William Gibson & Bruce Sterling : la Machine à différences
(the Difference engine, 1990)
roman de Science-Fiction
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Puissante machine à voyager dans le temps parallèle, l'uchronie constitue un merveilleux outil de production spéculative à l'usage d'écrivains à l'imagination disciplinée. Il s'agit, pour ceux qui ne connaîtraient pas les clés du genre, d'associer à une époque choisie des faits historiques ou scientifiques qui ne la concernent pas, puisqu'ils ont été éliminés par l'évolution de la société. C'est pourquoi l'uchronie, qu'on nomme aussi “fille naturelle de la Science-Fiction”, permet de créer à loisir des thèmes et variations sur la réalité en la faisant diverger d'une manière logique puisqu'elle contient en germe des éléments de référence crédibles pour un lecteur raisonnablement instruit.
Dans la Machine à différences, William Gibson et Bruce Sterling supposent qu'en 1855, sous l'influence du radical Lord Byron, devenu premier ministre de la reine Victoria, la société anglaise s'est tournée vers une industrialisation à outrance. Dans le foisonnement d'inventions qui naissaient au xixe siècle, les choix d'une Europe déviante n'ont pas correspondu aux nôtres. Ainsi, la vapeur a pris le pas sur le moteur à explosion, les vapomobiles sillonnent le territoire britannique tandis que des transports sous-terrestres alimentés par la même énergie contribuent à faire de Londres le temple de la pollution, siège de la Puanteur. Comble de la différence, l'ordinateur existe déjà, mais il fonctionne à l'aide de bielles et de cartes mécanographiques. Les plus recherchées sont nommées “du Grand Napoléon”, la puissante machine de l'Académie française à côté de laquelle celles de la police londonienne font figure de jouets.
Dans un coffret mystérieux, une pile de cartes blanchâtres contiendrait une série d'hypothèses mathématiques enchâssées dont la mise en service pourrait transformer radicalement les données de l'informatique naissante en faveur de l'Angleterre. Elles échoient à un certain Edward Mallory, explorateur et paléontologue.
Véritable manuel pour romanciers bricoleurs, la Machine à différences démontre que le principe d'accumulation en SF ne conduit pas toujours à des œuvres majeures. J'imagine fort bien Sterling et Gibson, feuilletant l'équivalent américain de Je sais tout pour y puiser avec jubilation un matériel délirant d'inventions avortées. Puis, après plusieurs prises de substances réprouvées par la loi ou fortement déconseillées par la médecine, d'écrire un gros paquet de pages pour l'éditeur qui l'attend fébrilement. D'où une succession de descriptions amusantes, de situations pittoresques, noyées à l'intérieur de dialogues interminables, affaiblies par une absence de structure narrative qui nuit fortement à l'intérêt du roman. D'autant qu'il faut adjoindre à cette lecture une forte connaissance de l'Histoire de l'Angleterre qui en nourrit la trame. Ce qui n'est pas mon cas, je l'avoue.
À cela s'ajoute une foule de facéties culturelles, réjouissantes sur le moment. Ainsi, l'interprétation des théories de Marx se rapproche de celles des Marx Brothers ; Shelley, chef de file des révolutionnaires luddites, est exilé à Sainte-Hélène ; l'apprentissage du traitement de texte à pédales, roulement à billes et ruban par Disraeli, avant l'existence de la machine à écrire, est un moment joyeux. Par contre, la carte du monde proposée en pages 6-7 reste une énigme indéchiffrable et non expliquée, même pour Jeanne Calment qui a vécu sous Napoléon III.
Si les auteurs se sont bien divertis — et cela se ressent parfois —, leur version trafiquée de l'Histoire, « pur effet de la contingence ou successions d'horreurs gouvernées par le hasard »
, aurait exigé un minimum de vision politique pour nous séduire.