est ce que l'on trouve dans "l'Oiseau de cendres". Ce sont deux des aspects du rapport à l'autre sur un plan éthique/ politique.
Mais sur un plan plus intime, les textes d'Élisabeth Vonarburg présentent aussi l''autre comme énigme sans fond, comme mystère. D'abord l'autre en tant qu'incompréhensible, vu comme un monstre en tant que porteur de chromosomes différents, ce qui entraîne un recul devant les signes sexuels primaires et secondaires : ou la femme vue par les hommes du Vaisseau, dans "Éon".
Dans le même registre, les métamorphes (ou métames) ou une autre façon d'aborder le mystère de la différenciation sexuelle, caractéristique de l'autre, et de poser une interrogation. « Qui suis-je » au plan de la personne, si je n'ai pas une identité sexuelle reconnue/assumée ? Énigme de l'altérité, recherche de l'identité. Questionnement aussi sur la réalité de ce qui est humain quand il s'agit des méditations d'une “artefacte” sorte de biosculpture à qui le sculpteur, déjà présent dans "Janus", a donné une sorte de conscience de soi et que l'on trouve dans "…Suspends ton vol" in la Maison au bord de la mer.
C'est dans l'espace de ces interrogations que le thème des rêveurs et des intrigues parallèles me semble prendre sens. Si les rapports à l'autre — éthique ou intime — sont si difficiles dans la réalité du vécu, ils peuvent au moins s'imaginer sinon se résoudre dans l'espace du rêve, ou, pour une écrivaine, du texte.
C'est d'ailleurs ce qui est suggéré dans la fin de nouvelle éponyme qui clôt Ailleurs et au Japon. Ce qui me permet de laisser la parole à un personnage d'Élisabeth Vonarburg (qui écrivait ceci sous le pseudonyme de Sabine Verreault) pour conclure.
« La science de ton univers a depuis longtemps créé des êtres hybrides par le croisement de règnes que la nature semblait avoir séparés ; on a rejoint la révélation par ces chimères […] tu n'aurais plus qu'à la vivre et la décrire […] Tu aurais choisi de sublimer ainsi ton déracinement, puisque tu aurais choisi de passer ce qui te resterait de vie à la poursuite de cette chimère : tu écrirais ».
Je remercie Élisabeth Vonarburg d'avoir répondu à mes questions, ce qui m'a permis de rectifier ou de nuancer certaines remarques. Écrire sur des écrivain(e)s vivant(e)s est passionnant : ils/elles peuvent collaborer à l'élaboration, par les lecteurs, du sens possible de leur œuvre.
Notes
[1] Il s'agit de la pentalogie de Tyranaël. Québec: Alire, 1995-1997.
[2] Élisabeth Vonarburg l'Œil de la nuit. Montréal : Le Préambule, 1980 (les récits qui composent ce recueil sont antérieurs, puisque la nouvelle éponyme du titre a reçu le prix Dagon en 1978). Janus. Paris: Denoël, 1984. Contient des récits publiés antérieurement.
Ailleurs et au japon. Montréal : Québec/Amérique, 1991.
La maison au bord de la mer. Québec: Alire, 2000 (Ce recueil, le plus récent et donc le plus accessible, reprend fort heureusement "Bande Ohne Ende", "Dans la Fosse" et "Janus")
Entre temps, en 1981, le roman Le silence de la cité avait été publié chez Denoël. Deux autres romans voyaient ensuite le jour : Chroniques du pays des mères. (Montréal : Québec/Amérique, 1992) et Les voyageurs malgré eux (Montréal : Québec/Amérique, 1994). Chaque publication obtenant un ou plusieurs prix et même le Prix spécial du jury au Philip K. Dick Award 1993, pour la traduction aux USA de Chroniques du pays des mères.
[3] Hélène Tuzet : Cosmos et imagination. Paris : Corti, 1965, p.10-11.
Guy Lardreau : Fictions philosophiques et Science-Fiction. Arles : Actes Sud, 1988.
[4] Roger Bozzetto : L'obscur objet d'un savoir — Fantastique et Science-Fiction : deux littératures de l'imaginaire. Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence, 1992. En particulier, p.93-110.
[5] Par exemple Ray Bradbury : Chronique martiennes. Paris : Denoël, 1954.
[6] Elle a publié, depuis 1994, un recueil de poèmes et des nouvelles “hors genre”.
[7] Ces nouvelles du "cycle du Pont" seront reprises et modifiées pour entrer dans l'élaboration de l'univers de Les Voyageurs malgré eux.
[8] J.G. Ballard : Vermilion Sands. Paris : Opta, 1975.
Serge Brussolo : "Aussi lourd que le vent" in Aussi lourd que le vent. Paris : Denoël, 1981.
Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.