Iain M. Banks : l'Homme des jeux
(the Player of games, 1988)
roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture
- par ailleurs :
Les systèmes coupables n'admettent pas l'innocence, pense le vieux vaisseau spatial Facteur limite, sur lequel le plus grand joueur-de-jeux de la Culture, Jernau Gurgeh, vient d'embarquer. C'est d'ailleurs parce qu'il se sent coupable que cet indolent dilettante vient d'accepter un pari insensé : battre sur son propre terrain le peuple d'Azad, qui s'affronte au cours d'un tournoi fabuleux pour choisir son empereur. Gurgeh vient de tricher pour la première fois de sa vie, et le défi insensé qu'il porte à cet Empire sanglant fera taire ses remords et celui qui veut le faire chanter, le rancunier petit drone Mawhrin-Skel.
Sur ce thème limpide, très proche de ceux qui faisaient frétiller d'allégresse les premiers amateurs d'opéras galactiques, Iain M. Banks va élégamment broder, transformant le pur récit d'aventures en un roman chargé d'humanité, doté d'un poids sociologique, philosophique et culturel. « De grâce ! » direz-vous, « Un tel fardeau sur un simple livre de SF ; il va couler. » C'est mal connaître cet auteur sorcier dont les méandres cérébraux sont capables de triompher du plus délirant des paris littéraires. Déjà, avec l'Usage des armes, premier volume du Cycle de la Culture, Banks s'était brillamment livré à un dangereux exercice de rétrocipation dont je vous avais parlé. Dans l'Homme des jeux, il n'hésite pas à user des ressources de la Science-Fiction classique pour nous divertir, tout en menant un projet à la Swift.
Les gens de la Culture sont prudes et protestants ; ils ont limé leurs dents, rogné leurs griffes. Plus que civilisés, ils sont policés du dedans ; leur façon de penser relève de l'Unique et sa propriété de Stirner revu par Roux et Combaluzier : c'est un univers où chacun se renvoie l'ascenseur. Plus d'argent pour pervertir les sentiments, plus de souci à se faire pour sa santé ; aucune inquiétude politique : les intelligences artificielles sont là pour régler les conflits grâce à Contact, une unité de liaison persuasive. Bref, avec l'éternité relative, la possibilité de changer de sexe à son gré, d'aimer sans préservatif, de boire et de manger sans soif et sans désagrément, le confort de vivre atteint un paroxysme. Même les idées sont libres de circuler. C'est pourquoi ils éprouvent de l'écœurement, même de l'animosité envers les sociétés qui ressemblent à la nôtre, Terriens du xxe siècle finissant : trop de crimes, trop de sang, de tortures et de complots sordides, trop de passions avides. Le goût du pouvoir ne vaut pas qu'on s'entretue pour rien. Régner par la pensée suffit à leur bonheur.
Pourtant, si Gurgeh veut vaincre Azad et son empereur Nicosar, il ne lui suffira pas de jouer à l'égal d'un dieu ; même en disposant de toute l'assistance scientifique du drone et du vaisseau qui l'accompagnent, en usant subtilement des sécrétions de ses glandes endocrines, il lui faudra combattre à mort. Quand sauvagerie et conscience s'affrontent, le Barbare, à long terme, finit par vaincre son rival décadent. Là où l'Homme civilisé redoute d'intervenir, rien n'arrête son adversaire.
Tout l'art de Banks va consister à nous initier aux arcanes d'un jeu dont nous ignorerons le règlement jusqu'à la fin, mais dont nous saisirons les finesses et les enjeux, afin de comprendre par quels détours savants la raison peut vaincre la cruauté ; sans la terrasser grâce à une technologie supérieure, seulement avec les moyens du bord. Mené avec suspense, le récit repose sur les intuitions de Gurgeh et ses initiatives face aux pièges machiavéliques et aux brutalités que le tyran et ses courtisans lui opposent. Même portée par la maturité d'esprit, l'innocence ne suffit pas à vaincre les coupables, sans le discernement.
Beaucoup mieux que dans le premier volume, Banks fait comprendre, à travers l'Homme des jeux, ce que veut être la Culture et quel message d'avenir elle porte. Archétype de la démocratie d'inspiration libérale, mais moralisée à outrance, cette civilisation achevée n'est pas près de finir. Elle veut conquérir par l'esprit, unifier, pacifier, modéliser la galaxie. Impérialiste par nécessité dialectique, elle est cependant rompue à la critique. Les Hommes qui l'ont conçue en sont les bouffons consentants puisqu'ils ont chargé les machines pensantes de les représenter pour l'éternité. Suprême dérision des mortels.
C'est ce que ressent Gurgeh, dans l'ultime défi qui l'oppose à Nicosar sur la Planète de feu. Cadre wagnérien pour un dernier acte riche en surprises et superbe en images. Quelle arrogance et quel humour dans ce combat à la Pyrrhus où vainqueur et vaincu perdront leur identité au profit d'un ordre qui leur est supérieur. Car l'un et l'autre ont une addition à payer : toute société demande des comptes.