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Vous êtes ici : Quarante-Deux KWS Sommaire du nº 24-25 la Machine à différences

Keep Watching the Skies! nº 24-25, juin 1997

William Gibson & Bruce Sterling : la Machine à différences

(the Difference engine)

roman de Science-Fiction ~ chroniqué par Christo Datso

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Londres, 1823 : Charles Babbage, jeune étudiant en mathématiques, obtient du gouvernement britannique un soutien financier pour le développement de son Engin Différentiel, une machine à calculer, rapide, précise, destinée à la compilation de tables de navigation et de tables astronomiques. Utilisant la méthode des différences finies, elle permet le calcul d'un polynôme par la seule opération d'addition répétée de différences [1]. Le projet évolue rapidement, et en 1834, Babbage obtient des fonds supplémentaires pour la mise au point d'un Engin Analytique. Il s'agit cette fois d'une machine programmable, utilisant la technique des cartes perforées mise au point par le Français Jacquard au début du siècle sur des métiers à tisser. Quelques années plus tard, Ada (la fille de Lord Byron), comtesse de Lovelace, elle-même mathématicienne inspirée, contribue à la notoriété de Babbage en publiant des commentaires sur ses travaux [2]. En 1851 enfin, Londres, l'orgueilleuse capitale de l'Empire britannique, attire les regards du monde entier avec l'exposition universelle où triomphe le génie de ses industriels et de ses savants. C'est le début d'un demi-siècle de suprématie incontestée : “l'Ère Victorienne”.

Cela aurait pu être aussi le début d'une ère et d'une science nouvelle, si seulement Babbage ne s'était pas dispersé, dilapidant les précieux fonds, gaspillant la confiance de ses investisseurs… L'Engin Différentiel ne vit jamais entièrement le jour ; des versions partielles furent construites en Suède et aux États-Unis, et ce n'est finalement qu'en 1991 qu'il fut élaboré exactement d'après les plans d'origine, au Science Museum de Londres. Nous ne saurons jamais quel aurait été le cours de l'histoire si Babbage avait mené son projet à terme dans les années 1830-1840, sauf, si nous considérons un instant l'hypothèse de ce qui aurait pu être et qui n'est pas advenu, si nous nous prenons au jeu de la simulation.

C'est ce qu'ont réalisé deux écrivains talentueux : William Gibson et Bruce Sterling. Le résultat en est violent, extrême : en plein xixe siècle triomphant, deux révolutions technologiques majeures se conjuguent et démultiplient monstrueusement leurs effets, la vague industrielle du charbon, du gaz et de la vapeur, et la vague de l'intelligence, des machines à roues dentées, bielles et leviers, qui contrôlent l'information. L'Occident est en une seule fois bouleversé, comme il ne le sera plus jamais…

Lord Babbage, en chef du Parti Radical Industriel à la tête de la Chambre des Communes et de la Chambre des Lords, Lady Ada, surnommée “la Reine des machines”, énigmatique et troublante muse qui tire dans l'ombre les cartes du destin, Lord Byron, en Premier Ministre bouillonnant de la Reine Victoria ; voilà quelques-uns des personnages, en toile de fond, de ce roman de Science-Fiction singulier : la Machine à différences, que nous pourrions qualifier de thriller victorien uchronique. William Gibson et Bruce Sterling nous avaient habitués à l'extrapolation du proche futur, sur fond d'apocalypses urbaines et de fascination technologique. Ils ont inventé le genre cyberpunk, un vocabulaire, une esthétique, qui a vite débordé du cadre strict de la littérature de Science-Fiction, pour se disséminer dans les médias, et la technologie elle-même, le succès d'Internet aidant. N'est-il pas étonnant alors, de les retrouver dans une fiction “rétro-futuriste”, dans le sous-genre du “steampunk”, dont ils nous donnent d'ailleurs, avec ce livre, un chef-d'œuvre incontestable [3] ?

Ce n'est pas la moindre curiosité de la Machine à différences, que d'affirmer bien au contraire la modernité et l'originalité de son propos. Peut-être est-ce l'effet du hasard, mais nous en doutons — Gibson et Sterling connaissent trop bien l'histoire, et donc l'histoire de la S.-F. — si ce roman, bien que paru au début des années 90, effectue comme un retour sur la scientific romance. Il y a exactement un siècle en effet, entre 1895 et 1898, qu'Herbert George Wells publiait les chefs-d'œuvre qui marquèrent tant, et encore aujourd'hui, toute la Science-Fiction moderne. Mais un siècle de littérature de Science-Fiction ne ramène pas au plagiat du passé. Gibson et Sterling utilisent intelligemment le contexte de l'époque, pour raconter une histoire crédible, solidement charpentée autour de cinq grands chapitres, cinq itérations successives d'une même opération, qui finit par réduire tout l'assemblage, toutes les différences qui traversent les couches du roman -— couche technologique, géopolitique, sociale, policière, épistémologique même (nous avons droit à de brillants développements, romancés, d'une théorie du Chaos avant la lettre) — à une métaphore mathématique sur les limites du machinisme et de l'intelligence, sur l'incomplétude fondamentale des systèmes supérieurs.

La réussite du roman, c'est la maîtrise parfaire de son sujet, tant sur le fond que dans la forme.

L'Angleterre victorienne est peut-être devenue, pour quelques écrivains parmi les plus à l'avant-garde de la Science-Fiction, le foyer de concentration imaginaire de nos sociétés en rupture. Que ce soit à travers les crises de la mondialisation ou des technologies de l'information, à travers l'angoisse d'une nouvelle société duale, ils cherchent à comprendre l'origine de nos maux, ils cherchent dans le passé des clés pour mieux comprendre le présent. L'uchronie, tout comme le genre utopique en son temps, n'est pas qu'un pur jeu de l'esprit, mais une mise en différences de l'imaginaire et du réel, du passé et du présent.

Mais que de regrets, la lecture achevée, de ne pouvoir contempler les rutilantes Machines, leurs milles de longueur de câblage interne, puissance-processeur à l'état pur, délices kinotropiques et pointages algorithmiques de cartes perforées… Ces cartes, un programme mystérieux, autour desquelles tout s'enroule en spirale et s'envole dans la vapeur des nombres premiers.

Notes

[1] Considérons par exemple les cubes de la suite des naturels : 1 8 27 64 125 216…

Si nous calculons les différences entre les nombres adjacents de la suite, nous obtenons : 7 19 37 61 91… Si nous recalculons les différences entre cette nouvelle suite : 12 18 24 30… Et une troisième fois : 6 6 6… Chaque troisième différence vaut six.

Cela étant, la prochaine deuxième différence après 30 sera 36, et la prochaine première différence sera 91 + 36 = 127, et le cube suivant : 216 + 127 = 343 (qui est bien 73).

Il est donc possible de calculer une table des cubes sans multiplication ; il suffit de déterminer quelques premières et secondes différences, et puis d'additionner.

[2] Anthony Ralston et Edwin D. Reilly [dirigée par] : Encyclopedia of computer science. Troisième édition. Londres : Chapman & Hall, 1993.

[3] Et néanmoins contesté ; voir chronique de Noé Gaillard dans KWS 23 —NdlR.