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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 Substance mort

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

Philip K. Dick : Substance mort

(a Scanner darkly)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Sébastien Cixous

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En 1971, dans une interview accordée à Patrice Duvic pour la revue Galaxie, Philip K. Dick déclarait : « Nous avons peur de l'autorité, peur de l'attention qu'elle nous porte sans être véritablement conscients de ce que nous avons fait pour mériter cette attention, et l'on sent que cette autorité est dangereuse, que l'autorité voudrait bien trouver quelque chose que nous avons fait, par exemple que nous avons de la drogue sur nous. Elle souhaite que nous en ayons. C'est là la grande différence, parce que si elle le souhaite c'est qu'elle n'est pas contre la drogue. C'est qu'elle est contre les gens. La drogue n'est qu'un moyen de coincer les gens. Je ne fume pas de drogue, je n'en porte pas sur moi, mais je me sens comme les gens qui le font. Je ressens la même peur qu'eux. Sauf que ma peur n'a pas de base rationnelle comme la leur. Ce doit donc être quelque chose de plus profond. ».

Aussi n'est-il pas étonnant de voir l'auteur d'Ubik décrire six ans plus tard dans Substance mort une Amérique fascisante dans laquelle toutes les cabines téléphoniques sont sur table d'écoute et où des policiers infiltrés dans la population guettent le moindre faux pas des citoyens. C'est le cas de Fred, alias Bob Arctor, qui a intégré une communauté de junkies à la recherche d'indices sur la Substance Mort, une redoutable drogue synthétique d'origine inconnue. Ses supérieurs ignorent tout de son apparence physique, voilée par un “complet brouillé”, si bien qu'un jour, ceux-ci chargent leur agent de surveiller son alter ego dont le comportement suspect a attiré leur attention. Afin de préserver sa couverture, Fred accepte, mais peu à peu, l'absorption de stupéfiants altère la personnalité du policier qui commence à soupçonner, lui aussi, Bob Arctor — actor ? — d'être un dangereux trafiquant de substance M.

À travers ce roman, Dick rend hommage à ses amis toxicomanes qui sont morts ou ont subi des lésions irrémédiables. « […] ils ressemblaient aux enfants qui jouent dans les rues ; ils voyaient leurs compagnons disparaître l'un après l'autre — écrasés, mutilés, détruits — mais n'en continuaient pas moins de jouer. » Dick dépeint, avec compassion, des personnages décalés souvent modelés sur ses proches, et explore une fois encore le thème de la perception qui domine toute son œuvre. Ce faisant, il renouvelle de façon éblouissante celui du double en se livrant à une transposition partielle de l'Étrange histoire de Peter Schlemihl. Tout comme le héros de Chamisso, Fred conclut un pacte de type diabolique avec les autorités dans lequel il aliène non pas son ombre, mais sa personnalité, et partant, son libre arbitre. Si dans la littérature fantastique, le double constitue en général une menace pour l'original, Philip K. Dick inverse la proposition puisque c'est ici l'original, Fred, qui cherche à coincer son double, Arctor, peut-être par désir inconscient d'autopunition. Mais au final, qui peut dire quelle identité correspond à sa véritable nature, à son moi profond ?

L'auteur ne diabolise aucune des deux facettes schizophréniques de son héros. Chacune vit d'un côté différent de la barrière et possède une perception qui lui est propre. Ce n'est donc pas une divergence d'opinions qui les oppose, mais un conflit de réalités. La vérité n'est pas ailleurs, elle est tout bonnement multiple.

Fait constant chez Dick, l'efficacité émotionnelle et la force du propos prennent le pas sur la technique littéraire pure. Mais la structure très relâchée de Substance mort renforce l'impression de désagrégation vécue par les différents protagonistes de ce faux polar, où l'absurde revêt des atours absolument effroyables et la paranoïa suinte de chaque page. Le Léviathan étatique ne se contente plus de tenir les hommes les hommes en respect, désormais, il les dévore.