A.E. van Vogt ou la Démence rationalisée
avec Richard Chomet en tant que Mark Starr, au sommaire de la revue Fiction, 1956
Cet article sur Van Vogt a été pensé à deux, Richard Chomet et moi-même, d'où le pseudonyme parfois utilisé dans Fiction pour le signer. Il est vraisemblable que je suis responsable de la rédaction finale car Richard Chomet, alors étudiant en médecine, n'aimait pas trop écrire un texte qui dépasse les dimensions d'une ordonnance. Toutefois, sans lui, cet article n'aurait jamais été écrit car sa connaissance de l'anglais et sa bibliothèque concernant notre victime dépassaient de beaucoup les miennes. Je maintiens donc qu'il s'agit d'une collaboration dont je ne saurais m'attribuer la teneur.
À la relecture, en juillet 2018, j'estime que j'aurais été beaucoup moins sévère par la suite à l'endroit de Van Vogt et je me demande même pourquoi nous l'avons été sur le moment. Je tiens aujourd'hui Van Vogt pour un des plus grands écrivains américains de Science-Fiction et l'influence qu'il a exercée sur de nombreux auteurs ultérieurs, dont Philip K. Dick, pour déterminante.
Si Richard est en désaccord, qu'il le dise…
Par nature, la Science-Fiction est surprenante, mais il arrive parfois que ceux qui l'écrivent soient plus extraordinaires que leurs œuvres.
Tel est bien le cas d'Alfred Elton van Vogt, Canadien d'origine né en 1912.(1)
De son propre aveu, il apprit à écrire en composant des “drames vécus” et des “confessions véridiques” pour différents magazines populaires à gros tirage. Ce n'est qu'au cours de l'année 1939 qu'il débuta dans Astounding science-fiction avec "Black destroyer", qui obtint d'emblée un gros succès. Cela sans doute décida John W. Campbell, Jr., rédacteur en chef de la revue, à publier par la suite la première nouvelle de Van Vogt, "Vault of the beast", qu'il avait primitivement refusée. D'ailleurs, Campbell s'habitua certainement au style et aux idées de Van Vogt, puisque pendant près de dix ans celui-ci demeura, avec Isaac Asimov, Robert A. Heinlein, Henry Kuttner et Jack Williamson, un des auteurs “maison” du célèbre magazine où il publia successivement en feuilletons "Slan", "the Weapon makers", "World of Ā", "the Players of Ā", qui furent autant de réussites.
Il a pêché un peu partout les éléments d'une culture plutôt hétéroclite, bourrée de notions scientifiques, sociologiques, axiomatiques, souvent déformées, plus ou moins exactes, mais obligatoirement paradoxales. Ayant absorbé, malaxé, assimilé, parfois assez mal il faut l'avouer, ces matières peu digestes, il en a tiré une quantité incroyable d'histoires.
En effet, Van Vogt est un des plus grands spécialistes américains de la nouvelle de SF et l'on retrouve son nom dans la plupart des anthologies du genre publiées depuis plus de quinze ans.
Il mène son existence au rythme terrifiant de ses romans. En dix ans, il a écrit à peu près un million et demi de mots, soit la valeur de quelque trois cents nouvelles. Cela explique peut-être qu'il n'ait pas joint une grande qualité formelle à une indéniable intelligence.
Entre-temps, il a épousé Edna Mayne Hull, autre auteur de SF fort prisée en Amérique, spécialiste du space opera, et qui a fait partie elle aussi de l'équipe d'Astounding science-fiction.
L'imagination de Van Vogt n'a d'égale que sa curiosité. Cela lui a valu de participer activement aux théories ou aux écoles les plus ahurissantes qu'ait pu produire l'Amérique en un demi-siècle de démence.
Myope, il adopta la méthode du docteur William Bates — celui qui soigna Aldous Huxley avec plus de succès ? — et l'abandonna le jour où il s'aperçut en jouant aux échecs qu'il maniait les pièces de l'adversaire. Puis il entra dans le groupe de sémantique de l'essayiste Alfred Korzybski,(2) qui par la suite l'excommunia et même l'expulsa un soir avec vigueur et rapidité.(3)
À l'heure actuelle, il s'occupe de dianétique, nouvelle science (?) inventée par son collègue et ami, l'écrivain de Science-Fiction L. Ron Hubbard, et qui cherche à débarrasser l'esprit humain de ses “démons” par une technique se rattachant à l'auto-psychanalyse. En outre, Van Vogt s'est intéressé à l'astrophysique, la cosmographie, la neurologie, l'ethnologie et la théorie cyclique de l'Histoire.
Depuis 1950, date de sa conversion à la dianétique, il ne produit presque plus rien, au grand regret de ses nombreux admirateurs. Récemment cependant, il fit sa réapparition dans les suppléments du dimanche de divers journaux américains.
Toutes les conceptions qui ont été ses dadas ont naturellement passé dans ses romans. L'époque sémantique correspond par exemple au Monde des Ā et à "the Players of Ā". Dans the Weapon makers, il a déversé un flot de conceptions technico-sociologiques. Il a même inventé, pour son usage personnel, une demi-douzaine de sciences et au moins une philosophie, le nexialisme, qui permet, dit-il, d'éviter le retour cyclique des catastrophes cosmiques qui menacent les civilisations. Il lui arrive même de cultiver la pure démence, la vraie fantaisie dans des œuvres aussi surprenantes que difficilement compréhensibles. The Book of Ptath est une manière de chef-d'œuvre du genre.
Van Vogt, qui jongle, avec une diabolique habileté, avec les concepts les plus baroques et les plus alléchants, est un auteur passé maître en l'art d'“accrocher” son lecteur. On peut cependant lui reprocher une trop nette tendance à l'obscurité inutile et à une incroyable complication des situations. De fait, c'est dans la nouvelle de moyenne longueur que les critiques s'accordent à reconnaître sa maîtrise. Il a ainsi créé des personnages attachants qu'il suit généralement au cours d'une série de contes que, par la suite, il réunit pour composer un roman. Tel fut par exemple le cas de la Faune de l'espace — c'est pourquoi ce roman est abordable par tous les lecteurs.
D'autre part, son œuvre purement fantastique, totalement inconnue en France, mérite une grande attention car on y rencontre l'ampleur d'inspiration et le sens inné du mystérieux qui donnent à certaines de ses nouvelles une envergure toute lovecraftienne.
C'est que Van Vogt voit les choses sous un angle naturellement démentiel, disproportionné. Les individus s'effacent devant les dynasties, les planètes devant les galaxies, les galaxies devant l'univers. Ce n'est pas en vain que le thème de l'immortalité revient en leitmotiv dans nombre de ses romans. Les époques l'intéressent moins que les ères et cet homme entend dominer non seulement l'histoire d'une branche de la vie mais encore celle de tout un continuum. Son imagination est d'ailleurs à la hauteur de cette conception cosmique. Le monde de Van Vogt est un monde immense dans l'espace et dans le temps. Un univers coloré, grouillant d'Hommes, de machines parfaites et de monstres. Et il semble bien que Van Vogt ait vu ces êtres et ces mondes lointains qu'il décrit, glacés ou enflammés, tandis que s'effondraient en un tourbillon d'astronefs les civilisations. Flâneur et baladin de l'univers…
Van Vogt est-il, en Science-Fiction, un “utopiste” ? On est tenté à première vue de répondre négativement. Le monde de Van Vogt est un monde fantastique, animé, mais ni un monde souhaitable, ni une démonstration de quelque idée utopique. Il semble bien que Van Vogt bâtisse sans plan son univers pour le seul plaisir de le raconter.
L'univers de Van Vogt est en effet un univers physiquement possible quoiqu'assez peu probable. Il est construit de façon scientifique, objective si l'on veut. Il ne sert presque jamais une idée.
La faune propre à Van Vogt apporte une éclatante démonstration de ce fait. Les êtres imaginés par lui sont généralement plus puissants que l'Homme, pris individuellement, bien qu'il leur manque presque toujours la force que donne seul le groupe social. Mais cela ne saurait s'inscrire dans une conception d'ensemble comme c'est le cas pour un écrivain comme H.P. Lovecraft. Chez Van Vogt, le goût de l'aventure domine l'idée.
Quand bien même Van Vogt ne laisserait-il pas une réputation d'écrivain, il conserverait en tout cas le titre de plus grand animalier de la SF. Ses créatures sont à la mesure d'une planète ou d'un univers. Elles sont dangereuses ou amicales, ont leurs défauts, leur psychologie, leur cadre. Ce sont par exemple les Rulls, ces sortes de vers géants qui peuplent la galaxie M31, qui sont doués d'une très vive intelligence et adorent les Humains, surtout sous forme d'un de leurs plats favoris. Ce sont les Riims, dont l'étrange qualité télépathique détermine la structure sociale. Certaines espèces ont dominé l'univers, telle celle des Ixtl, dont les survivants déchus rêvent à leur puissance perdue. Ce peuvent être de farouches individualistes comme l'Ezwal, ce monstre énorme de la planète de Carson, doté d'une prodigieuse intelligence, mais répugnant à toute forme de coopération.
Mais nulle part ne semble exister, chez ces êtres, une société parfaite, idéale.
L'attitude de Van Vogt vis-à-vis d'eux est celle du naturaliste étudiant des cas qui lui sont imposés par la nature, et non celle du dieu construisant selon son goût ou ses idées. Et cela sans doute est à la source de l'intérêt que sait susciter Van Vogt autour de ses monstres. Ses erreurs biologiques sont souvent grossières. Il est préférable de ne pas insister sur sa métaphysique ou sur sa psychologie. Mais ses monstres, tout imparfaits qu'ils soient, ont quelque chose, une précision dans le détail, une insistance dans la description, qui force l'attention. Nous n'assistons pas à la formation de ces êtres, nous sommes obligés de les prendre dès l'abord tels qu'ils sont et nous finissons par les admettre très bien. Mais cela suppose une familiarité extraordinaire de l'auteur avec ses créations. Il ne suffit pas qu'elles naissent sous sa plume, il est nécessaire qu'il en ait déterminé le moindre détail avant de commencer à écrire.
C'est effectivement une des qualités maîtresses de Van Vogt, qui rachète bien des faiblesses, que ce pouvoir de visualisation. Il est indéniable que Van Vogt vit dans un univers, et à force de précision, cet univers devient cohérent, ou tout au moins autant que peut l'être le nôtre. Mais cet univers n'a pas intellectuellement de sens. Il n'appartient pas au monde de l'Utopie, mais bien, selon le mot d'un critique américain, à celui de la Futopie, ce monde étonnant qui commence demain. Sa seule signification est, en quelque sorte, artistique. Il vaut par lui-même et pour lui-même.
Nulle différence lorsque Van Vogt décrit des sociétés humaines. The Weapon shops of Isher et the Weapon makers, qui constituent une série extrêmement intéressante — espérons un jour la voir traduite en français — et qui tourne autour du personnage extraordinaire de l'immortel Robert Hedrock, sont la description d'une expérience sociologique, rien de plus. Ces deux romans racontent l'histoire de la longue lutte qui a opposé les empereurs d'Isher aux Fabricants d'armes. Lutte soigneusement entretenue d'ailleurs par Robert Hedrock, parce qu'elle permet, en interdisant tout pouvoir absolu, de maintenir une paix et une liberté relatives. C'est là la solution anti-utopique par excellence. Elle repose sur un profond pessimisme, ou tout au moins sur un optimisme très limité à l'égard de l'espèce humaine. Il ne s'agit pas de bâtir une société parfaite ou d'obtenir seulement un jour une société meilleure. Il s'agit seulement de conserver les éléments préférables d'une société existante.
Cette attitude du naturaliste, Van Vogt la conserve même lorsqu'il étudie la portée de nouveaux pouvoirs concédés à l'espèce humaine. Qu'il s'agisse des Slans, ces mutants destinés à remplacer l'Homme, ou des immortels de the House that stood still, seuls sont modifiés leurs pouvoirs ou la durée de leur vie. Le progrès, s'il en est un, porte uniquement sur les moyens. Le problème des fins n'est jamais effleuré.
Pourtant, la personnalité de Van Vogt perce quand même dans son œuvre. On y trouve riche matière à psychanalyse ou à dianétique — ainsi qu'une tendance à la crédulité symétrique de celle que nous avons rencontrée dans sa vie. Le visionnaire l'emporte facilement sur l'intellectuel, quoique le personnage d'ensemble aime à passer pour un intellectuel froid. De ce fait, les solutions ou les souhaits que peut préconiser ou émettre Van Vogt seront intelligents, mais significatifs aussi quant aux préoccupations de leur auteur.
Et c'est par ce biais que Van Vogt rejoint en définitive — et malgré les apparences premières — l'utopie plus classique. Il s'écarte même alors de la Science-Fiction. Son but n'est plus l'aventure, mais devient la description d'un monde à la fois possible et idéal. Le naturaliste s'est pratiquement doublé d'un moraliste : et nous atteignons le Monde des Ā.
Le Monde des Ā comprend une série de deux romans, dont le premier a été publié dans notre pays sous ce titre et dont le second, the Players of Ā, attend encore sa parution en français. Sous l'angle de l'utopie ou même plus généralement de la construction ou du style, le premier est très supérieur au second qui n'est qu'un bon space opera. C'est que le premier est une intelligente description d'une société fondée sur les conceptions de Korzybski, tandis que le second, écrit après la rupture intervenue entre Van Vogt et le groupe de Korzybski, ne l'a été que pour satisfaire aux exigences d'une clientèle qui adore retrouver ses héros favoris.
Les idées de Korzybski sont contestables. Le traitement que leur a fait subir Van Vogt l'est encore plus. Il reste que nous nous trouvons en présence d'une authentique utopie.
Ne sont admis sur Vénus, planète nouvellement conquise et au climat enchanteur, que les individus soigneusement sélectionnés par une Machine, pour leur absence de tendances antisociales, leur équilibre actif, et leur sens de la coopération intelligente.
Une société toute nouvelle se créera donc sur Vénus avec les meilleurs éléments de la Terre, société qui n'étant pas infectée par certains germes mentaux morbides, ne prendra pas la tournure rapidement létale et destructrice des civilisations terriennes. Cela signifie en même temps l'épanouissement conscient et complet des personnalités. L'Homme est enfin parvenu, non à dominer les choses, mais à se dominer lui-même, à être lui-même. Son intégration est accomplie, à la fois sur le plan social et sur le plan individuel. Un tel résultat est obtenu grâce à un entraînement approprié. Et l'auteur laisse espérer que finalement cette nouvelle civilisation remplacera l'ancienne culture humaine à base de violence animale, car les Vénusiens, loin de se désintéresser de la Terre, y reviennent fréquemment pour soigner ou entraîner leurs frères terriens moins heureux ou moins doués.
L'organisation sociale de ce monde est très proche de l'anarchie. La notion de l'État comme contrainte sociale n'y a aucune signification. Un droit écrit n'a de sens qu'au niveau d'un cadre extrêmement large. En effet, tout acte à caractère délictueux peut être présumé n'en être pas un, puisque son auteur est théoriquement incapable de commettre d'acte dangereux pour la société.
À la base du crime, il y a maladie, intégration déficiente, révolte, or cette révolte n'a plus de raison d'être.
Enfin, même si de tels actes étaient commis, n'importe quel Vénusien serait capable de les juger et d'adopter l'attitude nécessaire pour les réparer ou empêcher leur retour.
C'est qu'une telle utopie ne repose pas sur une conception aristotélicienne du monde. On ne peut juger sur Vénus par rapport à une échelle de valeur fixe et absolue. Il est devenu courant sur Vénus de ne pas confondre les mots et ce qu'ils signifient. Le non-Aristotélisme ou non-A triomphe, avec sa pensée infiniment plus nuancée, volontairement plus objective, expérimentale.
Deux points importants. Tout d'abord, le thème de la Machine. La constitution d'une telle société exige un choix parmi les individus. Il n'y a évidemment pas des bons et des méchants, mais des plus ou moins bons, selon les structures personnelles et les conditions. Il s'agit du reste en définitive d'améliorer ces structures et de ne plus laisser les conditions au hasard.
Mais pour opérer ce choix, on ne peut raisonnablement faire appel aux Humains, non pas que certains d'entre eux n'en soient pas capables, mais parce que cela comporte trop de dangers. Aussi s'en remet-on aux bons soins d'une Machine. La Machine n'est donc plus ici cette sorte d'entité mythique destinée à sauver l'Homme qu'on rencontre souvent dans les romans de SF. Elle a au contraire un but précis. Sa logique est une logique humaine. Ses avantages sur l'Homme sont purement techniques : elle est une et indéréglable. Inattaquable par la névrose. Elle est également capable de se défendre contre les entreprises d'Humains trop ambitieux. Si l'on veut, elle représente une constante au sein des civilisations humaines trop éphémères. Et elle permet ainsi la constitution d'une nouvelle civilisation plus durable et plus ouverte, moins rigide, celle des Vénusiens, les non-A.
Mais qui sont ces Vénusiens ? (Et ceci est le second point important.) Dans une large mesure, on peut considérer qu'ils correspondent assez étroitement à l'archétype de cet Anglo-Saxon à tendances matérialistes qu'est Van Vogt. Ce sont des génies, soit, mais leur génie ne tient qu'à un bon fonctionnement matériel de leur cerveau. Ils peuvent être brillants mathématiciens ou fins psychologues, mais ces qualités ne leur servent qu'à résoudre des problèmes de plus en plus complexes de façon de plus en plus brillante. On peut se demander ce qu'il adviendrait de l'extraordinaire équilibre des non-A s'ils cessaient de se trouver sans cesse acculés à de terrifiantes situations. Nos Vénusiens sont au fond des sportifs de l'intellect extrêmement bien équipés, qui se servent de leurs pouvoirs pour mener constamment un jeu d'une extrême complexité. Si l'on veut, Van Vogt nous décrit un aspect assurément nécessaire, mais insuffisant de la civilisation non-A. Nous savons par exemple si peu de choses de sa culture que nous finissons par croire que celle-ci n'existe pas. Et la perpétuelle attitude du joueur sain et bien entraîné finit par paraître fatigante à l'esprit le plus bienveillant.
Les Vénusiens ignorent la névrose et c'est à coup sûr un résultat positif. Mais la santé ne saurait être un but final.
De cette lacune, Van Vogt s'est rendu compte non sans une certaine naïveté, il a cru que le temps suffisait à la combler. De façon générale, c'est une erreur fréquente des civilisations jeunes que de croire que le temps pourra enrichir ou légitimer des choses dépourvues en leur époque de signification. L'erreur de Van Vogt est du même ordre. L'absence de signification d'une existence humaine, pense-t-il, peut se transmuter en valeur si cette existence, de limitée, devient éternelle. C'est pour cette raison que le thème de l'immortalité revient régulièrement dans l'œuvre de Van Vogt.
L'immortalité peut bien entendu faciliter la tâche du principal héros, mais il arrive, qu'en dépit de ces préoccupations d'auteur et au-delà d'elles, Van Vogt développe pour lui-même le thème de l'immortalité. Gilbert Gosseyn, l'immortel aux corps innombrables, n'est pas seulement un joueur infatigable et pratiquement invincible. Il est surtout, de par son immortalité même, le plus parfait des non-A. Peut-être la civilisation parfaite de Vénus n'existe-t-elle que pour lui ? N'apprenons-nous pas, du reste, dans the Players of Ā, que cette civilisation n'existe que par lui ?
Il en va de même pour les héros de the House that stood still. Ils ont pris une sorte de valeur divine parce qu'ils sont immortels, mais leurs réactions, leurs désirs et leurs actes restent ceux de mortels. La nature de cette immortalité, son origine demeure un mystère. On notera en fait que ces personnages immortels ont une signification sociale. En transcendant l'individuel, les personnages immortels de Van Vogt se haussent à la hauteur des civilisations qu'ils regardent s'échafauder, se défaire et crouler. Ses héros non humains eux-mêmes, ses monstres sont souvent construits selon des échelles de temps infiniment plus vastes que celles avec lesquelles nous avons l'habitude de compter.
Van Vogt n'est pas un scientiste, ni réellement un utopiste, et il se trouve à l'opposé de ce que l'on appelle un écrivain, même aux États-Unis. Peut-être ces trois lacunes font-elles de lui le plus caractéristique des science-fictionnistes. Aucun carcan de connaissances ne l'enserre et il n'est pas ennuyeux ; il se soucie peu du sort de l'Homme et il ne prétend pas à des sommets qu'il ne serait pas capable d'atteindre ; son imagination enfin n'est pas bridée par une culture et un humanisme qu'il ignore d'ailleurs avec la meilleure conscience. Il y a bien de la prétention et du pédantisme dans son œuvre, mais on les lui pardonne à cause de la présentation, du rythme endiablé et des idées.
Car, dans le domaine de la Science-Fiction, peu importent les personnages ; les aventures elles-mêmes sont secondaires. Tout l'accent est mis sur les idées. Mais il faut pour qu'elles soient excellentes qu'elles ne soient pas trop abstraites, pratiques mais pas grotesques, matérialistes mais frappées au coin de l'épopée. Il faut qu'elles soient originales, qu'elles ne rappellent pas trop la physique ou la psychologie ou ces multiples disciplines austères que notre temps a vues naître. Il faut qu'elles soient entachées de démence et soutenues par le bon sens, peu vérifiables et faciles à saisir.
Aussi, les conditions idéales pour la chasse à l'idée de SF sont-elles une teinture superficielle de connaissances et une profonde ignorance, en même temps qu'un cerveau agile. Il faut lire les pages scientifiques dans les mêmes journaux que ses lecteurs et n'en pas savoir plus.
À partir de là, on peut reconstruire un monde. Après tout, les méthodes de la scolastique n'étaient guère différentes. Et quoique non aristotélicien, ce curieux esprit qu'est Van Vogt nous semble bien scolastique pour la logique et l'agilité mentale.
Mais, puisqu'on ne peut guère demander autre chose à la SF que d'être un édifice intellectuel merveilleusement subtil et intelligent dans les meilleurs cas — et c'est déjà énorme —, peut-être devons-nous savoir gré à Van Vogt d'être l'un des meilleurs scolasticiens du genre.
- "Black destroyer", 1939, un des textes qui composeront (sans reprise du titre) le roman the Voyage of the ‘Space Beagle’ de 1950.
- "the Book of Ptath", 1943, première version du roman the Book of Ptath de 1947, lequel a été traduit en français en 1961 : le Livre de Ptath.
- the House that stood still, 1950, roman traduit en français en 1967 : la Maison éternelle.
- "the Players of Ā", 1948, première version du roman the Pawns of Null-A de 1956, lequel a été traduit en français en 1957 : les Aventures de Ā, retitré par la suite : les Joueurs du Ā.
- "Slan", 1940, première version du roman Slan de 1951, lequel a été traduit en français en 1954 : À la poursuite des Slans.
- "Vault of the beast", 1940, traduit en français en 1965 : "le Caveau de la bête".
- the Voyage of the ‘Space Beagle’, 1950, roman composé à partir de textes divers (dont "Black destroyer", 1939), traduit en français en 1952 : la Faune de l'espace.
- "the Weapon makers", 1943, première version du roman the Weapon makers de 1952, lequel a été traduit en français en 1965 : les Fabricants d'armes.
- the Weapon shops of Isher, 1951, roman composé à partir de textes divers (dont "the Seesaw", 1941), traduit en français en 1961 : les Armureries d'Isher.
- "World of Ā", 1945, première version du roman the World of Ā de 1948, lequel a été traduit en français en 1953 : le Monde des Ā.