Keep Watching the Skies! nº 9, octobre 1994
Richard Canal : Aube noire – De Babylone à Zion
roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Pascal J. Thomas
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Si depuis un siècle nous avons appris à situer Babylone bien à l'ouest de son antique siège — la capitale de la dépravation s'étant maintenant stabilisée quelque part en Californie du Sud —, nous n'avons pas encore l'habitude de chercher la Terre Promise là où la placent les personnages de Richard Canal : sur les côtes de l'Afrique Occidentale. Quoiqu'il se déroule entièrement en Amérique, ce roman se situe dans le même univers que les deux précédents par le même auteur : Swap-Swap et Ombres blanches ; un univers où l'Afrique, en pleine ascension, a pris le dessus sur un monde “blanc” (Europe, Amérique) exsangue et terrassé par une crise mal précisée.
À la lecture des premières pages du livre, à voir l'homme de charge noir humilié par ses patrons blancs [1], on se croirait dans une Afrique en proie au colonialisme le plus hargneux. Dès la sortie du quartier privilégié, pourtant, la vérité est dévoilée : si Slim Peabody nettoie des piscines, ce n'est qu'un à-côté temporaire, en sus de son état de trompettiste de jazz, et la scène se situe en Louisiane, dans des États-Unis où le contraste entre Noirs et Blancs a été brutalement solarisé par — semble-t-il — une catastrophe climatique qui a pour résultat une pénurie alimentaire et le désir de la population dominante du pays de chasser sa minorité colorée vers son Afrique d'origine.
Quoique Slim pratique un jazz pétri de New Orleans, Canal n'a pas jugé bon de situer son action dans la ville elle-même, mais plutôt dans une cité nouvelle, moitié taudis, grossie de l'afflux de réfugiés des États du Nord : Ocean City, où viennent accoster les cargos africains à destination des côtes de la liberté, pour repartir bourrés de leur cargaison humaine. Ocean City, avec sa division sociale stricte et son désespoir intégré, refuse le potentiel touristique qui aurait été celui de la Nouvelle Orléans elle-même, et met en place un décor de tragédie sans compromission.
Slim n'est pas seul dans la vie ou dans le roman, qui accorde une grande importance à sa famille, et en particulier à son fils Sonny, déjà rebelle malgré son jeune âge (douze ans). Il faut dire qu'il a devant lui l'exemple de sa grande sœur Althea, crainte et haïe des Blancs pour ses prouesses de pirate informatique. La mère et l'autre sœur de Sonny, elles, se contentent de tourner leurs regards vers l'Afrique ; où elles espèrent émigrer. Et pourtant Slim reste, lui, au risque de se faire traiter d'“Oncle Tom”, un homme profondément religieux, fidèle à l'Église catholique — ce choix particulier, un peu curieux dans la sociologie religieuse américaine, n'est pas expliqué dans le livre. La grande affaire du roman sera la retrouvaille du respect mutuel entre père et fils.
Autour de Slim tournent des figures que je qualifierais de plus pâles si leur pigmentation cutanée ne rendait souvent l'adjectif ridicule : ses musiciens, un quatuor de jazz dynamisé par son leader, un trompettiste rival, son vieux père, une dame qui vient l'aider à la maison ; et puis des blancs, certains odieux comme Anderson, policier sadique et raciste, d'autres complices plus ou moins discrets (le père Sheldon, le gamin qui fait le guet quand ils répètent des morceaux interdits, l'impresario amateur de jazz qui leur permet de voir à la télé le débarquement sur Mars d'un astronaute africain, l'organisatrice des combats de rats qui engage Killer, l'animal amoureusement entraîné par Slim…). Le noir-et-blanc impitoyable de Canal se mâtine donc de nuances de gris, nuances que l'on trouve aussi du côté de la communauté noire, qui comporte sa part de collaborateurs ou d'extrémistes inconscients. De ce point de vue, la description des tensions au sein de la bande mi-résistante, mi-délinquante à laquelle appartient Sonny est magnifiquement bien vue ; dans le monde actuel aussi, la ligne entre revendication sociale et délinquance est souvent brouillée par des individus malhonnêtes, et la communauté noire souffre aussi des excès de ses propres membres.
L'aspect global, “politique”, du livre est cependant volontairement mis en arrière. Cela peut être gênant, d'abord parce que l'on ne comprend pas toujours les tenants et les aboutissants des péripéties, ni le sens de certains points de décor (la neige qui tombe à foison en fin de livre est-elle justifiée par les changements climatiques ? Elle ne me semble pas correspondre au climat habituel de la Louisiane). Ensuite, c'est plus gênant pour un lecteur de S.-F. comme moi, parce que c'est justement une des choses que j'attends de la Science-Fiction que la construction d'un monde, l'invention soigneuse de ses rapports sociaux, économiques, politiques et qu'elle nous fasse partager — de façon plus ou moins directe — le plaisir de la construction.
Puisque j'en suis à énoncer des principes généraux, je me permets une petite digression : notre estimée rédactrice-en-chef me reprochait, hors antenne [2], de ne pas avoir jugé assez sévèrement Mars la rouge de Kim Stanley Robinson sur ce chapitre du respect des finalités propres à la S.-F. ; au cœur de ce livre — qui vient, soit dit en passant, de remporter un Prix Nebula — se trouvaient pourtant deux problématiques : d'une part celle de l'écologie, qui s'est développée dans notre société en même temps que mûrissait la S.-F., et qui a souvent fait un bout de chemin avec elle — parce que l'écologie, comme la S.-F., doit prendre en considération la totalité du monde pour son système, et non pas les sous-systèmes à courte vue que dicte l'analyse de rentabilité immédiate —, et d'autre part celle de l'utopie, dont il n'est pas besoin de rappeler le rôle de précurseur par rapport au genre qui nous préoccupe.
Rien de tout cela dans Aube noire, qui, au sens de Sylvie, doit donc être encore moins de la S.-F. Pourtant ce livre se déroule dans des U.S.A. du futur, avec un cadre social radicalement modifié — qui provient peut-être d'une lecture radicale par l'auteur du passé et du présent bien réels de ce pays —, cadre sans lequel l'histoire ne pourrait se dérouler. Ajoutez à cela la rationalité, ou plutôt en pratique la rationalisation, et vous avez quelque chose comme une définition “large” de la S.-F. Mais Aube noire répond-il même à cette définition large ? Est-il rationnel ou émotionnel, de supposer au jazz, non seulement une survie de deux siècles, toujours dans la communauté noire du Sud, mais surtout la conservation — ou le regain — de sa charge subversive au terme de tant d'années ? Pourrait-on, a contrario, imaginer ce roman resitué dans le Sud ségrégationniste des années 20, avec un Ku Klux Klan d'époque, et la pauvreté qui ne manquait alors pas, sans avoir besoin de faire appel à des changements climatiques ? Après tout, le KKK avait justement à son programme le retour des Noirs en Afrique, et ce programme a reçu un début d'exécution, dans une tout autre perspective, par les Noirs américains qui ont fondé le Libéria — le continent noir n'a pas toujours eu l'épouvantable image que nous lui connaissons dans les années 90.
Un juge sévère pourrait conclure au défaut de S.-F. dans le roman de Canal, une fois effectuées les petites corrections qui s'imposent : la piraterie informatique deviendra sabotage ordinaire, excitation à la révolte des esclaves ou des ouvriers agricoles — il y en eut — ; la réglementation des musiciens noirs peut s'imaginer au niveau local, impulsée par des ligues de vertu voyant le jazz comme une musique satanique ; seule la grande marche pacifique de protestation qui se produit vers la fin du livre — avec les effets sanglants que l'on imagine malgré tout — ne peut guère se replacer que dans le cadre du mouvement pour les droits civiques, de Martin Luther King, donc de trente ans plus tard environ.
Ce jeu d'exhumation des sources pourrait toutefois se jouer sur bien des œuvres de S.-F. et, poussé à son extrémité, vider le canon d'œuvres que l'on ne songerait jamais à déloger (Fondation…). Je préfère apprécier le livre tel qu'il est, avec la brutalité a-historique qu'il donne aux rapports raciaux et me réjouir de l'unité qu'il tire de sa limitation du champ de vision aux tribulations d'un père et de son fils. C'était à mon sens le principal défaut d'Ombres blanches que de ne pas avoir réussi à fixer l'attention du lecteur sur une ligne dramatique. Dans cette optique, je vois comme un affaiblissement du pouvoir percussif du livre cette diversité des entreprises menées par Slim et Sonny pour lutter contre leur sort (musique ou combat de rats ? Intifada noire ou piratage informatique ? Trop de pistes s'ouvrent, trop peu aboutissent, ou alors, il faut supposer au roman cette logique du désespoir que Canal décèle dans le discours sur le Tiers Monde et veut refuser). Cela demeure un détail, qui comme avant me fait ranger Canal dans la catégorie très réduite des écrivains dont je souhaiterais qu'ils veuillent bien nous livrer des ouvrages un peu plus longs.
Je les souhaiterais plus longs aussi parce que c'est un plaisir que de les lire ; quel plaisir après les phrases lourdes de clichés de Bordage, que de trouver des paragraphes où l'originalité de l'expression pouvait me forcer à m'arrêter sur ma lecture ! Toutefois, j'ai eu l'impression que cette fois-ci, Canal a trouvé le point d'équilibre entre raffinement de l'écriture et accessibilité — équilibre qui n'est peut-être pas étranger au fait que les situations décrites sont moins éloignées de notre connu, plus immédiatement appréhensibles. Curval avait, il y a bien longtemps, énoncé une loi d'inverse proportionnalité entre la recherche de style et l'étrangeté du contenu ! Avec, donc, le mot d'avertissement ci-dessus pour les amateurs de S.-F. pure, je me permets de vous recommander ce livre comme mon préféré parmi les romans de Richard Canal parus à ce jour.
Notes
[1] Il est dommage que cette “accroche” magnifique, en début de livre, ne soit guère suivie : la vie de Slim telle qu'elle nous est montrée ne fait par la suite plus jamais la moindre place à des petits boulots similaires…
[2] Dans l'AAAPA, nº 123.