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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 128, janvier 1975

Harry Martinson : Aniara

Maurice Mourier : Godilande

Brian W. Aldiss : l'Heure de 80 minutes

Tonto's expanding head band : Zero time

Claude Veillot : Misandra

Vous l'avez tous appris, la Science-Fiction vient enfin d'obtenir son prix Nobel. Il s'agit d'un nommé Harry Martinson, poète suédois, qui l'a reçu concurremment avec un autre romancier, également suédois. Ce Martinson est l'auteur d'un long et vertigineux poème sur les lendemains de la machine et de l'homme, Aniara. Je dois vous avouer que je ne l'ai pas lu et que ma curiosité n'a pu être satisfaite à l'heure où j'écris ces lignes car l'œuvre est introuvable chez les libraires. Faites donc confiance à votre journal littéraire habituel pour vous informer (quoi, vous n'en avez pas ?), ou bien patientez, il se trouvera certainement un éditeur pour vous la proposer. Je connais par contre l'impact de cette nouvelle dans les milieux intellectuels et son incidence sur la SF : il sera nul, chacun s'empressant de détourner le sens de cette distinction, soit en prétextant qu'elle est due, malgré le sujet ingrat, à l'admirable écriture de Martinson, soit en affirmant qu'il s'agit de “politique-fiction” ou d'une anticipation de nos maux, comme on peut le lire sur la jaquette blanche et rigoureuse du Godilande récemment paru à la N.R.F. — j'y reviendrai tout à l'heure. Il est surtout dangereux de prononcer le mot de Science-Fiction, car le chiffre des ventes risque alors de baisser dans une proportion inquiétante. Nos éditeurs littéraires l'ont banni de leur vocabulaire. À moins qu'ils n'aient reçu des lettres recommandées avec accusé de réception de Jacques Sternberg leur interdisant d'imprimer ce mot. En ce sens, si j'avais fait partie de la célèbre académie suédoise, j'aurais concocté un prix plus détonnant — il est nécessaire de dynamiter les milieux culturels — et j'aurais attribué mon prix à Cordwainer Smith, pour la réédition intégrale des Seigneurs de l'Instrumentalité, au C.L.A. — je me suis laissé dire qu'il manque des nouvelles. Malheureusement, l'imagination n'est pas au pouvoir et Cordwainer Smith n'aura jamais le prix Nobel de littérature, pas plus que dix autres écrivains de SF qui le mériteraient.

Voici donc Godilande, de Maurice Mourier. Les éditions Gallimard ne nous ont pas habitués à pareil rythme de parution en Science-Fiction. Pensez donc, un Claude Ollier l'année dernière, un Robert Merle au début de cette année et déjà, pour la rentrée littéraire, un second roman. Roman de poids, presque 450 pages bien serrées. Je vous avoue que j'ai abordé cette œuvre avec un certain plaisir ; en ces temps hivernaux, rien de tel qu'un bon plat en sauce que l'on peut réchauffer chaque jour au dîner et qui, chaque jour, s'imprègne mieux des différents sucs, qui s'aromatise jusqu'à la bouchée suprême, faite de sauce coagulée, de fibres amollies et que l'on recueille sur un morceau de baguette craquante. Là, sont réunis toutes les épices, tous les fonds de viande, tous les concentrés de vin.

Je n'ai pas été déçu par la lecture de ce roman, le plus statique de l'année. Godilande ne se déguste qu'à doses filées, il s'instille en vous et ne prend réellement possession de votre esprit qu'aux toutes dernières pages.

Sur la Lune où, vers 2007, les enfants de mai 68 ont été bannis, un État s'est formé qui a pris le nom de Nouvelle-Terre. Sur la planète-mère, le Grand Occident Fédéré a définitivement largué les pays sous-développés et les a relégués sous le nom de Sauvagies, de l'autre côté d'une barrière infranchissable. Godilande, la capitale de l'Occident, est une île artificielle flottant sur des caissons de métal gonflés d'hélium ; elle appartient aux élus de l'Occident ; elle est ville des plaisirs et de la jouissance absolue. Vers 2055, un certain Boris Mélinov, descendant de banni, va aborder pour la première fois de sa vie la Terre, où il est envoyé à l'occasion de la reprise des relations diplomatiques entre Nouvelle-Terre et le Grand Occident Fédéré.

Accompagné de sa femme, Moune, il va tenir un journal de bord de son séjour à Godilande. Ce manuscrit sera retrouvé par un petit neveu, sur la Lune, au fond des ruines du palais du Congrès qu'une météorite a pulvérisé en l'an 2061.

Déjà, s'introduit cette notion de distanciation qui s'établit automatiquement dès qu'un lecteur aborde un roman présenté par son auteur comme le décryptage d'une œuvre retrouvée. Le double filtre de la mémoire, celle de l'écrivain et du déchiffreur supposé, perturbe notre “sensibilité directe”. Car l'introduction d'informations postérieures au manuscrit de Boris par son petit neveu déforme systématiquement les impressions ressenties au niveau de la subjectivité immédiate ressentie envers un journal intime. Ainsi, nous saurons que le monde décrit par Boris n'est déjà plus, au XXIIe siècle, qu'un souvenir idyllique ; à cette époque, les Sauvagies ont été bétonnées, les derniers êtres primitifs ont été bannis sur Mars. La seule différence entre le Grand Occident, sur Terre, et Grand Occident Extérieur, sur la Lune, tient au fait qu'il est encore possible de respirer à la surface de notre planète natale. Boris Mélinov est un enfant de Nouvelle-Terre ; les exigences de la survie, dues à des conditions particulièrement difficiles, ont fait des enfants de bannis des êtres puritains et mornes. Il aborde Godilande avec un certain ennui, une certaine répulsion. Puis, bientôt, à mesure qu'il apprend à lire la ville, qu'il profite de ses longues heures de désœuvrement pour flâner dans les rues avec sa femme, ses opinions s'affirment :

« Il y a des moments où la haine de l'Occident me remonte dans le cœur en bouillonnant, où j'enrage de voir ce qu'ils ont fait de nous par leur méchante science, ce qu'ils sont encore capables de faire par les doux appâts de cette Terre dont ils se sont, par un coup de force, un jour et pour toujours, réservé la possession. L'exclusivité du bonheur, qui y eût pensé ? ».

En effet, Boris s'aperçoit que Godilande est vouée au plaisir. Les quartiers réservés à la sexualité sont aussi nombreux que les prostitués mâles et femelles importés des Sauvagies. Les boutiques d'attirail érotique, de films érotiques, de livres pornographiques pullulent.

Mais sa haine est celle d'un cyclothymique profond ; de temps en temps il se laisse à goûter au spectacle de la rue, à la variété architecturale extraordinaire de Godilande. Il verra aussi, le dimanche, jour où les bords levés de la ville sont abaissés pour servir de plage, l'océan sous un soleil d'azur. Car les propulseurs de Godilande entraînent toujours l'île flottante vers les lieux les plus sereins du globe. C'est cette première confrontation avec la nature, cette découverte soudaine du plaisir, l'influence de sa femme qui entretient des rapports affectueux avec Jolie, femme de leur serviteur importé des Sauvagies, qui transformera lentement Boris.

« Nés sans le vouloir, nous sommes condamnés au bonheur immédiat et à la dégradation lente, capables de saisir si nous l'osons le plaisir à mille bouches, puis de toute façon condamnés à une déchéance que tout le poids de nos tristesses ne conjurerait pas. »

déclare-t-il dans son journal.

Mais la véritable mutation interviendra plus tard, lorsque Boris mettra pied à terre en Scandinavie et qu'il se décidera ensuite à visiter les Sauvagies :

« Ah ! les saisons ! les bois ! les mers… Forêt de nuit… Mystérieuse, non, pas vraiment, à double fond, paysage qui se fait et se défait constamment, où le faux jour et la vraie ombre se disputent l'art de créer pour l'imagination des gîtes, paysages enfilés les uns dans les autres et pas faciles à déplier, à multiples détentes. ».

Je pense que c'est dans cette redécouverte d'un monde tout frais après la saturation de bonheur artificiel éprouvée à Godilande que se trouve le meilleur de la première partie du roman de Maurice Mourier. Dans ces pages il trouve enfin le ton au-dessus que l'on s'attend toujours à découvrir dans un roman de Science-Fiction. Son sens de l'imaginaire s'exerce sur un réel retrouvé que les 250 pages précédentes nous ont progressivement désappris. Au cours de ses contacts avec les riches tenanciers des comptoirs en Sauvagie, comme avec les fidèles d'Ichgode, parias mystiques de Godilande, adorateurs de l'ordure, Boris Mélinov percevra, par raisonnement réflexe, toute la valeur humaine de ces primitifs exilés à jamais de la civilisation. Il se décidera aussi, sur les conseils de Moune, à dépasser son puritanisme et à se livrer à quelques aventures sexuelles avec des prostituées dans le quartier des Rêves bleus.

Mélinov est prêt à aborder l'épreuve suivante au cours de son initiation à la débauche dans une étrange boîte de nuit. Là, se retrouve une secte de petits asociaux qui compensent le sacrifice de leur vie à la communauté et à l'ordre par des soirées orgiaques et philosophiques. Dès lors, son univers va s'effondrer ; toutes les convictions qu'il avait acquises au cours de sa sévère adolescence sur Nouvelle-Terre, tous les principes qu'il avait désespérément cherchés à maintenir en lui-même au sein de cet univers de dissipation et de jouissance, lui semblent soudain vains. Et c'est avec une sorte de délire intérieur qu'il accepte cette déclaration de Kostro, son initiateur :

« Mais aujourd'hui l'explication manque, le dieu, bordel ! Il n'y a plus de possible classement. Chacun éprouve en lui-même l'effondrement central de l'être. On gravissait avec allégresse les flancs de l'être comme ceux d'une bonne vieille montagne. Pas de danger qu'ils cédassent sous le pied ! Qu'elle était solide et antidérapante et grenue la croûte de l'être ! Ah ! l'excellent clivage des méchants et des bons ! Ah ! les beaux martyrs ruisselants ! Bordel ! Comme il faisait bon se faire arracher les couilles en ce temps-là ! ».

Au moment où ce vertige suprême s'empare de lui, il aborde enfin l'abîme métaphysique que son éducation stricte lui avait dissimulé. Il accepte de voir sa femme forniquer avec un naturel des Sauvagies et se donne lui-même à une monstrueuse Saraghina issue d'un cauchemar fellinien. Il rompt alors le pacte inaliénable qu'il avait passé avec la société, fondé sur la fidélité du couple. Simultanément, Boris reçoit la notification de son retour à Nouvelle-Terre. Être indécis, ballotté par les événements, Boris se trouve soudain ramené à la réalité. Il voudrait, comme Moune le lui propose, « Chausser mes sandales d'ailleurs et partir comme le vent. Lâcheté m'en empêche, ou bien le sentiment de l'à quoi bon ? ».

Et voici donc la dernière bouchée de ce livre, ces dernières quarante pages où le texte haché — le manuscrit, très abîmé, comporte des lacunes — induit à la rêverie. Ce Godilande qui s'éloigne acquiert soudain une valeur nostalgique et profonde. Comme Boris, on voudrait, au moyen des images, chercher à ramasser les lambeaux de cette utopie sinistre, on voudrait suivre à nouveau tous les itinéraires, toutes les flâneries dans la ville et dans les Sauvagies pour recomposer les mouvements de cette symphonie lourde et lente entendue au fil des pages. Par son sens de l'écriture immobile, par celui des images véritablement “survoltées”, Maurice Mourier a su bâtir un étrange roman dont les intentions politiques sont volontairement brouillées ; serait-ce la réflexion d'un idéaliste sans idéal sur la finalité du bonheur ?

Ce point d'interrogation me pèse soudain sur la conscience ; relisant à l'envers les lignes que je viens d'écrire, à partir du mot bonheur, je m'aperçois de la redoutable erreur que je viens de commettre ; cette critique n'est qu'un résumé de Godilande, avec un très faible pourcentage d'exégèse. Irrité par le statisme de l'action, j'ai voulu la recréer, la traduire. Mais ne suis-je pas le fidèle messager de Maurice Mourier en opérant de cette façon. À l'inverse d'un roman de Science-Fiction et comme un roman tout court, Godilande est avant tout prétexte à écrire plutôt que prétexte à dire. Ainsi, racontant le roman, je masque l'essentiel ; il est là, dans la phrase, dans le mot, dans ce savant jeu syntaxique de l'écrivain. L'imagination de l'auteur s'exerce à travers l'appropriation du langage, à travers celle des idées.

En passant de Godilande à l'Heure de 80 minutes, de Brian Aldiss, nous opérons une rupture brutale, glissant de l'univers “fin lettré” de l'auteur de chez Gallimard à celui, résolument avant-gardiste, d'un écrivain qui avait déjà assimilé les techniques du nouveau roman dans les années soixante et avait compris, depuis 1954, que la Science-Fiction était l'avatar moderne de la littérature.

Il faut le dire tout de suite, cette Heure de 80 minutes se présente comme un des ouvrages les plus rébarbatifs qu'il nous ait été donné de lire dans le domaine qui nous préoccupe. Multiplicité des personnages, complexité des situations, style volontairement emprunté au folklore du space opera, vers de mirliton soudainement inclus dans le cours du récit. Tous ces éléments provoquent instinctivement un certain recul par rapport au roman, recul qui hypertrophie le sens du jugement. Bref, à la quinzième page j'étais devenu extrêmement tatillon, suspectant Aldiss de se foutre de nous. À la quarantième page j'étais assis sur un des pics de la Lune et observais les pages avec un téléobjectif puissant. Enfin, à la cent cinquantième page, je vis se dessiner le profil général de l'œuvre et redescendis doucement pour me poser sur le mot "fin" avec une réelle satisfaction. Tous les éléments disparates s'étaient mis en place avec plus ou moins de bonheur, des idées fulgurantes m'avaient traversé la cervelle et j'étais enfin devenu sensible aux images parodiques du genre : « Ils le mirent respectueusement en un décubitus ventral intolérable et lancèrent les fours duplicateurs autour de sa silhouette. ». Elles se faufilaient désormais entre les lobes de mon cerveau en y provoquant une certaine jouissance.

Malgré cela, je ne parviens pas à comprendre la nécessité d'une telle sophistication car, à force de vouloir travestir la parodie en empilant les mots de la pop littérature, il peut arriver que le roman reste en travers de la gorge du lecteur le plus endurci. S'il n'est pas renseigné sur Aldiss, il rejette alors négligemment son Calmann-Lévy, avec moins de soin qu'un Ferenczi d'avant-guerre. Je ne suis absolument pas pour une simplification de la forme au bénéfice des masses (il n'y a qu'à voir le jargon employé par certains intellectuels maoïstes français pour comprendre à quel point les masses populaires chinoises sont aptes à assimiler n'importe quel texte abstrus) ; au niveau de la Science-Fiction, je suis, au contraire, pour une recherche intensive sur le plan formel (elle en avait bien besoin). Mais, même prédigéré, remalaxé, restructuré, le style du space opera ne deviendra jamais pour moi une finalité de la recherche littéraire.

Alors, un essai ? Bien, optons pour un essai et tentons d'apprécier sans retenue l'humour qui se dégage de ces images absurdes, de ces métaphores de chienlit où s'engluent parfois les personnages. Je vous résume brièvement la situation initiale. Après une guerre colossale et un formidable brassage de capitaux, la Grande-Bretagne, l'Australie et une grande partie de la côte ouest d'Amérique du Nord ont disparu. La fusion états capitalistes, états communistes s'est réalisée sous le nom de Cap-Com : cette alliance est dirigée par l'extra-super-milliardaire Attica Saigon Smix et par le Complexe Ordinateur. Ils ont lancé le slogan « Oui au capitalisme que Trotsky aurait voulu » et l'ordinateur prépare l'heure de 80 minutes afin d'améliorer le sort des hommes. Mike Surinat est l'un des plus forts soutiens des Nations Dissidentes, opposées à la prise en main de la Terre par le Cap-Com.

Le soir où le déterminisme oblige Brian Aldiss à commencer son histoire, douze des personnages du roman sont réunis dans le château de Mike Slavonski Brod au bord de la mer pannonéenne reconstituée. Au chapitre 2 nous pénétrons directement dans un fragment d'héroïque fantaisie avec le frère de Mike, Julliann Surinat et ses compagnons, Harry l'Autour et Gururn, série d'aventures qui n'ont strictement aucun rapport avec le récit. Puis, au chapitre 3, nous suivons Attica Saigon Smix et sa femme Loomis dans son écopicosystème privé. Stop, lumière, moteur, on tourne !

Sous les dehors d'un opéra-bouffe spatial à grand spectacle, il s'agit de la recherche éperdue d'une identité. L'esprit, le corps en activité d'un être humain font partie d'un noyau en fusion qui tournoie dans un espace-temps indéterminé. Pour se déplacer dans cet univers, les moyens de transports préférés de l'homme sont le landau et le corbillard et personne ne s'attend à un happy-end. Alors, durant ce temps si bref, comment connaître son identité ou comment se faire à l'idée que son identité se fond en toutes directions parmi les froufroutements de l'infini ? L'éducation qui forme l'individu n'est-elle qu'une manière de se casser le nez, le mariage, l'amour ne sont-ils qu'une projection superficielle de l'instinct de la chasse ? Dieu est-il un chien ? La vieillesse s'acquiert-elle en même temps que le sens du confort ?

Toutes ces questions que se pose Aldiss animent les personnages à multiples facettes de l'Heure de 80 minutes. Dans le miroir des pages, les reflets renvoient à d'autres reflets, les solutions à d'autres problèmes. Au fil d'un discours qui se délabre, d'une histoire qui se défait, d'un monde qui se détériore, l'approche métaphysique d'une identité est génératrice de perturbations insensées.

Bientôt, des fragments de passé et de futur, résultant des déchirures thermonucléaires du tissu de l'espace-temps, vont s'abattre sur la terre et confondre les certitudes. Tout se brouille et se superpose, les lieux, les époques, les visages, tout se confond et se mêle. Tentative déchirante pour un dépassement de l'imagination, l'Heure de 80 minutes est aussi un constat momentané de l'échec de ces tentatives. Limité par son espace biologique, par son univers sémantique, l'homme ne peut inventer d'autres mondes sans utiliser des références à ce qu'il connaît : « Les auteurs se donnent un mal fou pour vous emmener sur une autre planète, et voilà qu'on se retrouve en plein bocage. Je déplorais ce qui n'était pour moi qu'un manque d'imagination mais, si Dieu a le même problème, on ne peut pas accabler les scribouilleurs. ». Pourtant, cette double expérience (assumer son identité et se confondre au cosmos en créant à son tour d'autres mondes) ne débouche absolument pas sur des conclusions pessimistes. La double interrogation lancée par Aldiss est merveilleusement exploitée et développée au cours des ultimes chapitres, confondus dans une apothéose qui n'a rien à envier au souvenir que j'ai encore de la lecture de la Faune de l'espace.

L'homme ne possède qu'un ennemi véritable : l'Abominable Brouillard de Tête. C'est lui qui, depuis le commencement de l'humanité, est la cause du défaut existentiel.

« Il est reconnaissable sous des vocables aussi divers que l'éloignement, l'infirmité, la mélancolie, l'indécision, l'insatisfaction, la tension, l'anomie, la solitude, la séparation, la perversité, la neurasthénie, la nostalgie, la timidité, l'obsession, la cautèle, le manque d'assurance, la mortalité, l'insécurité, la gêne, la superstition, l'hypocrisie, la duplicité, le silence, les bruits, la prévarication, les angoisses, la malveillance, le remords, la récrimination, la sclérose, la désillusion — mais chaque page de tous les dictionnaires jamais publiés contient au moins un synonyme de l'Abominable Brouillard de Tête. ».

Mike Surinat, fondateur de l'I.D., l'a compris. Les Idéalistes de la Dégénérescence de l'Inconscient sont pour une libération totale de l'être humain, pour une fusion complète de ses deux principes mentaux opposés, générateurs de ce défaut existentiel.

Au cours d'une plongée au cœur d'une aberration temporelle, située à des milliards d'années dans le passé, deux des protagonistes du roman vont se retrouver, avant la création du système solaire actuel, sur une planète qui n'est pas sans rappeler le Monde vert, pour découvrir que l'homme a été pourvu d'un frein moteur, l'hypothalamus, prothèse héréditaire de contrôle, source de toutes ses inhibitions. L'écopicosystème va révéler toutes les possibilités d'exploration d'un micro-univers individuel contenu à l'intérieur d'un médaillon porté autour du cou.

Le Complexe Ordinateur et Attica Saigon Smix vont se trouver prisonniers de leur propre puissance, de leurs propres plans et relégués du pouvoir à jamais.

L'homme, soudain libéré de ses contraintes politiques, mystiques et physiologiques, est-il capable alors d'assumer intégralement son identité et de l'opposer à l'univers ? Aldiss se refuse à conclure ; il lance cette interrogation et disparaît en quelques pirouettes. Les savants fous poussent des chansonnettes — un sprechgesang plutôt —, l'écopicosystème disparaît au sein d'une conflagration spatio-temporelle sans précédent et Julliann Surinat, rêveur cul-de-jatte, sauveur présumé du monde, c'est-à-dire de la fusion capitalisme communisme en un État unique oppresseur de l'individu, s'apprête à explorer son inconscient soudain révélé.

Dandy anarchisant, Brian Aldiss nous donne, avec l'Heure de 80 minutes, l'une des œuvres les plus irritantes et les plus sophistiquées de la SF spéculative. Sa tentative demeure pourtant génératrice d'imaginaire, libératrice de tabous. N'est-ce pas, après tout, ce que désire le peuple ? Il reste encore une solution : lire ce roman au premier degré de la première à la dernière page. Je ne suis pas certain qu'on y éprouve plus de plaisir.

Ici se place mon intermède musical. Il s'agit du Zero time du Tonto's Expanding Head Band, que j'ai miraculeusement extrait, il y a quelques années de cela, des épaves laissées par une soudaine vague de fond de la pop. Si on me laisse choisir, ce sera celui-là que j'emmènerai au cas où l'on me débarquerait un jour sur une chaîne haute-fidélité déserte. Imaginez une musique entièrement écrite pour le moog synthesiser, en 1970, par deux personnages aux noms peu vraisemblables de Robert Margouleff et Malcolm Cecil, exclusivement consacrée à l'exploration spatiale. Le moog synthesiser est un peu l'accordéon de la pop music. La plupart des musiciens qui l'emploient pensent sans doute qu'il s'agit d'une sorte de piano du riche, capable de reproduire plus ou moins correctement les sons des instruments traditionnels ; ils se contentent d'utiliser cette légère distorsion en croyant innover. Robert Margouleff et Malcolm Cecil sont partis de l'hypothèse contraire. Ils ont oublié tous les sons connus, largué les harmoniques propres aux instruments de l'orchestre, et ils sont allés explorer un nouveau cosmos auditif. Croyez-moi, le voyage vaut la peine. Ce que je ne comprends pas, par contre, c'est pourquoi ce disque a fait une si faible carrière. A l'époque où les pionniers de la musique sidérale s'embarquaient sur le vaisseau des Pink Floyd, il eût été préférable pour eux d'emprunter l'album du “Temps Zéro”. Leurs premières escales se valaient sans doute, mais la destination des Floyd n'était pas comparable à celle du Tonto's : pour les premiers, il s'agissait de remplir leur coffre de pépites, les seconds cherchaient à atteindre le bout de la nuit.

J'avais l'intention de terminer cette chronique par les Singes du temps, de Michel Jeury. Son exploration de l'univers chronolytique m'a toujours passionné et j'allais dire abondamment du bien de son dernier roman. Quelle erreur faisais-je ! Au moment de m'y mettre, je reçois une lettre de Jeury m'annonçant qu'il préparait une critique de l'Homme à rebours pour Fiction. J'ai immédiatement renoncé à mon projet. Les lecteurs de nos magazines bien parisiens sont trop habitués aux tours de « Passe-moi le sel, je te renvoie la moutarde. », chers aux chroniqueurs des journaux du monde entier, pour qu'une fois au moins ils aient une impression d'impartialité. Ne croyez pas pour cela que ce soit par honnêteté, simplement j'estime que le copinage ne doit pas être trop voyant pour être efficace. Reste encore une hypothèse : Jeury n'aime peut-être pas mon livre. Nous verrons bien.

Je remplace donc un auteur français par un autre. Il s'agit de Claude Veillot et de son Misandra. Plutôt que par un auteur français, je dirais même par un auteur vendéen — tiens, au fait, y a-t-il des autonomistes vendéens ? Des chanteurs de folk songs chouans ? Cela reste peut-être à inventer. Je dis vendéen, car le court roman de Veillot, et trois des nouvelles du recueil qui le suivent, se déroulent en Vendée et que le ton général de ses récits a un caractère paysan. J'emploie ce terme dans son sens générique sans aucune intention de le décrier. Les personnages de Veillot sont virils sans excès, très attachés à l'odeur des champs et des bois ; ce sont des déracinés.

Les 125 pages de Misandra sont bâties sur le thème de la domination de la planète par les femmes après le grand chambardement ; histoire classique que Veillot exploite de façon classique. De son style vif et sans fioritures d'écrivain professionnel, il brosse efficacement ce paysage de désolation de la Zone où une patrouille de Filles de l'Évolution vont chasser le viril. Dialogues de cinéma, brèves séquences de visualisation, rapidement l'anecdote centrale du roman va se définir. Sujet éternel : les rapports homme-femme un instant suspendus et qui vont se renouer grâce à l'instinct sexuel. Je ne dirai pas que cette œuvre vaut pour son originalité, mais pour son rythme, pour sa solidité et surtout, sans doute, pour ces quelques pages où le frisson du doute court sur votre échine. Claude Veillot est certainement l'un des auteurs les plus réalistes de la SF française.

Thème classique aussi de la première nouvelle "En un autre pays", qui reprend celui du navire-étoile. Là, des tribus retournées à l'état barbare vont peu à peu s'apercevoir qu'elles vivent au centre d'un monde creux, vaisseau parti depuis des générations à la conquête des étoiles.

Histoires d'extraterrestres dans "Premiers jours de mai", "l'Enclave", qui brode autour de la célèbre nouvelle du premier Galaxie de la première série parue en France, "Comment servir l'homme", de Damon Knight, "Araignées dans le plafond" et "Encore un peu de caviar". Là aussi Claude Veillot, s'il n'atteint pas le degré supérieur de l'imagination, s'affirme par son sens aigu de la description, par sa mise en place précise et efficace des situations et se distingue par une vision résolument paysanne des problèmes soulevés dans les rapports entre les humains et les extraterrestres. Pour lui, ces créatures de l'espace sont aussi réelles et vivaces qu'un doryphore et qu'une chèvre. L'intensité de ses récits naît de cette faculté proprement “terrienne” de visualiser l'inconnu, d'évoquer le mystère. Voilà, cette deuxième chronique est terminée. Je vous parlerai plus tard des Clavicules de l'inconscient, ce chef-d'œuvre de la Science-Fiction spéculative du jeune auteur américain Lloyd J. Effries, ni publié aux U.S.A. ni traduit en France, et que s'arrachent les grandes maisons d'édition. En attendant, permettez-moi de conclure par ce slogan : « Vive le marxisme-mandrakiste ! », qui deviendra cher à tous les partisans de l'onirisme.