William Temple : le Triangle à quatre côtés
(Four-sided triangle, 1949)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Serait-il venu le temps des grandes révisions déchirantes ? J'ai parcouru avec espoir le Triangle à quatre côtés, de William F. Temple, sans ressentir l'effervescence qui m'anima lorsque je le découvris la première fois, en 1952, dans une petite mercerie-papeterie de la banlieue parisienne. Bien sûr, la couverture n'est pas la même ; celle du "Rayon fantastique" avait la séduction du cristal pour tous ceux qui songeaient. Celle de Presses Pocket n'est pas du meilleur Siudmak ; elle a un aspect rikiki qui affaiblit la vision cosmico-métaphysique de l'illustrateur. Et puis, aucun service de presse ne peut procurer le plaisir qu'on éprouve en achetant soi-même un volume dans une mercerie-papeterie à l'odeur de coton mercerisé, de réglisse et d'encre d'imprimerie. C'est la rançon du critique. Rançon qui est d'ailleurs largement compensée par une économie de budget pour laquelle n'importe quel fan donnerait sa chemise. Malheureusement, aucun fan n'a pu convaincre une attachée de presse de lui faire un service en offrant sa chemise. C'est pourquoi les fans peuvent se promener torse nu. L'important est qu'ils aient une poche. Afin de répondre à l'expression “payer de sa poche” qui ne signifie en rien qu'il soit nécessaire de fournir la moindre monnaie en échange du livre convoité. Il suffit peut-être que le fan se présente torse nu avec une poche pour obtenir le livre qu'il désire. Je l'engage vivement à essayer. Cela animerait les maisons d'édition où l'on se préoccupe surtout de trafiquer les chrysalides pour obtenir des papillons. En revanche, je déconseille le rapt de critique pour obtenir des livres en rançon ; ils ne sont pas négociables puisque interchangeables. Seuls les livres sont des étoiles fixes, à plus ou moins grande magnitude.
Mais revenons à William F. Temple. Le thème du Triangle à quatre côtés s'avère toujours aussi fascinant : comment Bill Leggett, créateur avec Rob Heath d'une machine pouvant reproduire jusqu'au moindre atome n'importe quel objet ou être vivant, parviendra-t-il à séduire le double de la femme de Rob, dont il est éperdument amoureux ?
Une idée d'une telle ampleur pourrait inciter douze douzaines de romanciers à écrire une œuvre. Le triangle initial dont elle est issue a bien inspiré mille milliers d'écrivains !
Si les trois côtés de ce triangle, le mari, la femme, l'amant — à moins que ce ne soient les angles —, autorisent un nombre de variations presque infini autour des problèmes du désir et du choix, du couple et de ses fondements culturels et économiques, le fait d'y ajouter un quatrième côté n'en fait pas un carré parfait ni même un quadrilatère irrégulier. On obtiendrait plutôt un cercle où les personnages de la comédie, du drame, tournent en rond. Ce qui donne un nombre de situations infinies. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.
C'est sans doute la raison pour laquelle le Triangle à quatre côtés m'a déçu. Parce que j'y ai retrouvé le livre que j'avais lu vingt-six ans auparavant. Alors que depuis, je l'ai récrit vingt fois, cent fois en esprit, de manière différente. D'autant que c'est un roman terriblement daté. Les gens y parlent et agissent comme dans n'importe quel drame psychologique du début de ce siècle, avec des attitudes compassées. Le personnage du médecin, qui est censé témoigner de l'aventure, raisonne comme un clergyman libéral, avec tout ce que cela comporte de paternalisme et d'indécente mansuétude ; le comportement des personnages est soumis à la morale bourgeoise. Croyez que je ne m'oppose pas à la morale comme moteur de l'action humaine mais je la réfute en tant qu'ensemble de règles de conduite à suivre de façon absolue.
Cette morale-là s'oppose au “possibilisme” que j'ai choisi comme forme de philosophie individuelle. Et William F. Temple ne se prive pas de s'insurger contre ce concept théorique quand il fait dire à l'un des protagonistes de son roman : « Chaque impulsion séparée de chacun des individus qui compose la foule finit par produire une force collective qui pousse cet homme dans une certaine direction ; par suite, il croit se déplacer dans ladite direction de sa propre volonté. »
. Ici, c'est Bill Leggett qui résume la pensée de Tolstoï et qui s'y oppose. Ce même Bill Leggett, héros prométhéen qui tentera de créer une copie de la femme aimée et de s'en faire aimer. Eh bien ! il échouera lamentablement, parce que William F. Temple est un passionné de morale bourgeoise, un bas exécuteur du libre arbitre, un de ces mystiques qui croient que la science s'oppose à la création divine et ne peut qu'attirer la malédiction de ce Dieu hygiénique dont on obtient la preuve en déroulant du papier.
Dommage ! Car tout n'est pas nul dans ce livre. La silhouette de Lena, la femme qu'on veut reproduire, s'affirme d'un dessin subtil. C'est un être d'instinct à qui les vicissitudes de l'existence ont épargné d'être modelée suivant des normes culturelles. Elle a vécu libre, sauvage, édifiant spontanément sa personnalité. C'est elle qui choisit d'être redupliquée, bien qu'elle se sente la femme d'un seul homme, Rob Heath. Las, sa tentative d'émancipation rimbaldienne s'englue vite dans les filets tendus par la tradition et finira par un suicide bien propre.
Néanmoins, le Triangle à quatre côtés possède un solide mérite : il permet de rêver au plus prodigieux roman d'amour de tous les temps, au plus sensuel, au plus libre, au plus déchaîné : quand tous les clones du monde se donneront les lèvres.