Richard Canal : Aube noire : de Babylone à Zion
roman de Science-Fiction, 1994
Décidément, le dernier roman de Richard Canal démontre la justesse de la maxime énoncée jadis dans le Petit silence illustré : « C'est en écrivain qu'on devient écriveron. »
. Aube noire, dernier fruit de son obsessionnel travail sur les relations entre négritude et informatique, offre une qualité, une rigueur, une efficacité d'écriture qu'aucune de ses œuvres précédentes n'atteignit à ce jour. À propos de Swap-Swap, paru il y a quatre ans, j'écrivais ici même : « Il demeure quelque chose d'intrigant chez l'auteur dans sa volonté affirmée de considérer la thématique contemporaine [de la SF] comme une pâte malléable qu'à force de briser, de mouler et de recuire, l'écrivain pourrait un jour transformer en œuvre originale. »
. C'est fait.
Dans l'affolement prospectif qui agite les esprits à l'aube du troisième millénaire, la plupart des futurologues renoncent à envisager le destin de l'Afrique ; peu nombreux sont ceux qui lui prophétisent un avenir rassurant. Faisant fi du pessimisme général qui accompagne les pronostics économiques, culturels, politiques sur la santé de ce continent, au propre et au figuré, Richard Canal n'hésite pas à l'imaginer triomphant. Il en suppute l'évidence dans le débarquement des premiers astronautes africains sur Mars. Au moment où les Blancs, aux États-Unis en pleine récession, détournent les cargaisons humanitaires envoyées au secours des minorités noires par leurs frères de couleur. Les autorités de la Maison-Blanche contraignent leurs “nègres” au départ pour l'Afrique en les privant de permis de travail. C'est l'atout de la fiction spéculative d'autoriser les hypothèses les plus invraisemblables. Canal ne s'en prive pas au nom de sa passion pour la négritude. La logique voudrait qu'il en démontre l'aspect plausible. Poursuivant le thème récurrent qui l'habite, il espère qu'en associant transfert technologique et imagination primitive, métissage au plus noble sens du terme, l'Afrique se libérera de ses démons. Mais c'est par la négative qu'il tente de convaincre, en s'acharnant sur la déroute de l'intégration du peuple noir aux USA. L'univers parallèle d'Aube noire ressemble affreusement à notre présent qui déchante. Dans cette histoire de naufrage, l'oppresseur ne reconnaît même plus les vertus de ses esclaves. Tandis que ces derniers admettent à contrecœur qu'ils ne deviendront jamais Américains.
À Ocean City, port de Louisiane où tout est gris, sale, pue le gasoil et la purification ethnique, Slim Fat Peabody, ancien boxeur, joueur de trompette, voit s'enfuir sa femme et sa fille pour l'eldorado africain. Elles mourront dans un naufrage. Son fils, Sonny, tourne mal dans le ghetto. Quant à son autre fille, Althea, l'Arlésienne de ce texte en forme de sanglot, elle pirate les banques de données au nom d'une Fraction armée noire, digne des Black Muslims, pour mettre à bas l'empire blanc. Seul Killer Joe, son rat de combat, procure d'ultimes satisfactions à ce bon chrétien, cet idéaliste en manque d'Amérique. Après une succession d'épisodes tragiques, la mort de l'animal, en point de suspension sur toute la durée du livre, mettra un terme à ses illusions.
L'art de Richard Canal consiste à faire vibrer les mots pour en tirer un maximum d'effets sonores. Aube noire est un roman blues, un roman jazz qu'on écoute en lisant, tant le phrasé du verbe suggère les breaks successifs de l'alto et du piano, de la batterie, de la basse, et de la trompette surtout. Son tempo déchirant ignore superbement le scénario mis en place jusqu'à faire oublier qu'il s'agit un roman de Science-Fiction.