Robert Silverberg : la Face des eaux
(the Face of the waters, 1991)
roman de Science-Fiction
- par ailleurs :
Par une fatale coïncidence des parutions, me voici contraint d'inscrire Robert Silverberg au menu de cette chronique, pour le deuxième mois consécutif. Déçus ? Bien au contraire. Cet auteur fait partie des maîtres de la SFUS (comprendre Science-Fiction made in USA) et je n'avais pas encore eu l'occasion de parler de son œuvre. Œuvre multiforme et proliférante qui comporte plusieurs centaines de nouvelles et de romans. D'inégale valeur, certes. Vivre de sa plume attise les transmissions neuronales, pousse l'idéation au paroxysme, favorise l'expression verbale, à condition de maîtriser ses fringales. De toute façon, la sueur d'un galérien de la plume laisse des taches d'encre sympathiques sur le papier. C'est le cas de Silverberg. À force de peiner durant sa jeunesse sur des œuvres à cent sous la ligne, il est parvenu à la plénitude de son talent. L'Homme programmé, les Monades urbaines, l'Oreille interne, le Fils de l'homme, ouvrirent en leur temps une voie originale à la SF, celle de l'introspection spéculative, de la quête freudienne du Moi, placé dans un contexte imaginaire. L'influence de ces œuvres subversives a désormais contaminé toute la bonne Science-Fiction. Puis suivit une période de romans-fleuve dont l'itinéraire nous conduisit doucement vers la mer, jusqu'à cette Face des eaux dont je vais vous entretenir. Autant l'Appel des ténèbres formait un trio décapant, autant ce roman baigne dans une ambiance symphonique, pur malt.
Silverberg ne s'en est jamais caché, les adaptations métamorphoses d'œuvres connues font partie intégrante de son métier. Dans la Face des eaux, plutôt que de travailler à partir de classiques comme le Philoctète de Sophocle pour l'Homme dans le labyrinthe, il a préféré s'imprégner de Conrad, Melville, Coleridge, pour l'atmosphère littéraire, de Boecklin pour sa vision plastique de l'Île des morts. À Conrad, il emprunte le climat narratif, à Melville, le thème du voyage initiatique et la précision du détail, à Coleridge, le style épique des pages les plus furieuses, à Boecklin, enfin, l'ultime fascination que procure le voyage au-delà des illusions.
Ami lecteur, n'abandonne pas ici le projet de lire ce roman sous le vain prétexte d'y trouver la “réduplication” chère à Butor et autres détracteurs patentés de la SF. La Face des eaux n'est pas une imitation. C'est un livre inspiré.
L'idée d'une planète océan a déjà tenté bien des romanciers. Des œuvres comme un Monde d'azur, les Sables de Falun en témoignent. Silverberg a souhaité écrire le livre qui engloutirait tous les livres sur le sujet. La Face des eaux, dans ses flux d'équinoxe, se hausse à ce sommet. Demeurent néanmoins quelques terres émergées où viennent s'échouer des épaves, moments de lenteur où le ressac des mots berce jusqu'au sommeil. Sous le pavé, la plage aussi, où se découvrent de bien jolis rêves de marée basse.
Sur Hydros, la bien nommée, les colons qui ont fui la Terre explosée ne tiennent pas les rênes du pouvoir. Ce ne sont que les locataires des Gillies, autochtones sourcilleux à propos de la façon de se conduire avec l'environnement. Ils ne pardonnent rien à leurs hôtes. Et même les chassent de leurs îles flottantes quand ils ne les sacrifient pas lors de Saint-Barthélemy glauques. Le docteur Lawler, sédentaire invétéré, va être contraint de s'expatrier avec les soixante-quatorze Humains qui habitent Sorve pour un crime commis par Delagard, l'armateur : il a sauvagement exploité des “plongeurs”. Sur leurs fragiles navires, rejetés par leurs frères des îles voisines, les bannis vont s'embarquer pour l'inconnu, la mer Vide. Pourquoi pas vers la Face des eaux, continent mythique ?
Plus qu'un voyage de désagrément où abondent les créatures iconoclastes ou baroques de la terreur en mer, plus qu'une fine analyse de l'évolution des mentalités sur ce micro-univers en perdition qu'est le vaisseau, la Face des eaux brille surtout par son thème sous-jacent : comment un libertaire en vient-il au socialisme ? C'est dire en termes brutaux la transformation progressive de Lawler, prisonnier de lui-même et du passé, prisonnier des eaux. En capitaine héroïque, il préférera suivre les derniers rescapés d'une odyssée funeste pour fusionner avec l'esprit de la planète, quitte à saborder son Moi.
Livre sage d'abord et de sabord, tout en images, la Face des eaux est construit ensuite comme une longue descente en abîme d'un être dépossédé de son humanité. « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! »
disait Baudelaire. La mer chérit l'homme libre au point de l'absorber, répond Silverberg.