La petite chronique de nuit de Philippe Curval
Galaxie 152, février 1977
C'est bizarre, à certaines saisons, j'ai l'impression que le niveau de qualité des parutions subit de dangereuses fluctuations, que la SF patine dans le vide, bref qu'il vaudrait mieux parler d'autre chose pour retrouver ensuite la fraîcheur de sentiment qui me fait défaut à ces moments. De chroniqueur, je glisse insensiblement au rôle de critique à force de discourir systématiquement du même genre littéraire. Des hiérarchies s'établissent en moi, alors que je ne voudrais proposer que des choix. En somme, je fais à moi seul un “groin des spécialistes”, cher à Yves Frémion dans sa revue Univers, et je distribue des bons points en jouant aux augures à l'imitation des jeunes turcs et des vieux pachas qui composent ce fameux et dictatorial tableau d'honneur de la SF. Peut-être me faudrait-il les dents solides du fan de base pour mastiquer avec ferveur tout ce qui paraît ou presque, afin de retrouver une sorte d'innocence. Alors surgirait, insoupçonné, le chef-d'œuvre inconnu auquel j'aspire, à qui je pourrais offrir une Petite chronique de nuit monumentale, en marbre de cas rare.
C'est, hélas ! une hypothèse absurde ; l'expérience prouve que la décantation s'opère vite ; au plus sur un laps de temps de quelques dizaines d'années. Ce choix se montre rarement remis en question par les contemporains. L'écart de jugement qui sépare deux ou trois générations ne suffit qu'à remettre en cause les modes, pas l'essentiel. Il faut un recul beaucoup plus grand pour discerner avec certitude les auteurs qui tâtent le pouls de l'humanité avec l'art du voyant. Et puis, que signifient ces distinctions ? Tout livre ne porte-t-il pas en lui, quand il n'est pas seulement écrit pour le profit, les traces douloureuses d'un cheminement personnel ; même si la forme et le fond ne coïncident pas avec les espérances de celui qui l'a conçu. Heureusement, l'écrivain, comme le critique ou le lecteur n'ont aucun pouvoir ; par contre, ils sont tous trois libres de refuser ou d'accepter l'opinion des autres. Alors ? Poursuivons.
Cette introduction pour suggérer que ces derniers mois n'ont pas apporté de révélation sensationnelle et que les murs de soutènement de cette chronique ne reposent que sur des auteurs confirmés. Confirmé ! Ce mot porte en lui sa propre condamnation, il est rond, bourgeois, empesé, il ne procure pas le grand frisson qu'on devrait attendre d'une littérature en plein essor. Ce pourrait devenir une injure. En impliquant par là un écrivain homologué ou légalisé, Ah ! voilà qui sonne mieux, qui donne un caractère beaucoup officiel. Monsieur Untel, écrivain légal, vous prie de trouver ci-joint son dernier roman, veuillez m'envoyer par retour les trois tickets détachables de votre permis de lire, série A. Je suis persuadé que si l'on instaurait ce permis de lire et qu'on l'étendait à toute la population, le nombre des lecteurs augmenterait considérablement. Il permettrait à des écrivains marrons de vendre des livres au marché noir. Je me vois très bien fourguer mes bouquins sous cape dans un hall de gare ou une ruelle ténébreuse. Au moins n'aurais-je plus la détestable impression de devenir un auteur confirmé.
Et puis, cela donnerait l'occasion au gouvernement de créer une police littéraire aux activités multiples. Elle passerait les éditeurs de romans subversifs aux brodequins ou au chevalet au lieu de les ruiner. Ce qui aurait un caractère publicitaire indéniable. Elle clouerait au pilori les écrivains coupables de guérilla intellectuelle ou d'abus d'humour, ce qui leur éviterait, ensuite, de reposer sur leurs lauriers ou d'écrire des chroniques.
Il n'y aurait plus qu'une seule alternative : homme de l'être ou le néant.
Cette surveillance produirait sans doute plus d'écrivains enragés que d'écrivains confirmés. Et moins de fans dégagés de toute responsabilité comme le sont la plupart des dévorateurs de SF, mais des lecteurs vivaces. On ne pourrait plus lire au fronton des bibliothèques des amateurs d'évasion pure une pancarte : « Vous êtes priés de laisser votre bagage intellectuel au vestiaire. ».
Cette rêverie ambiguë n'est vraiment placée là que pour rallonger mon texte car, bien entendu, elle n'a aucun sens. Et d'ailleurs, le point de départ qui me l'a suggérée n'est pas exact. Sans quoi vous le sauriez déjà par l'absence de cette chronique, puisque je n'aurais pas découvert de quoi vous parler. C'est un fait, je me suis promis de ne vous rendre compte ici que de ce qui m'enthousiasme ou de ce qui m'exaspère, pas de ce qui m'ennuie.
Vous connaissez tous le nom de Jean-Pierre Fontana, plus connu sous son pseudonyme de Guy Scovel. C'est le créateur de la première et de la plus délicieuse convention de Science-Fiction qui ait eu lieu en France, à Clermont-Ferrand. C'est le fondateur du "Grand Prix de la Science-Fiction Française", que j'aurais dû refuser si j'avais été logique avec ce que je viens de dire à propos des auteurs confirmés. De toute éternité, il œuvre pour ce qu'il aime, avec passion et, depuis 1965, il publie des textes. Jusqu'à présent, il est nécessaire que je le précise, je n'ai presque rien lu de ce qu'il écrivait. Car Guy Scovel est surtout un auteur d'heroic fantasy et que l'heroic fantasy me procure une insurmontable répulsion. Elle ne concerne ni notre temps ni nos rêves et soumet l'individu à des pulsions mystiques les plus démissionnaires.
Sheol, paru dans "Présence du futur", est heureusement du genre SF. À part le titre biblique de l'œuvre et de ses deux parties, il reste peu d'influences du style “de pape et d'épée” — pape étant pris ici dans l'acception d'un calembour religieux. Le travail de Fontana, dans ce roman, est celui d'un fantastique admirateur et connaisseur de la Science-Fiction. Dans chacune de ses phrases, de ses idées, on sent la formidable pression de tout ce qu'il a lu et admiré. Pour s'affirmer, il s'est voulu libéré dans Sheol de ses obsessions thématiques, de ses affinités secrètes. Plus qu'un touchant hommage à la bibliothèque idéale de l'amateur de SF, Sheol est un roman sincère, direct, un peu maladroit, car soumis à certains tics classiques du genre, mais sous-tendu par cette passion que j'évoquais plus haut.
« Absurde ! Tout ceci est absurde, pensait-il en se demandant avec effroi dans quel enfer il allait être obligé de vivre. » dit Art, le héros du roman de Fontana. Mais n'est-ce pas aussi l'auteur qui tente de repousser ses fantasmes dissimulés jadis derrière l'alibi facile de la féerie héroïque ? Si, bien sûr, et ce poids de l'inconscient révélé parfois l'atterre. Comme Yargo, comme Roul, les autres personnages symboliques de Sheol, Art aura tendance à s'évanouir à la fin des chapitres, terrifié par ce qu'il découvre à l'intérieur du “moi”. De cette succession de cauchemars emboîtés naît une atmosphère étrange et angoissante, traversée par des êtres surgis tout droit de l'univers d'Eugène Sue ou de Rosny aîné. Qu'en est-il exactement de cette civilisation des villes-bulles à la recherche des sources d'énergie pour survivre sur une Terre dévastée que Fontana veut nous dépeindre ? À quoi ressemble ce collectivisme suggéré par la division entre ceux du haut et ceux du bas, des jouisseurs et des travailleurs ? À la suite de quelle mutation sont nées ces tribus qui peuplent encore la planète ? Nous ne le saurons pas avec précision. Les créatures issues de l'imagination de Jean-Pierre Fontana se débattent à l'intérieur de ses propres certitudes, de ses propres hantises plutôt que dans le cadre d'une aventure rigoureusement construite. Pour lui, la civilisation des villes est terminée ; le collectif urbain ne correspond pas à un avenir de l'homme qui devra retrouver une voie naturelle pour survivre. C'est dirigé par cette obsession, déformée par les pulsions libidinales de l'auteur, que se développera le récit. Autant dire qu'il s'agit, avec Sheol, d'une sorte de roman initiatique où les épreuves qui attendent le héros sont autant d'étapes sanctifiantes qui le conduiront au sacrifice suprême, celui de son identité, celui de sa vie, pour le triomphe de ses idées.
Un événement, c'est la parution de Trips, dans la collection "Dimensions", chez Calmann-Levy. Vous vous écriez : « Quoi, une anthologie de plus et il parle d'événement ! » Je vous réponds : « C'est qu'il s'agit ici du sens étymologique du terme, un recueil de fleurs choisies, un bouquet en somme. ».
Jacques Chambon s'est plongé dans les nouvelles de Robert Silverberg — le malheureux en a écrit 250 — pour rechercher celles qui lui paraissaient relever d'un thème unique, et majeur chez cet auteur : le voyage. Puis il les a sélectionnées, les a montées en une suite de séquences qui organiseraient le scénario idéal de la fuite et de la quête chez Silverberg. Autant dire, comme l'annonce Chambon, que nous nous trouvons en présence d'une symphonie plutôt que d'une anthologie ; avec ses différents mouvements, comme toute symphonie. La logique interne de l'œuvre appartient à la subjectivité de l'anthologiste. Rien ne justifie scientifiquement que telle nouvelle soit placée avant ou après telle autre. Tout est affaire d'oreille. Je n'ai pas, pour ma part, entendu de fausse note. Ces Trips sont d'une infinie diversité. « Partir, c'est mourir un peu », disait Haraucourt. Pour Silverberg, partir c'est mourir beaucoup, aller au-delà de soi-même, vers cette zone ténébreuse où nous nous confondons avec l'univers.
L'anthologie commence doucement, par un voyage à la petite semaine comme celui qu'entreprend le fugueur, un jour, pour découvrir cette société qu'il soupçonne autour de lui, mais dont il n'a connaissance que par ouï-dire. Pour le héros de "Traverser la ville", ce qui l'attend au terme de son voyage, c'est la sécurité ; sécurité de voir qu'au sein de cette civilisation de patchwork qui nous attend dans l'avenir, il reste une merveilleuse certitude pour le citadin, celle qu'il trouve dans l'indifférence de ses concitoyens.
Dans "Ce qu'il y avait dans le journal du matin", le voyage dans le temps introduit l'idée que la médiocrité du sédentaire est due à son absence d'imagination. S'il arrive de trouver chez soi un journal du 1er décembre, alors qu'on est seulement à la date du 22 septembre de la même année, peut-on corriger l'avenir quand on est soumis à un grand nombre d'habitudes ? Ce trip temporel fait la preuve que pour faire du neuf avec du vieux, il est indispensable d'aller plus vite que le temps.
Alors, si l'on ne peut s'évader de sa ville sans danger, s'il faut tant d'imagination pour parcourir le temps, n'est-ce pas une solution que de voyager vers l'autre ? L'ensemble des êtres humains pourrait former un ensemble hétérogène qui nous permettrait d'aborder la conscience de ceux qui nous entourent, sans risquer de mourir en traversant les frontières psychiques qui nous séparent. Dans "Île en dérive", le docteur Bjornstrand invente une nouvelle technique de pénétration, en atteignant l'inconscient schizophrène de l'Ailleurs absolu (la femme). Il y risquera plus que sa personne.
Dans le deuxième mouvement, le trip prend une allure cosmique. "Schwartz et les galaxies" traduit les obsessions de Silverberg par rapport à l'homme et à l'univers. Aujourd'hui la standardisation de la Terre est une inéluctable fatalité. L'avenir n'est plus à l'échelle de ce qu'il rêvait quand il était enfant, alors qu'il s'inventait des futurs de Science-Fiction. Les planètes du système solaire sont mortes et les étoiles sont trop loin pour qu'on les atteigne un jour. Comment assouvir cette appétence constitutive pour le voyage, si l'exotisme n'existe plus ? Dans le désenchantement où se trouve l'amoureux du voyage, ce dernier ne doit-il pas exiger le grand chambardement ? Une solution “cambodgienne”, par exemple, pour que la Terre se diversifie à nouveau et que le trip se rassasie de la diversité.
Le troisième mouvement dénonce cette idée. Il est tentant de vivre comme un Dieu, mais même la divinité peut paraître fade.
« C'est le voyage et non l'arrivée qui compte, invariablement » dit Silverberg. Et il tente de le démontrer à travers cette curieuse variation sur le thème d'Ulysse, où Pénélope n'aurait pas fait tapisserie. Le voyage n'est en fait qu'un désir profond de retrouver une trace de soi chez les autres, à travers le temps, à travers l'espace.
Si le voyage n'est que la recherche de soi-même, ne peut-on tenter de changer d'identité ? "Un Personnage en quête de corps" trouvera dans le transfert la fin consolatrice.
La mort serait-elle donc l'ultime et le plus beau des voyages ? "Les Jeux du Capricorne" le laisse entendre. Au cours de cette rêverie sur l'éternité, Silverberg s'interroge : « Voudrait-on nécessairement voyager vers son avenir si l'on avait le pouvoir de se considérer sa décrépitude dernière ? ». Il est probable que non. Cette certitude nous incite à nous accrocher au présent, à nous éterniser dans la sublime sensualité de notre contact avec le monde.
Mais un jour, cette jouissance doit s'éteindre ; la fin est inéluctable. Pourtant, « Quand elle n'est pas mûrement réfléchie, la mort ne vaut pas la peine d'être vécue ». Aussi, dans cette société de l'avenir où les hommes perdurent presque autant qu'ils le désirent, dépeinte dans "Partir", le suicide est-il considéré comme un des beaux arts. Ce trip existentiel qui compose le dernier mouvement de la symphonie est un bel hymne à la mort telle que la conçoit Silverberg. L'ultime voyage d'un homme qui aurait eu l'impression d'avoir été jusqu'au bout de lui-même. Partir, semble nous dire Silverberg, c'est mourir un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. À moins qu'on ne meure pas du tout.
L'Homme programmé, du même Robert Silverberg, est un volume de la collection "Nébula". Parmi les derniers, me suis-je laissé dire, car il paraît que cette collection, qui a publié d'excellentes œuvres étrangères — en dehors de celles de Malzberg — et qui s'est fait le fer de lance de la jeune Science-Fiction française, n'était pas rentable. Ceci rejoint bien ce que j'annonçais dans ma dernière chronique : les amateurs français se font les fossoyeurs des écrivains de leur pays. Pour ceux qui sont superstitieux, sachez que ce volume porte le numéro 13.
L'Homme programmé s'appelle en anglais, the Second trip, ce qui en dit long sur les obsessions de leur auteur. Trip à la mode de quand ? Eh bien ce roman est paru en 1972 alors que les 8 nouvelles de l'anthologie ont été écrites entre 1970 et 74. Il devrait se situer comme une œuvre charnière, malheureusement, il n'en est rien. Pourtant, tout était réuni pour faire un excellent livre. Reprenant l'idée du Docteur Jekyll et de Mister Hyde, Silverberg avait réuni en un seul corps deux personnalités antagonistes. La première, celle d'un psychosculpteur de génie légalement et psychiquement exécuté à la suite d'une longue série de crimes qu'il avait commis. Le second, une individualité inventée par l'État, supplantant la première dans le corps du condamné au cours de la Réhabilitation. Mais, à peine Macy sort-il du centre Réhab, qu'il se met à courir, hors d'haleine, poursuivi par un homme qui porte son propre visage. Où est cet homme, à l'intérieur de son propre corps ? C'est Hamlin, le sculpteur dont la personnalité effacée par les bons offices de l'administration refait surface à l'occasion d'une rencontre avec Lissa, la télépathe qui l'avait rendu fou d'amour. Ou bien, Macy cède-t-il à la tentation de l'interdit et cherche-t-il à évoquer cet Hamlin auquel il ne doit penser à aucun prix. Ou encore, est-ce Hamlin qui émerge spontanément pour reconquérir son corps ? Tout est possible.
Quarante années de souvenirs truqués ne font pas un homme à part entière. Et les détails de SF traditionnelle que suggère Silverberg, comme le repas de varech frit et de steak de protéines, les cigarettes dorées, les urinoirs en forme de bouteille de Klein, ne font pas une société très réelle. Exister est-ce, comme le pense Macy, avoir des sentiments, des ambitions et des craintes, manger son beefsteak et en savourer le goût. Baiser une fille et en éprouver du plaisir. Saigner pour se prouver qu'on est réel. Ne sommes-nous que de simples tissus d'impulsions électrochimiques ? La création signifie-t-elle qu'il y a un au-delà mental, supérieur à la somme de toutes les composantes de l'être ?
Nous ne le saurons jamais. Devant l'ampleur du propos, Silverberg semble se résorber et tire à la ligne après une centaine de pages d'exposition bien ficelées. Plus de progression, plus d'anecdote, plus de psychologie, pas un aparté philosophique, poétique ou politique. Simplement des phrases, d'un vide absolu. Est-ce le problème de l'écrivain professionnel subissant un début de dépression créatrice ? Jamais je n'ai ressenti une si grande impression de manque. À moins que ce ne soit le premier signal d'alarme qu'ait éprouvé Silverberg avant qu'il ne décide, en 1975, de s'arrêter totalement d'écrire de la Science-Fiction. Les données sont trop minces pour qu'on puisse conclure. Ou encore d'un accident temporel, le médiocre Silverberg des débuts surgissant dans la pleine maturité du Silverberg de Trips. En tout cas, dans ce roman de la quête de l'identité, l'énigme reste entière : de Macy, l'individu artificiel, ou de Hamlin, l'individu effacé, nous ne saurons jamais qui existait malgré une fin heureuse d'une écœurante banalité. Peut-être que Silverberg n'est en réalité qu'une fiction inventée par ses personnages.
Et voici, pour finir, Virus, de John Brunner, paru dans "Futurama". Que remarquons nous au premier regard ? Le format a changé. C'est le troisième avatar de la collection des Presses de la Cité. Ensuite, on constate que l'un des deux directeurs littéraires a disparu. Plus de Bouyxou. Troisièmement la couverture s'est transformée : de médiocre, elle est devenue franchement hideuse ; de plus, elle constitue une tromperie sur la marchandise puisqu'elle suggère des romans pour adolescents alors qu'elle recouvre des ouvrages pour adultes — mais ceci n'a qu'une importance commerciale tant la séparation des genres et des catégories me semble d'une hypocrisie détestable. Enfin, et c'est probablement le plus affligeant, les titres sont transformés d'abominable façon. Fugue for a darkening island, de Christopher Priest, deuxième volume de la collection devient le Rat blanc. Fugue voudrait-il dire rat et darkening, blanc ? Il reste encore “for a island” qui n'est pas traduit. Une bien sombre affaire. Quant à the Stone that never came down, le voici devenu Virus. Une pierre dans votre jardin, mon cher John !
Si encore ces changements à vue étaient justifiés par une volonté de vendre plus facilement la camelote, s'ils étaient le fruit d'un itinéraire personnel du traducteur, on pourrait comprendre. Mais rien de ce genre. À moins que les responsables de la collection ne disposent que de quelques mots. Dans l'avenir, attendez vous à voir paraître le Virus de feu, le Cycle du rat, le Prophète blanc et Perdu. Puis, successivement, Rat, le Virus prophète, le Cycle du blanc, Feu perdu.. La liste des permutations n'est pas limitative.
Mais revenons à Virus. Il s'agit d'un bon livre, tout à fait dans la tradition brunnerienne actuelle. Par sa technique exceptionnelle, l'auteur nous dévoile les mécanismes internes du roman ; en nous introduisant d'emblée à un niveau inférieur de l'action, dans ses soubassements même, au moment où l'événement se noue, au point de jonction de ses différents constituants. Il dissémine habilement tous les éléments clés à travers le récit ; tel petit fait vient se caler ensuite à son exact emplacement, dans une conversation où on ne l'attendait pas, dans une action où il ne semblait pas avoir sa place, Ainsi, l'aléatoire devient cohérence, le hasard déterminisme. Mais il ne faut pas croire que Brunner se prenne au jeu et qu'il prétende ainsi faire office de futurologue en décrivant un avenir absolu. Non, terriblement conscient de son jeu, il se sait toujours en train d'écrire. Prospecteur de fantasmes, il s'en fait le chantre avec l'efficacité de l'artisan consciencieux.
Dans cette société de l'avenir où les réveille-matin sont à l'image de Jésus, Brunner pressent une nouvelle montée du fascisme et du mysticisme. Face à la terreur atomique, au chômage, à la crise économique, au renversement des valeurs actuelles, les jeunes générations n'ont plus le courage d'afficher un athéisme et un matérialisme chèrement acquis au cours de longs et douloureux combats. Elles se réfugient vers Dieu et la guerre comme au bon vieux temps des croisades. Les dirigeants, hommes politiques et curés de tous poils en profitent pour instaurer leur emprise et restaurer leurs privilèges. Le racisme s'exaspère, on mitraille les grévistes, on poursuit les homosexuels, on traque les couples illicites, quand on ne chasse pas le nègre ou le juif pour se faire la main.
Brunner se pose la question : qui pourra permettre à la condition humaine de s'affranchir de ses pulsions et de ses contraintes mises en place par la civilisation judéo-chrétienne ? Une mutation ? Celle-ci tarde à venir. Le naturel la chasse au galop. Mais la religion du naturel n'est-elle pas une voie erronée ? Tout, dans la construction du monde, n'est qu'une suite de hasards sans lien ; les planètes et les êtres qui les peuplent cohabitent sans se comprendre. Alors, un coup de pouce ne suffirait-il pas à établir l'ordre ? C'est le virus communiquant qu'invente un jour Prost et son équipe. Il permet de voir et de faire voir les choses aux gens sous un angle différent en modifiant le phénomène de sélection qui est à l'origine de la mémoire. Celui qui a subi la contagion peut désormais se souvenir de tout ce qu'il a appris, de tout ce qu'il a vu, entendu, senti au cours de son existence. Il dispose donc d'un choix beaucoup plus impartial entre les différents types de société, d'éducation, d'expérience. La conscience est une chose fabriquée de l'extérieur, avec des informations tronquées. En s'en libérant, l'homme pourra devenir adulte.
Avec une remarquable minutie, un sens visionnaire de l'intrigue, Brunner se fait le véhicule de cette idée. Plus, il lui donne une dimension métaphysique, tout en restant fidèle aux lois du suspense. Virus est une manière de roman policier de l'information, où le détective serait motivé par le désir d'échapper à toutes les inhibitions.
Malheureusement le dénouement a la fragilité des utopies. On pressent, à travers cet avenir radieux qui se dessine, que les sources de la connaissance sont encore loin d'être taries. Cette réserve suprême empêche l'homme de se libérer entièrement de ses doutes. Car il reste assez d'inconnues dans l'univers pour que son destin soit indéfiniment remis en question.