Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction
La Science-Fiction explore les territoires de la création
Les clones dans les mondes “imaginaires” de la Science-Fiction
Première publication : Biofuturs, nº 213, juillet-août 2001, p. 37-39
Le clonage [1], est une branche des manipulations génétiques modernes. Cette technique a cependant fait son entrée en littérature par un biais ancien et très inattendu, à savoir dans un épisode de la Genèse. Il s'agit d'un cas assez curieux qui mêle d'ailleurs le clonage et la manipulation de chromosomes. À partir d'un élément prélevé sur un individu, un expérimentateur, qui pourrait recréer un simple clone, remplace la paire XY de l'échantillon chromosomique par une XX. Il obtient ainsi un individu quasi semblable mais de sexe différent. On aura reconnu le prélèvement d'une côte sur Adam, après anesthésie, et la création d'Ève [2].
La science moderne sera bientôt capable de tels exploits, mais la SF dans ses spéculations en avait anticipé certaines modalités devenues inopérantes. En voici deux. Mary Shelley, en 1818, publie Frankenstein ou le nouveau Promethée. Certes il ne s'agit pas d'un clonage. C'est plutôt une tentative, réussie, de rendre la vie à un patchwork de morceaux de cadavres, reconstitué en forme humaine, bien qu'utilisant aussi des déchets animaliers. Le lien avec la Genèse est encore présent, car la créature sans nom du docteur Frankenstein lui avoue « Je voulais être ton Adam ». Cet aspect “blasphématoire”, où l'on voit un savant se présenter à l'égal d'un dieu, se retrouvera chez H.G. Wells dans les autres manipulations mi-chirurgicales mi-hypnotiques qui créent les “humanimaux” de l'Île du Docteur Moreau. (1895). Il ne s'agit pas, là non plus, de clonage. En revanche, on notera que l'utilisation de cadavres pour des clonages sera utilisée en SF, par exemple dans la Guerre éternelle (1976) de Joe Haldeman. Les soldats morts au combat, dont il demeure quelques débris, y sont remodelés en soldats à partir de leurs cellules restantes et rendus illico à la vie combattante.
De l'utilité des clones
L'utilisation du clonage en tant que tel est donc récente, et elle entre en relation avec d'autres thèmes, qui permettent d'interroger la notion d'identité personnelle, les problèmes sociétaux liés à la production industrielle de clones, les transformations ou mutations nécessaires pour adapter les humains aux différents écosystèmes planétaires à explorer et à coloniser.
Au plan des problèmes sociaux et politiques, on peut considérer que c'est avec le Meilleur des mondes qu'Aldous Huxley en donne, en 1932 — la date n'est pas innocente — un bon exemple. La réalité biologique du clonage y est posée en tant que telle comme résolue, les croyances de l'époque la rendaient d'ailleurs vraisemblable sinon possible. De plus la mise en scène des laboratoires d'un futur mal défini (632 Après-Ford) et des incubateurs avec leurs laborantines et leurs éprouvettes provoquaient de curieux “effets de réel”.
Le roman d'Huxley combine et conjoint plusieurs idées force de l'époque. Il illustre la peur des intellectuels de n'avoir plus de rôle à jouer dans la société, car ils pensent se trouver devant deux types de totalitarisme qui, quelque part, se rejoignent — sinon sur les moyens, au moins sur la fin : abolir la personnalité originale de chacun. D'une part le totalitarisme politique venu de l'URSS, s'appuie sur la dictature d'une classe, et les intellectuels craignent de voir se créer une société sur le modèle de la fourmilière. D'autre part, celui, plus soft de la société “libérale” étasunienne, qui s'appuierait sur les “pilules du Bonheur” de type “soma” pour faire accepter à tous dans le cadre d'un “bonheur insoutenable”, un modèle social fondé sur des castes biologiquement dessinées. Ces castes sont rendues ici possibles par le remplacement des formes habituelles de procréation, qui impliquent une intimité, de l'amour et un cadre familial. Les enfants seraient désormais conçus et fabriqués dans des laboratoires, leur individualité serait prédestinée par une orientation génétique et leur éducation adaptée aux besoins d'une société conçue sur le modèle des insectes sociaux. Les “individus” alors font simplement partie de séries, dont ils sont les représentants interchangeables. On peut voir dans ce texte à l'œuvre les résultats d'un clonage industriellement conçu à des fins d'ordre social garanti.
La volonté de transformer la société humaine en une “plus parfaite”, sur le modèle des sociétés d'insectes, se retrouve dans le roman de Frank Herbert la Ruche d'Hellstrom (1973) Mais les transformations de l'humain n'y font pas intervenir le clonage, elles s'appuient sur des mutations dirigées.
Certains auteurs de SF ont brodé sur cette idée du clonage industriel afin de composer des armées obéissant sans états d'âme. Ira Levin, par exemple, dans Ces garçons qui venaient du Brésil (1976) met en scène des armées de clones d'Hitler issus des laboratoires d'anciens nazis. Avec John Boyd nous abordons un autre aspect, dans la Ferme aux organes (1970), où l'on utilise des clones d'humains pour fournir des “pièces détachées”. On en trouve un autre exemple hallucinant avec "la Planète Shayol" (1965) de Cordwainer Smith où la production des organes à prélever est associée à une punition des corps vivants.
Comme on l'a vu avec la Genèse, le clonage peut se combiner à d'autres types d'intervention, afin d'obtenir des mutations de tout ordre à partir de l'humain “de base” — ou de tout autre animal. C'est ainsi que la SF a pu employer, afin de pouvoir coloniser des mondes, soit la "terraformation" c'est-à-dire la modification de la planète pour que des humains y vivent normalement en Terriens, soit la mutation dirigée de Terriens afin de les adapter à des environnements différents. On le voit dans "Jupiter et les Centaures" (1957) de Poul Anderson, où les Terriens sont métamorphosés de façon à résister aux conditions de vie sur la planète géante.
Les clones et les problèmes qu'ils proposent d'aborder
Cependant les aspects les plus intéressants soulevés en SF par la thématique du clonage sont les problèmes qui touchent à l'identité et à l'originalité. On a vu comment Huxley posait le problème au plan sociologique, en en situant l'advenue possible dans un avenir lointain. Il se pose aujourd'hui de façon plus pressante devant les avancées techniques. La réflexion philosophique et donc intemporelle sur le sujet, qui remonte au moins aux Grecs, est rattrapée par l'actualité. Au point que, laissant la philosophie tourner en rond, ce sont les inventions de la SF qui abordent de façon “concrète” le problème. Avec l'histoire du navire Argo, dont les argonautes remplacèrent chaque planche et chaque voile, la question qui se posait était celle-ci : puisqu'on avait tout changé, était-il toujours le même navire Argo ? Pour un vaisseau, la question du nom demeure ludique, bien que pertinente, mais pour un humain ? Est-il toujours lui-même, s'il ne demeure de lui que le cerveau, comme on le voit dans le Cerveau du nabab de Kurt Siodmak (1942) ? Et, par corollaire, jusqu'à quel point peut-on réduire un humain ? Jusqu'à un amas de gènes dans une éprouvette, ou codés sur un support électronique ?
C'est à un questionnement de ce genre que Greg Egan répond à sa manière dans la Cité des permutants. (1994)
On trouve dans ce roman une utilisation différente du clonage, qui anticipe sur ce que l'on trouve aujourd'hui dans l'univers des médias. Les créateurs d'images sur le Web ont en effet imaginé des “clones”, pour animer les réponses éventuelles qu'ils donnent, et les images qu'ils commentent. Ainsi lors de la course du Vendée Globe, l'un des skippers a donné lieu à la création d'une image animée de lui-même pour permettre aux internautes de suivre la course. Certes, il s'agit d'un clonage électronique, non biologique, mais le problème est le même. Egan avait anticipé dès 1994 ce type de création.
Dans un futur proche, en 2045-2050, quelques nababs qui ont perdu leur corps trouvent un moyen de survivre par le moyen de copies informatiques de leur esprit au sens large. Ils sont des clones électroniques d'eux mêmes — ils se font numériser. Ils vivent dans des copies/simulations de l'univers, aussi bien dans leur intimité que dans la vie sociale. Les copies se rencontrent et discutent éventuellement d'affaire, comme le montre le chapitre 2 du roman. La Cité des Permutants commence par l'éveil, apparemment normal d'un personnage qui, peu à peu, prend conscience que rien ne le distingue d'un autre copie. Il se met en quête de son original, afin de sortir de son état. Celui-ci lui a laissé un message lors de sa numérisation, « à lire en cas d'urgence », où il le condamne à demeurer tel. Ce qui s'explique car l'original est vivant et conduit des recherches sur la numérisation et la possibilité de créer des copies immortelles. On trouve donc une lettre adressée par Paul à Paul, une lettre qui est écrite à la première personne et s'adresse à une copie de lui même qu'il tutoie. Le Paul lecteur s'exprime ainsi « Comment ai-je pu être aussi insensible ». Qui est le "Je" qui parle alors ? Qui est celui qui traite l'autre "moi" de “salaud” ? Que s'est-il passé sinon que du temps a passé ? Et que chaque moment passé, vécu par l'original, l'éloigne de la copie, qui n'est pas évolutive, bien qu'intelligente. Tous deux se retrouvent quand même, chacun dans son espace, prêts à collaborer, sur un pied d'égalité, bien que des sujets de confrontation demeurent, qui prennent place dans de curieux dialogues. On assiste dans ce roman à une curieuse hybridation entre l'univers de la biologie et un cybermonde. Et d'ailleurs le roman explique de façon très vraisemblable les conditions de l'invention des copies numérisées. Elles seraient nées lors de la conception de corps virtuels, inventés afin de tester des médicaments et voir comment ils réagiraient sur des organes dont on avait programmé le fonctionnement. De là à fabriquer des logiciels physiologiques et à tenter des copies d'individus, en fonction de la capacité des instruments inventés, un premier pas est présenté comme franchi.
Un problème concernant les clones est cependant posé ici comme résolu : la copie électronique, la numérisation, enregistre la mémoire, le contenu émotionnel et intellectuel de l'original. En revanche, un clonage biologique n'a pas pour résultat de recréer un adulte, mais un embryon, qui deviendra un enfant, avec certes le même patrimoine génétique que l'original, mais avec l'esprit vierge. Et l'on se souvient, par exemple, que la créature de Frankenstein, de taille adulte mais avec un cerveau de bébé, abandonnée par son créateur, avait dû refaire à sa manière tout le chemin qui avait conduit les hommes d'avant la découverte du feu jusqu'à la lecture des philosophes du XVIIIe siècle. Mary Shelley, pour les besoins du récit, lui avait fait franchir les étapes en un temps record, ce qui n'est pas forcément le cas pour les clones biologiques “normaux”. On peut aussi se poser la même question devant le clone de Ripley dans Alien 4 : la résurrection (1997). On nous fait visiter la salle où divers clones possibles de Ripley sont en maturation, mais rien ne nous est dit à propos de la mémoire qu'elle semble avoir récupérée en même temps que son nouveau corps.
Un univers de clones ?
On assiste, en SF, à l'emploi métaphorique du mot clone, associé à "double", à "copies" — dont on a vu un exemple avec le roman de Greg Egan. Et cela permet à la SF d'explorer les conséquences éventuelles, non pas seulement des doubles de personnages, mais de celle du contexte. C'est Philip K. Dick qui le premier, sans doute de façon systématique, a été obsédé par ce problème qui touche à la fois à l'identité et à la réalité.
L'identité individuelle comme leurre est abordée de façon magistrale dans "le Père truqué" (1954) et dans "la Fourmi électronique". Son utilisation politique — à savoir que les politiciens sont de simples masques, comme des marionnettes et manipulés par des “joueurs” se retrouve dans de nombreuses nouvelles ainsi que dans son roman Simulacres (1964). Quant au questionnement sur la “réalité de la réalité” et non sur ses duplicata, il est arpenté dans de nombreuses nouvelles, Dans "le Retour des explorateurs" (1959), par exemple, les objets humains sont remplacés par des copies voraces qui avalent les Terriens, et dans Ubik (1969), on ignore dans quelles strates de la réalité se trouvent les personnages.
Cette interrogation sur la réalité et les limites de la représentation que l'on peut en avoir rejoignent les questions que l'on peut se poser sur la distinction impossible de l'original et de sa copie, du clonant et du cloné, de la réalité et du virtuel. Puisque les avancées technologiques sont capables de créer des environnements virtuels, parfaits clones des originaux, comment distinguerons-nous les uns des autres ?
J.G. Ballard, dans la préface de Crash (1973) avançait l'idée que nous vivions dans des “paysages technologiques”, concrétisations de nos rêves. Il pensait alors que ces paysages technologiques se distinguaient ainsi des paysages naturels. Ce qu'il n'avait pas imaginé, c'est que les techniques feraient doublonner ces paysages, aussi bien les naturels que les technologiques, et que nous serions de plus en plus dans la quasi impossibilité de savoir où nous sommes, et si nous parlons à des humains “originaux” ou à leurs clones — électroniques et/ou biologiques.
Bibliographie en éditions françaises des textes cités
James Ballard : Crash. Calmann-Lévy, 1974.
John Boyd : la Ferme aux organes. Denoël, 1972.
Philip K Dick : "la Fourmi électronique" in Histoires d'automates. Livre de Poche. "le Père truqué" in Le livre d'or de la SF. Presses Pocket, 1979. "le Retour des explorateurs" in Fiction nº 137, 1965
Philip K Dick : Simulacres. Calmann-Lévy, 1975.
Philip K Dick : Ubik. J'ai lu, 1976.
Greg Egan : la Cité des permutants. Robert Laffont, 1994.
Joe Haldeman : la Guerre éternelle. J'ai lu, 1975.
Frank Herbert : la Ruche d'Hellstrom. J'ai lu, 1974
Aldous Huxley : le Meilleur des mondes. Livre de poche.
Ira Levin : Ces garçons qui venaient du Brésil. J'ai Lu, 1977.
Clifford D. Simak : "Bonne nuit Mr. James" in Tous les pièges de la Terre. Denoël, 1963.
Kurt Siodmak : le Cerveau du nabab. Livre de poche.
Cordwainer Smith : "la Planète Shayol" in Histoires galactiques. Livre de poche, 1974.
Bruce Sterling : le Gamin artificiel. Denoël, 1982.
Films
Jean-Pierre Jeunet Alien 4 : la résurrection. 1997
Ridley Scott : Blade Runner (1982) d'après P.K. Dick : Do androids dream of electric sheep?. 1968.
Notes
[1] Reproduction d'un individu, végétal ou animal, à partir d'une de ses cellules. Technique permettant d'obtenir un ensemble de cellules à partir d'une seule. D'après Le Grand Robert électronique.
[2] Le hasard fait que dans le journal Libération du 12 avril 2001, p. 19, on annonce "Naissance de clones transgéniques" : « Après les animaux clonés et les bêtes transgéniques, place à la combinaison des deux… cinq porcelets nés par clonage de cellules génétiquement modifiées ». Ève n'est plus la seule.
Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.