Alchimie spéculative
Prenons le cas de J. Gregory Keyes, dont on vient de publier en français les Démons du Roi-Soleil. Le style de Keyes, si brillant soit-il dans les dialogues, n'a guère d'intérêt sur le plan formel. La construction laisse à désirer. L'action s'étire façon chewing gum sur des pages entières. Car il use du principe de rétention qui consiste à éluder la révélation chaque fois qu'on croit apprendre quelque chose d'essentiel.
Et pourtant, ce roman offre bien des attraits grâce à la part de magie qui l'habite. Bergier l'aurait probablement apprécié à cause de son côté Agents secrets contre armes secrètes. On peut parler à son propos d'alchimie spéculative. Les Démons du Roi-Soleil évoquent un dessin animé à la Tex Avery, repensé par Robert-Houdin. Il phosphore au mercure philosophal.
Louis XIV vient d'avoir soixante-douze ans ; grâce à l'élixir persan, il survit à tout le monde. La guerre sévit entre l'Angleterre et la France. D'un côté comme de l'autre, les récentes découvertes de l'alchimie scientifique font envisager une victoire prochaine. Le fervefactum qui fait bouillir le sang pâtit malheureusement d'une portée très courte. Les kraftpistoles sont des armes légères. Il faut trouver plus audacieux, plus destructeur pour remporter la victoire. D'un côté, en Angleterre où il se rend, Benjamin Franklin s'appuie sur les travaux d'Isaac Newton pour transformer l'éthérographe en rayon meurtrier. En France, Adrienne Mornay de Montchevreuil, fraîche émoulue de l'École de Saint-Cyr, devient membre d'une société secrète d'obédience féminine. Si intelligente qu'elle doit cacher son jeu en ce siècle de mâles dominants, elle séduit le roi sans le désirer et se voit confier un travail d'assistante de recherches. L'enjeu est simple : gagner. Mais les procédés sont mirobolants. Tout se joue dans l'affinité entre les métaux et les planètes, voire les comètes. Les descriptions de Keyes à propos de la technologie du xviiie siècle réinventée sont irrésistibles. Je n'hésite pas à citer Newton s'exclamant :
« C'est l'air qui se décompose. La Lux, libérée par le mercure absolu. L'éther même est mis à nu. Nous touchons là à l'essence de la matière. »
Des personnages secondaires comme Voltaire, un certain d'Artagnan, Halley, etc., confèrent au suspense des rebondissements innombrables. Le plus plaisant, c'est qu'en usant de l'alchimie comme base de sa spéculation, Keyes écrit de la vraie Science-Fiction. Ce qui est magique.