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Puisque nous sommes en pays Dick, poursuivons plus avant, plongeons dans les profondeurs de Substance mort, son dernier livre paru dans la collection "Présence du futur". 5114 jours le séparent du précédent roman. Examinons l'irréparable outrage des ans.
Une chose est certaine : désormais, pour Philip K., il n'y a plus de joueurs ni de cartes ; les deux sont amalgamés et engagés dans une partie dont ils ne connaissent ni les règles ni la finalité. Dans ce roman épais, où l'on pénètre difficilement, en s'y insinuant à travers des dialogues poisseux, la réalité se divise entre le vécu et le vécu transposé par la drogue. Une société anonyme de camés et d'inspecteurs des stupéfiants qui se poursuivent en ne sachant pas exactement qui traque l'autre. Même l'identité est pervertie au cours de cette partie terrifiante où sont engagés les individus ; l'Homme est à la fois celui qui joue et le pion qui avance.
Pourquoi, un jour, alors que vous ne pensez à rien, vous arrive-t-il de tirer vers vous la porte d'entrée de votre immeuble alors que vous avez l'habitude bien ancrée de la pousser ? Problème d'inconscient ou de conscient ? Votre double intime a-t-il agi à votre place ? Mais lequel d'entre vos doubles ? Celui de l'hémisphère gauche ou de l'hémisphère droit ? En admettant que chacun des deux hémisphères cérébraux possède un conscient et un inconscient propre, quelle serait la méthode pour savoir lequel a agi au moment où vous avez tiré la porte ? Qui, en fait, a tiré la porte ? Est-ce bien vous ou quelqu'un à côté de vous, ou un autre vous, ou encore la porte qui est venue vers vous parce qu'elle en avait assez que vous la poussiez ?
La réponse n'est pas évidente. Les compromis et les ambiguïtés qu'elle suggère incitent même à refuser en bloc toutes ces suppositions. C'est pourquoi Fred, le personnage central de Substance mort, préfère ignorer ce qui lui arrive, le jour où ses supérieurs lui demandent de surveiller un certain Bob Arctor. Car Bob Arctor est plus qu'un double imaginaire que l'inspecteur des stupéfiants aurait sécrété au cours d'une crise épileptique ; c'est le nom qu'il s'est choisi pour incarner un petit fourgueur de came, afin de remonter la filière jusqu'aux grands patrons de la drogue. D'ailleurs, est-ce bien toujours lui-même ? La réserve d'énergie de l'individu n'est pas inépuisable et cette transformation relève de l'“économie des passions”. Quand Fred se transforme en Bob Arctor, « les terribles couleurs de l'événement filtrent à nouveau en lui »
. Un processus mental distinct va donc être mené dans chacune des deux parties du cerveau de Fred/Bob Arctor, au niveau du conscient et de l'inconscient. Aussi, rapidement, l'identité du personnage se fragmente, éclate et se répartit sur les fuseaux horaires de son imagination.
Dès lors, la réalité n'a plus grand-chose à voir avec le réel. Où se situe-t-il désormais ? Fred, Bob Arctor et tous les autres comparses de cette ténébreuse histoire cherchent en vain à l'identifier. Parfois, il se cristallise autour de séquences-fiction que produisent des céphascopes, appareils à images internes que trafiquent d'autres maquilleurs de réalité. Arctor en vient à penser « que tous les pays du monde forment des agents afin de les envoyer desserrer quelques boulons ici, dénuder quelques câbles là, couper quelques fils ailleurs, allumer des incendies, égarer des dossiers »
. Ainsi la technologie, refuge ultime des certitudes, puisqu'elle peut être théoriquement contrôlée par ceux qui l'élaborent, n'est pas plus sûre que l'individu.
La nature offre-t-elle plus de garanties ? « […] à quoi ressemblent la campagne, les champs, les odeurs étranges, ce genre de choses. Où trouve-t-on tout ça ? Où doit-on aller et comment y parvient-on ? Quel genre de billet prend-on pour faire le voyage ? Et où l'achète-t-on, ce billet ? » se demandent les quelques paumés en perdition au bord d'une autoroute, pauvres héros de cette histoire. En s'acharnant à découvrir la vérité, l'être humain perd peu à peu ses certitudes. Vit-il en continu ou bien est-il suscité par des fragments de réalité qui l'appellent à la vie durant de brèves séquences disparates. Pour Fred, l'affaire est entendue : depuis qu'on lui a demandé de suivre Bob Arctor et ses complices, il est certain qu'aucun de ces personnages n'a jamais eu affaire avec lui. Même chose pour Bob. Les gens se subdivisent, les mondes se multiplient ; une infinité d'univers coexistent, bulles de savon qui éclatent en se rencontrant, fusionnent et disparaissent aussi vite qu'elles sont nées. À quoi ressemblent en dernier ressort ceux qui vous poursuivent, puisque les inspecteurs des stupéfiants en civil portent des costumes brouillés qui effacent les traits comme sur un écran de télévision mal réglé. L'univers s'estompe.
Cette vision n'est pourtant pas naturelle. Si Bob, Fred et leurs amis voient le monde comme un kaléidoscope en train de s'effriter, c'est parce qu'ils ont tâté de la substance M., la drogue ultime de cette civilisation à l'agonie. Le bonheur de se sentir surveillé par son autre hémisphère n'est pas à la portée du commun des mortels. La machination romanesque tramée par des irresponsables, dont les héros sont, à la fois, les victimes et les bourreaux, est un effet de la drogue. La substance M. fait pétiller le monde autour de vous, les esprits décollent. On commence à avoir envie de s'envoler avec eux, juste au moment où ils retombent, morts.
Leurs reflets ne persistent pas longtemps car la mort, c'est l'inversion, le moment où les images suscitées par la substance hallucinogène retournent au réel pour faire vivre d'autres songes auxquels les camés ne peuvent plus participer. Alors, la dernière image de ces rêves éphémères que les personnalités de Bob/Fred vaporisent autour de nous va se dissoudre dans le clair-obscur d'un asile, quelques instants avant leur décès.
Substance mort est un livre à suçoter très lentement pour éviter l'overdose. Coke, joint, héro, acide, s'infiltrent dans la muqueuse des phrases jusqu'à nous donner la sensation qu'on s'y adonne en lisant. Nous sommes tous, vous vous en doutez, des “inspecteurs des stups allemands” et notre responsabilité est pleinement engagée dans le terrifiant voyage auquel nous convie Philip K. Dick. L'absurdité de l'existence n'est épargnée à personne et ceux qui ne se suicident pas doivent recourir à l'humour pour échapper au douloureux paradoxe qui consiste à vivre en attendant de mourir. Les autres mettent des patins pour traverser leur salle à manger, font des additions en attendant l'âge de la retraite, ou bien se gavent de Banania pour contempler leur ventre en train de gonfler. Ceux qui préfèrent des choses plus fortes, parce qu'ils ont plus peur, tentent de voir s'il n'existe pas un coin tranquille à l'intérieur d'eux-mêmes où ils pourraient s'endormir sans douleur. Dick, qui a vécu cette quête de paradis artificiels, le sait bien. Il a écrit ce roman pour la démystifier et plaider en même temps pour le voyage. La société anonyme où nous sommes ancrés par mégarde agit en complicité avec la mort, distribuant de la drogue en même temps qu'elle réprime son usage.
Substance mort me semble l'achèvement de la Science-Fiction dickienne !
Ma chemise est trempée de sueur. Comment doit être celle de Robert Louit, triomphant de ce véritable parcours du combattant de la traduction ?