La petite chronique de nuit de Philippe Curval
Galaxie 127, décembre 1974
Mothers of invention : Volume 1
Anthologie composée par Jacques Sadoul : les Meilleurs récits d'Amazing Stories
Robert Merle : les Hommes protégés
Kurt Steiner : les Pourvoyeurs
Je viens une fois de plus d'achever l'écoute du premier album des Mothers of invention, la face B seulement, celle que je ne me lasse pas d'entendre, où sont gravés "Help i'm a rock" et "The return of the son of monster maguet". Frank Zappa est à la pop musique ce que Sheckley est à la Science-Fiction : même prodigieux sens de la dérision, même imagination surnaturelle. Il plane au pays du rêve et de l'absurde. Cela change de ces détestables savonnettes pop, du genre “Voyages vers Mars la lointaine” ou “Divin autre côté de la Lune”. Après quelques accords de musique électronique au début du premier sillon, les ringards qui veulent profiter du succès de la SF pour vendre leurs disques y moulinent du deux-temps du plus détestable effet et de la plus méprisable platitude.
Ce prologue pour en arriver au but de cette Petite chronique de nuit, vous parler, entre autres, des Meilleurs récits d'Amazing stories de la période 1926/1932, choisis par Jacques Sadoul. Je dois dire qu'avant d'en entamer la lecture, j'avais besoin d'un coup de Zappa. Je n'aime pas tellement l'époque de la naissance de la SF : je déteste Gernsback pour en avoir fait un genre littéraire particulier. Avant lui, en France comme aux U.S.A., les lecteurs de tous bords se régalaient d'expéditions sur Vénus ou de rencontres avec l'homme invisible, comme monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Et si le maudit Gernsback n'avait pas créé ce mot d'une ridicule trivialité, ce quasi-pléonasme de “Science-Fiction”, peut-être aurions-nous continué à suivre les pistes de l'imaginaire à travers la production courante, plutôt que de tendre bêtement la sébile vers des collections spécialisées.
Donc, je humais la couverture style rétro du dernier bouquin de SF paru chez J'ai lu avec très peu de concupiscence. Surtout que je venais de relire la Loterie solaire d'un Philip K. Dick en pleine forme, au temps où il se prenait pour van Vogt, ce qui lui a encore mieux réussi depuis qu'il se prend pour Philip K. Dick, et qu'après un si bel entremets, il me tardait peu de goûter à ce plat de résistance qui me paraissait si piteux.
Je dois l'avouer, j'avais tort : parmi les pionniers qui explorent l'impossible, il y avait de sacrés rêveurs. Des rêveurs scientifiques, bien entendu, car, à cette époque, il y avait des règles précises à respecter — encore un coup de Gernsback — il fallait aimer l'Amérique et promouvoir la science comme espoir suprême de l'humanité. Mais ils avaient du punch, de l'imagination et surtout l'innocence et la fragilité de ceux qui font leurs premiers pas dans la vie ; car les braves d'alors, les Peyton-Wertenbacker, les Francis Flagg et les R.F. Starzl ne se piquaient pas de psychologie et attaquaient le merveilleux scientifique à coups de pioche. Certains de ces écrivains n'avaient pas la prétention de faire de la littérature — ils se contentaient de noter hâtivement leurs premières impressions de voyage — d'autres, à l'œuvre plus achevée, s'érigeaient en célébrités de la préhistoire.
Abraham Merritt d'abord, qui figure ici avec un récit intitulé "les Êtres de l'abîme". Je me souviens du temps lointain où j'attendais douloureusement la parution du nouveau "Rayon Fantastique" qui se faisait toujours attendre, le rythme des sorties s'étalant entre quinze jours et six mois. À cette époque, les grands anciens, Jacques Bergier, Stephen Spriel, Georges H. Gallet, faisaient figure d'augures ; ils avaient lu les grands récits mythiques et prononçaient leurs oracles dès qu'un livre était programmé. Bergier mâchonnait, avec son accent sorti tout droit du gouffre de la lune : « Vous allez voir ce que vous allez voir », à propos du même gouffre qui parut en France vers le milieu de 1957. La déception fut grande. Tout ce que Lovecraft avait su imaginer à partir des créatures mystérieuses qui avaient précédé la venue de l'homme s'étalait platement sous les yeux. On ne peut dénier au récit paru en J'ai lu un certain lyrisme hâtif, un sens de la démesure. Mais, contrairement à celui de Lovecraft, le ton de Merritt n'est pas envoûtant, on ne parvient pas à le suivre à travers les arcanes de ces “abysses infinis” qui s'ouvrent au pied de la Montagne de la Main. Chez Merritt, les fantasmes ne passent pas par le filtre magique de l'écriture. Néanmoins, plus que dans ses romans, où l'on se lasse vite d'interminables et mirobolantes descriptions, cette nouvelle peut donner l'illusion qu'il s'agit bien d'un écrivain visionnaire et méconnu.
G. Peyton-Wertenbacker a écrit le premier récit publié par une revue de Science-Fiction, "l'Arrivée des glaces". Sur le thème du dernier homme sur la Terre, dont le merveilleux Fredric Brown a su faire un chef-d'œuvre, le fabuleux Wertenbacker a écrit une nouvelle nostalgique et qui tranche, par son écriture relativement achevée et sa délicate amertume, sur le reste de l'anthologie. Il est probable qu'il fut influencé par Wells et surtout par la vision que ce dernier donne de la fin de l'humanité dans la Machine à explorer le temps. Le héros, devenu immortel au prix d'une opération qui le prive d'une fonction importante, va traverser les siècles au sein d'un isolement physique et moral éprouvant. À cette occasion, il évoque un certain nombre des grands thèmes relatifs à l'immortalité. Décidément, ce Peyton-Wertenbacker avait du talent ; dommage qu'il se soit rapidement arrêté d'écrire.
Nous passons ensuite à "la Guerre du lierre", de David H. Keller, que Régis Messac avait déjà traduit et publié en 1934. Notons que le Désert des spectres du même Keller fut publié en 1954 dans les premiers volumes de la collection "Angoisse". Ce qui fait inexplicablement de cet écrivain un auteur chronologiquement privilégié. Je dis inexplicablement car ce Keller est d'une moralité douteuse, raciste, traditionaliste, réactionnaire, il distille un humanisme puant. À part cela, la nouvelle de ce recueil est bonne, surtout si on sait la lire en se replaçant à l'époque où elle est parue. Mais je ne doute pas qu'un bon lecteur de SF sache couramment réaliser cette performance, car voyager dans le temps en imagination s'induit facilement à partir de certaines œuvres clé comme À rebrousse-temps de Dick ou le Voyageur imprudent de Barjavel. Le mode d'emploi y est implicitement formulé. Son méchant lierre a une bonne tête, il est plausible, et son invasion de la Pennsylvanie s'opère de façon passionnante : un peu à la manière de ces récits de Conan Doyle, le Ciel empoisonné ou le Monde perdu, en utilisant une bonne dose de dialogues pour donner de la crédibilité au récit. Et puis, l'invasion de la Terre par des végétaux est un beau thème. Trop peu employé, il rassure les écologistes et contente les adversaires de la pollution.
Avec "les Cités d'Ardathia" de Francis Flagg, nous abordons réellement la Science-Fiction spécifique de l'époque visée par cette anthologie : celle qui ressortit directement de la littérature populaire et obéit aux grands principes manichéens du tout bon et du tout mauvais. Les héros n'ont aucune consistance particulière, ils ne servent que de prétextes à broder des aventures autour d'un thème. Directement issus du XIXe siècle, ces récits posent en principe que la machine est dangereuse et que l'homme ferait bien de s'en méfier. Ce n'est pas nouveau, nous connaissons un certain nombre de passéistes de tout poil qui ressassent la même rengaine. Pour ma part, je ne crois pas au bonheur absolu par l'intermédiaire des biens de consommation directement issus des découvertes scientifiques importantes ; mais je n'attribue pas à ma télévision ou à ma chaîne hi-fi les mêmes pouvoirs maléfiques que leur accordent d'éternels rousseauistes.
"Les Cités d'Ardathia" ont par ailleurs un petit côté “Rétropolis” qui n'est pas fait pour déplaire. Les vieilles mécaniques sont aujourd'hui adorées par leurs plus farouches adversaires et il suffit qu'une automobile ait quelques décades pour voir s'amollir de tendresse le plus foudroyant partisan du retour à la terre. C'est dire qu'il se dégage de ce récit une mélancolie facile mais pas du tout déplaisante. Francis Flagg raconte l'histoire d'une conspiration ratée des Sous-êtres, esclaves des villes-machines, contre les Titans, dont l'existence s'écoule dans un site paradisiaque. La détestable héritière d'un Titan se fait capturer par le héros de la résistance et devient une pure jeune fille. L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais Francis Flagg a des réserves d'imagination et, en deux sauts périlleux, il transforme son histoire en un conte d'un noir pessimisme d'où il ressort que les bons sont toujours punis.
Dans cette même veine, je situerais "Armageddon 2419 après J.C.", de Philip Francis Nowlan. Il s'agit du récit qui donna lieu à la bande dessinée de Buck Rogers. Pour ma part, si j'ai pu aimer les images de cette bande en mon enfance, j'ai aujourd'hui détesté ce récit, sans doute le plus résolument guerrier et triomphaliste de toute l'anthologie. Il s'agit de la lutte organisée par les Américains du XXVe siècle contre les envahisseurs mongols. Tout cela vaut bien le capitaine Danrit, évidemment pas une once d'originalité, un décor sommaire de futur, des bribes d'individus seulement motivés par le désir d'appuyer sur les détentes de leurs armes scientifiques. Et de surcroît, ce qui est également significatif des récits de cette époque, le merveilleux petit humain du XXe siècle qui résout tous les problèmes de nos descendants. Personnellement, je préfère subir n'importe quel avatar désagréable dans ma vie plutôt que de recevoir l'aide de Néron ou d'Ignace de Loyola. Leur aptitude à résoudre mes problèmes me semble douteuse : d'ailleurs, il est probable que Néron se contenterait aujourd'hui d'incendier les poubelles et Ignace de Loyola d'interdire la pilule.
Autre récit populaire, "la Planète au double soleil", de Neil R. Jones. Voici une nouvelle de Science-Fiction que l'on pourrait comparer, toutes proportions gardées, à un primitif espagnol en peinture. Un sens du dessin très rude, aucun souci de perspective, une composition bâclée mais de la fougue, de l'invention, de la puissance. Je ne connais pas les autres histoires du professeur Jameson ; il paraît que l'auteur en publia une vingtaine. Parce que je ne fais pas partie du petit cercle des fins lettrés qui possèdent toute la collection d'Amazing, j'en jugerai par celle-là. Elle raconte aussi l'aventure d'un Terrien en vie suspendue durant quatre millions d'années et délivré de son satellite par les Zoromes. Sa séduction ne s'opère pas à travers des dialogues du genre : « — Comme c'est beau ! s'exclama le professeur Jameson. Quelle incomparable splendeur ! — En effet, reconnut 25X-987. », mais parce que Neil R. Jones a de l'imagination et qu'il possède le sens de l'humour, noir s'entend.
Un petit conte de R.F. Starzl, rédacteur en chef du Mars Globe Post dans les années trente, "le Sous-univers", se dégage de l'ensemble de l'anthologie. Deux particularités : il développe l'idée de la contraction du temps dans un monde microscopique, simultanément avec Maurice Renard dans un Homme chez les microbes ; c'est aussi la première fois peut-être qu'un auteur de SF envisage son récit sous l'angle d'une short story et le conçoit en fonction d'une chute finale. Je lève mon verre à la santé de R.F. Starzl, qui fut le précurseur de tant de nouvelles admirables parues dans le Galaxy des années cinquante.
Et, pour finir, "le Dernier homme" de Wallace West, un mini-roman de trente pages. Le dernier homme, M-l, est assis dans une cage vitrée. Il vit dans un musée et attend la visite hebdomadaire des femmes. Elles dominent la Terre et vivent comme des fourmis. Cette situation est relativement originale. Aristophane, il y a deux mille trois cent et quelques années, puis Denys de Mitylène et Louis Rustaing de Saint-Jory et tant d'autres l'ont traitée — je puise ces renseignements dans mon Versins pour faire le malin. Notre Wallace West raconte ici une très jolie histoire romantique où ce dernier homme est délivré par la dernière femme. Il y a là un ton, un allant, un humour, une sensibilité qui m'ont laissé rêveur. J'aurais bien aimé, durant le temps d'une nouvelle, avoir été Wallace West.
Et maintenant, liaison subtile, passons aux Hommes protégés de Robert Merle. Je suppose que vous avez tous lu le compte rendu de cet ouvrage dans votre journal habituel : il s'agit aussi de la domination soudaine des femmes après que les hommes ont été foudroyés en grand nombre par un type d'encéphalite qui s'attaque à leur fonction génétique même. J'adore Robert Merle, c'est un écrivain subtil, humain et plein d'imagination. Bien qu'il refuse obstinément qu'on assimile ses dernières œuvres à de la Science-Fiction, je ne lui en veux pas ; il aurait tort de se fourrer volontairement dans un ghetto. Un Animal doué de raison est probablement l'un des romans les plus achevés qu'il ait donné au genre littéraire qui nous préoccupe, par son écriture et par son art de développer le thème des relations entre humains et créatures différentes.
Mais je crains que Robert Merle, en abandonnant ses fonctions dans l'enseignement, ne soit devenu un écrivain à plein temps. Il lui faut fournir son quotient de littérature. Le talent est toujours là, l'humanisme aussi, mais la spontanéité créatrice a disparu. Le labeur se sent un peu, les retouches se devinent, il y a du maquillage dans les Hommes protégés. Oh ! bien sûr, c'est un roman qu'il faut lire, parce qu'il est passionnant de voir comment il est possible de faire un roman très classique, très plausible, avec un thème de SF. Cela explique pourquoi les lecteurs qui boudent certains chefs-d'œuvre de la production spécialisée se ruent sur celui-là à plus de deux cent mille. Il n'y a pas de doute, les dialogues sonnent juste, les situations sont vraies — à part peut être la scène grand-guignolesque avec Hilda Helsingforth —, les personnages sont “pétris d'humanité” et la lecture est passionnante. Et puis le thème débouche sur des aperçus originaux, la condition de l'homme par rapport à la femme est subtilement disséquée et l'hypothèse d'un retournement de situation donne lieu à des développements intéressants. Il y a de l'humour, de la sensibilité dans ce roman, un peu comme du poivre et du sel, l'assaisonnement est excellent. Mais, je ne sais pourquoi, il a manqué d'âme à ce grand chef et depuis je ressens comme un malaise. Heureusement, je peux toujours relire l'Île ou la Mort est mon métier.
Malgré la fatigue, je ne peux terminer cette petite chronique de nuit sans parler de la réédition chez Marabout des Pourvoyeurs de Kurt Steiner. A l'époque de la parution, vers 1957, le beau Kurt était salué par cette réflexion de Jean Cocteau : « C'est une sombre fête que de vous lire. » Déjà Ruellan perçait sous le Steiner et la Science-Fiction sous le fantastique. Il faut pénétrer dans une histoire très compliquée où se dessinent les thèmes principaux de Steiner, le temps et la mort. Le temps parce que le héros parvient à se tuer lui-même en tirant sur une femme qui le hante mais qu'il ne connaît pas. Il meurt en voulant la protéger de sa propre balle quelques années plus tard, raccourci saisissant. La mort parce que ce même héros pénètre dans son royaume, préfiguration de celui d'Ortog et les ténèbres. Il y a aussi le mythe, si obsédant dans Tunnel, de la femme aimée avec laquelle aucun échange n'est possible. Et puis, toujours chez Steiner, aucun relent de mysticisme, pas un fantôme, pas un vampire : il s'agit d'un fantastique athée.
Je crois que si l'on veut se contenter de lire un unique roman de la très rare et très épuisée collection "Angoisse", il est recommandé d'essayer avec cette première réédition des Pourvoyeurs.
Voilà, il est grilheure, les slictueux toves gisent dans l'aloinde, les dernières traces de gxluqr frémissent encore dans mon verre. N'hésitez pas à vous plaindre de ma chronique : elle est remboursée par la Sécurité sociale.