Keep Watching the Skies! nº 23, avril 1997
Iain M. Banks : l'Homme des jeux
(the Player of games)
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Christo Datso
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Chaque fois qu'il y a une réédition en Livre de Poche d'un bouquin paru en "Ailleurs et demain", je me précipite pour lire la préface de Gérard Klein. Ce sera pour vous aussi un motif supplémentaire pour acheter le roman, car Klein, fidèle à lui-même, nous livre une petite étude sur les rapports ambivalents entre prospective et Science-Fiction, et sur les projets politiques cachés de l'une comme de l'autre. Ce qu'il en dit s'applique très bien au monde de la Culture imaginé par le talentueux écossais Iain M. Banks, ce cycle de space opera utopique où la vision d'une lointaine société galactique n'est pas sans écho avec les aspirations de certaines de nos propres cultures.
Second volume de ce cycle, publié en 1988 après une Forme de guerre, l'Homme des jeux est le premier volume du cycle à avoir été traduit en français. Mais la chronologie importe peu, car cet univers se laisse découvrir par touches, par fragments. Le nom de la civilisation elle-même, "Culture", évoque l'idée d'un assemblage dans lequel les coutumes, les techniques, les savoir-vivre, les langues, les idéaux, sont autant de facettes pour comprendre, pour saisir une réalité multiforme, complexe, et de toute façon hétéroclite.
Banks s'est laissé aller récemment à un petit travers auquel succombent parfois les créateurs d'univers : l'explication, la théorie. Dans l'article "Quelques notes sur la Culture", paru dans Galaxies1, il met à jour, trop facilement peut-être, les ressorts de sa création. Je ne conseillerais pas la lecture de cet article si vous n'avez jamais lu un de ses textes de fiction consacré à la Culture. Ne gâchez pas votre plaisir.
Ceci dit, Iain Banks, lorsqu'il écrit de la Science-Fiction, et qu'il signe Iain M. Banks [1] est un auteur “politique”. Dans l'Homme des jeux, il réinvente l'idée de polis, de cité, et de gouvernement autour d'un Jeu qui est comme la mise en scène d'une société se donnant à lire en spectacle, et dans laquelle le jeu est l'histoire même de la société, sa mémoire. Le mérite de l'Empire d'Azad où se pratique le Jeu, c'est de rendre explicite, jusqu'à l'absurde, jusqu'à la nausée, l'idée que les règles de la progression sociale sont fixées par un jeu. La Culture va y envoyer son champion, Jernau Gurgeh, l'homme des jeux, aux allures de surhomme à la Van Vogt un rien ringard, mais la Culture a le sens de l'humour, contrairement à l'Empire.
Tout le monde peut, en principe, participer au Jeu d'Azad, mais nous savons tous depuis Orwell, que même dans une société égalitaire, certains joueurs sont “plus égaux que d'autres”. Dans nos sociétés, nous ne connaissons qu'imparfaitement les règles du jeu ; elles changent aussi avec les époques ou les pays, certains points de règle ne sont connus que d'un petit cercle d'initiés, fortunés de naissance, de lignage ou de classe qui contrôlent les outils de production ou d'information mieux que d'autres. Nous sommes rebutés, inquiets, assujettis devant la complexité de ce Léviathan [2] moderne, et nous savons que les rouages de cette machine nous échappent. La politique est un jeu trop compliqué pour nous Ah certes, mais si tout était écrit noir sur blanc ! Sans zone d'ombres, sans fard, des règles universelles pour un état universel, codifié, ritualisé, dans un Système qu'on nous enseignerait dès notre plus jeune âge. Qui parle ici d'État totalitaire ? Non, pas question de prôner une idéologie de race ou de classe, juste la maîtrise des règles du jeu, et que le meilleur gagne !
Évidemment, le jeu est un peu pipé. Iain Banks nous gratifie dans l'Empire d'Azad d'une population à la biologie complexe avec trois sexes, des mâles, des femelles, et des “apicaux”, des sortes de “femelles-mâles neutres”. Malheureusement, tout cet aspect du roman est bâclé, absolument pas convaincant, très en dessous du propos fondamental. On peut en faire l'économie sans changer l'intrigue d'un pouce. Le Jeu favorise un sexe au détriment des deux autres, c'est toujours la même histoire qui se répète, le Jeu est donc un mythe inventé par le Pouvoir pour se perpétuer indéfiniment.
Pourtant, les qualités du roman sont suffisantes pour qu'il nous donne beaucoup de plaisir à le lire et de la matière à réfléchir, en dépit de l'ambition de son auteur de vouloir créer un monde original sous trop d'aspects. Par contre, là où Banks raconte son histoire d'une manière intéressante, c'est dans le "choc des cultures" que subit son héros, Jernau Gurgeh, lorsqu'il découvre petit à petit le monde qu'il doit affronter et vaincre. Il finit par devenir plus Azadien que les Azadiens, à force sans doute de parler leur langue et de se laisser prendre au piège du relativisme linguistique. Il y a là toute une mise en relief de la rencontre entre deux civilisations aux valeurs radicalement étrangères, qu'Iain M. Banks a traité avec brio, quelque chose qui hisse le roman de l'anecdotique vers l'universel. On songe par exemple aux luttes incessantes de l'Empire romain avec les Barbares et à ses politiques bien plus efficaces d'assimilation plutôt que de lutte ouverte, ou aux préceptes de Sun-Tzu dans L'Art de la Guerre, dont se sont certainement inspirés les stratèges de la Culture.
Roman politique, par le thème du Jeu comme miroir déformant d'une société et de sa stratification, roman d'espionnage aussi, digne des montages les plus tordus de l'Intelligence Service (pardon, de la section Circonstances Spéciales du service Contact de la Culture), l'Homme des jeux est parsemé d'humour, ce qui n'est pas pour déplaire.
Rendons grâce au remarquable travail du traducteur — ici Hélène Collon — qui a pu restituer l'originalité verbale de Banks. Jugez plutôt, avec ce passage où un compagnon de Jernau Gurgeh commande un cocktail au Module domestique : « Je voudrais une double dose standard de staol avec du vin de foie d'aile-gauchie shungustériaung ; mettez par-dessus une bouchée d'esprit-de-cruchen d'Eflyre-Vrille dans une mousse de cascalo moyen, le tout surmonté de bizarelles rôties et servi dans un bol-osmose tippraulique de force trois, ou ce que vous pourrez concocter de plus approchant.
— L'aile-gauchie, vous la voulez mâle ou femelle ? » s'enquit le module.
— « Dans un endroit pareil ? » s'esclaffa Za. « Mais voyons — les deux ! ».
Un thème presque obligé des romans de S.-F. récents qui décrivent des sociétés galactiques (cycle d'Hypérion de Dan Simmons, cycle d'Ender d'Orson Scott Card), est celui des Intelligences Artificielles, forcément toutes-puissantes, quasi-divines, qui “font tourner le cosmos” ou presque. Le monde de la Culture n'y échappe pas, mais Banks met en scène au quotidien, des “drones”, intelligences “de bas de gamme” comparées aux grandes IA qui gèrent le réseau ou sont aux commandes des Engins Spatiaux, et qui ressemblent bien plus à des petits robots sympathiques qu'à des entités lointaines et désincarnées. Affublés de noms interminables et d'un sens de l'humour douteux, ils veillent sur leurs “maîtres” humains avec logique et compassion, sans pour autant connaître les Lois de la Robotique. Jernau Gurgeh et son compagnon, le drone Flère-Imsaho, forment ainsi un couple contrasté et comique où les états d'âme et le calcul ne sont pas nécessairement l'apanage de l'humain ou de la machine.
L'idée d'une société contrôlée par un Jeu n'est pas neuve. On songera par exemple à Loterie solaire, le premier roman de Philip K. Dick, où le maître du monde est tiré au sort ; mais aussi, surtout, à ce petit texte superbe de J. L. Borges, "Loterie à Babylone", qui montre comment un jeu finit par contaminer la société et le monde ; ou encore au monumental Jeu des perles de verre de Hermann Hesse, récit d'anticipation utopiste qui se présente comme une somme philosophique et reste inégalé dans le genre.
Bien que n'apportant rien de fondamentalement nouveau à la S.-F., Iain M. Banks crée avec la Culture un univers en forme de toile d'araignée qui n'est pas sans nous rappeler cette autre toile très lâche et très belle des Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith, un des tout grands classiques du genre ; il prouve surtout qu'à côté des grandes machines littéraires américaines, il existe une autre manière de faire du space opera, plus impertinente, plus critique… plus européenne peut-être ?
Notes
[1] Un petit détail irritant : pourquoi ne pas avoir respecté cette identité de l'auteur sur la page de couverture du Livre de Poche, identité dont Klein dit lui-même qu'elle est « le pseudonyme le plus concis et plus transparent » qu'il ait jamais rencontré ?
[2] Terme imaginé par le philosophe anglais Thomas Hobbes, pour parler de l'État.