Keep Watching the Skies! nº 46, janvier 2003
J. Gregory Keyes : les Démons du Roi-Soleil (l'Âge de déraison – 1)
(Newton's cannon)
roman de Fantasy ~ chroniqué par Jérôme “Al'” Durou
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Goûtez-moi ça : les Démons du Roi-Soleil. Son arôme ne vous rappelle-t-il pas une cuvée voisine, les Conjurés de Florence ? Les romans, initialement, jouissaient de titres similaires dans leur structure : Newton's cannon et Pasquale's angel, respectivement. Deux auteurs différents, J. Gregory Keyes et Paul J. McAuley, pour un même traducteur, le facétieux Olivier Deparis, qui semble s'être fait une spécialité d'une certaine catégorie de titre, voire de roman. Évacuons tout de suite la question des titres, amusante mais dénuée d'intérêt : puisque nous avons affaire à des collections différentes, il ne peut s'agir de l'injonction d'un directeur anticipant sur un lectorat réputé à juste titre pour sa facilité.
De manière moins anecdotique, une documentation historique conséquente, ainsi qu'une réflexion sur la révolution industrielle, unissent ces romans [1]. Paul McAuley plongeait brutalement l'Italie de la Renaissance dans l'ère de la vapeur, consécutivement aux découvertes de Léonard de Vinci ; Gregory Keyes, quant à lui, dès le fameux premier chapitre de genèse qui fit beaucoup pour le caractère tarte à la crème de nombre d'uchronies, autorise Newton à produire du mercure philosophal. Toutefois, si le roman de McAuley relève bien de l'uchronie, puisqu'il part d'une altération binaire d'un événement historique (la mort de Laurent le Magnifique au profit de son frère, lequel donne à Vinci les moyens de concrétiser ses intuitions techniques), celui de Keyes procède en réalité de la Fantasy. En effet, contrairement aux conceptions de l'uchroniste, l'auteur de Fantasy part du principe non-euclidien que pour altérer significativement le cours de l'Histoire, il ne faut pas modifier son tracé mais changer le paysage ; de telle sorte que son cours naturel suive le cours désiré. Donc, afin que Newton réussisse une opération magique, et que cette dernière jette les bases d'une révolution industrielle, le monde lui-même doit receler une magie jusqu'à présent imperceptible, quoique bien réelle.
De même, les deux romans ont emprunté des structures narratives propres aux littératures de genre : l'intrigue des Conjurés de Florence métisse uchronie et polar, tandis que celle des Démons du Roi-Soleil ne métisse rien du tout, puisqu'elle relève du roman d'apprentissage, ou d'initiation. Procédé si archétypal de la Fantasy américaine des trente dernières années, un procédé qui trouve son point culminant en Alvin le Faiseur, que chaque écrivain qui en userait à nouveau mériterait d'être entravé puis jeté à la mer en pâture aux requins, comme d'ailleurs la population de l'Utah dans son ensemble. Pauvres requins.
Deux personnages, dont les destins ne font que s'effleurer, le jeune Benjamin Franklin et la pudique Adrienne, affrontent des forces aussi maléfiques que surnaturelles, pour finalement découvrir leur sexualité ; l'un sur le lit d'une pute puis d'une aventurière, l'autre mariée de force à un débris. Reconnaissons à l'auteur, en dépit d'un handicap certain, de s'être abstenu de dissimuler pareille découverte derrière le paravent miteux de l'accomplissement d'une quête, du braconnage d'une espèce protégée de reptile ou quelque autre substitut.
Le grand mérite du roman, cependant, outre son refus de la pudibonderie, réside dans le regard porté sur la condition féminine. La plupart des romans de Fantasy ayant pour toile de fond une époque révolue, fantasmée ou pas, sauf peut-être l'œuvre de Marion Zimmer Bradley ainsi que le Gloriana de Moorcock, et ce quel que soit le sexe de l'auteur, adoptent le discours dominant de l'époque badigeonnée, à savoir la soumission des femmes envisagée comme un phénomène naturel. Du personnage féminin, la Fantasy old school fait un objet de désir ou de répulsion, selon son âge, ou à la rigueur un objet désirant — quoique passivement. L'étape d'un rite de passage, la simple expression d'une sexualité masculine fruste, immature. Souvent l'auteur se laisse aller à de curieux fantasmes exprimés de manière symbolique [2]. Ou alors rien du tout, l'intrigue s'efforçant de bannir tout élément explicite de sexualité, de féminité ou d'idées progressistes. Le plus abject se trouve sous la plume de J. R. R. Tolkien, qui vers la conclusion du Seigneur des anneaux fit l'apologie de la virginité, pour lui caractéristique indissociable de la fière jeune fille nordique ; curieuse immixtion, très Volk, de la répulsion chrétienne pour tout ce qui touche à la procréation. Keyes quant à lui, n'ignore rien de la vie difficile des femmes du xviiie siècle. Adrienne ainsi que d'autres personnages de son sexe se travestissent régulièrement, au fil du roman, ou complotent dans le cadre d'une société secrète : loin de pitreries à la Rocambole, il s'agit d'une nécessité, alors qu'on ne considérait pas le savoir scientifique comme adapté à la féminité, de même que toute responsabilité ne relevant pas de la gestion d'un ménage, voire la simple liberté de mouvement, et qu'une forte pression sociale exerçait sa tyrannie ; une pression aussi bien masculine que féminine, d'ailleurs. L'auteur s'efforce de ne pas négliger la question des convenances, qui exigeait par exemple qu'un chaperon assène son indiscrétion à toute fille à marier. Le dépucelage d'un Benjamin Franklin excessivement gamin fait pâle figure en comparaison de la découverte par Adrienne, en catastrophe, du plaisir ainsi que du sentiment amoureux.
Toutefois, alors que le roman se hisse au-dessus du tout-venant, il laisse une impression de légèreté mâtinée de noirceur, l'une aussi gratuite que l'autre. Il y a ces clins d'œil à Alexandre Dumas qui laissent suspecter une émulation, alors que l'on gagne toujours à demeurer le plus personnel, quitte à admettre que l'on ne crée pas ex nihilo. Plus grave, la personnalité des personnages relève le plus souvent du cliché, non pas que l'auteur ait choisi de sacrifier les personnages aux péripéties, car il leur consacre la juste part ; disons qu'il éprouve des difficultés à s'aventurer au-delà de quelques traits simples, relevants d'une sorte de vulgate psychologique. Ce n'est pas le cas de tous les personnages, cependant la plupart laissent ce sentiment de superficialité convenue.
Du lambda, du moyen, du prévisible. Benjamin Franklin, par exemple, se résume en un gamin américain dur à la tâche et coincé, naïvement roublard et ambitieux. Rien ne laisse présager l'homme politique d'une certaine ampleur. L'auteur, dans le portrait de ses personnages, dans son jeu de marionnettiste, possède une technique indubitable, mais aucun talent. Un dernier reproche : encore une trilogie ; par conséquent l'intrigue, morcelée, ne se suffit pas à elle-même. Quantité de ses éléments courent vers la falaise sans pour autant s'arrêter, et font une chute fatale dans l'esprit du lecteur qui tourne la dernière page. Assez des trilogies, pentalogies et cycles interminables !!! Quitte à ce que le volume accuse son obésité, la politesse la plus élémentaire serait de conclure. Ce qu'on accepte d'un feuilleton construit sur ses rebondissements, ce qui en fait même le charme addictif, n'a pas lieu d'être dans l'écriture romanesque qui n'en relève pas. Là je m'adresse à tous les auteurs de Fantasy prétendument historique : ce que vous cherchez vainement à imiter par l'inflation de votre prose, bande d'ignares, tous ces récits mythiques, ces sagas, ces romans médiévaux, hé bien ils étaient courts : il fallait économiser le parchemin !!! L'Iliade tient en un volume de poche, et je ne parle même pas des Islandais, maîtres incontestés de la concision. Pour écrire long il faut avoir le souffle, la maestria emphatique des écrivains du xixe siècle. C'est de toute manière passé de mode au xxe siècle, et déjà Robert Louis Stevenson écrivait, alors que sévissaient les glorieux pachydermes, que celui qui résumerait le journal du jour en quelques mots obtiendrait là l'essence du genre épique [3].
Que tout cela ne m'empêche pas de terminer en écrivant que j'ai quand même passé un moment agréable en compagnie des Démons du Roi-Soleil, mais sans plus.
Notes
[1] Caractéristiques qui se rencontrent assez souvent dès que l'on oublie le Moyen-Âge, période dont l'obscurantisme continue de projeter son ombre sur la production de Fantasy.
[2] Je songe à l'allusion au symbolisme phallique omniprésent en Heroic Fantasy, que fit Norman Spinrad dans la pseudo-préface de Rêve de fer (Presses Pocket). Dans la foulée, j'ai aussi en mémoire un commentaire de Fritz Leiber sur sa propre production. On trouve d'étranges paraboles jusque dans la production récente : une nymphe de glace tente de séduire un personnage p. 155 et 156 du Loup de Deb (Nicolas Jarry, Mnémos), afin de le tuer, « son corps nu et froid se détendit pour enserrer le voleur qui ne put esquiver l'attaque », lequel résiste car « on ne vole pas l'amant de Océan ». La naïveté de la scène ne laisse pas supposer qu'il assume.
[3] Cité de mémoire, très approximativement.