Pourquoi y a-t-il une crise de la Science-Fiction française ?
au sommaire de la revue Fiction, 1967
Au moment où la Science-Fiction acquiert graduellement droit de cité jusque dans des lieux où elle n'était encore naguère que malaisément tolérée, il peut paraître opportun de s'interroger sur son expression française. Il ne semble pas, en effet, que ce succès ait grandement bénéficié aux auteurs français, ni même qu'il ait encouragé le peloton de tête à produire davantage. Jamais, au contraire, le nombre des auteurs “vivants”, c'est-à-dire publiant régulièrement, n'a paru si faible depuis la création de cette revue, et l'absence de “révélations” ne s'est fait sentir à ce point.
Les quelques idées et hypothèses qui vont suivre ont pour objet d'expliquer ce phénomène qu'elles ne cernent sans doute que partiellement. Mais elles visent surtout à susciter le débat, à entraîner de la part des auteurs, des éditeurs, mais surtout du public, des réactions. Elles n'ont d'ailleurs qu'un caractère strictement personnel et n'engagent en rien, en particulier, la rédaction de Fiction. Elles ne sauraient être considérées comme émanant d'un groupe d'auteurs et comme destinées à défendre ou à illustrer des positions ou des intérêts. Mais dix années d'examen attentif et le plus souvent bienveillant des tentatives des autres dans un domaine auquel je reste profondément attaché, un assez grand nombre d'expériences personnelles point toujours dépourvues d'aléas, m'ont conduit à m'interroger sur la nature, les raisons et la portée de la présente crise.
Que la Science-Fiction trouve aujourd'hui une audience élargie, peut-être passagère, peut-être durable, ne fait guère de doute. Elle se voit consacrer des essais ou à tout le moins des mentions honorables dans la plupart des ouvrages récents consacrés aux littératures contemporaines. Le Grand Larousse encyclopédique, signe des temps, lui consacre un article documenté et bienveillant où la production française est dûment mentionnée. Le terme lui-même revient, plus souvent que par le passé, dans les conversations ou dans ces sortes d'interstices de l'information que constituent, dans les périodiques, toutes sortes d'articles mal définis ou, à la radio et à la télévision, les interventions des animateurs et les entretiens. On la cite volontiers à propos de la mode, le terme ayant remplacé celui de moderne ou d'audacieux, ou à propos de la science par laquelle il est entendu que la Science-Fiction est toujours rattrapée, voire de la politique, car on nous assure fréquemment que tel projet à long terme, malgré son originalité, n'est pas de la Science-Fiction. En règle générale, on en dit moins de mal que par le passé, si on n'en parle guère mieux. On ne l'accuse plus qu'exceptionnellement aujourd'hui de corrompre la jeunesse, de détourner des vocations scientifiques, de servir de fourrier à tous les impérialismes, d'être le véhicule d'un pacifisme démoralisateur et que sais-je encore ?
Cette évolution des attitudes ne signifie pas pour autant que la Science-Fiction soit réellement mieux appréciée, ni même mieux connue que par le passé. La société contemporaine manifeste une surprenante aptitude à se parer de références qui ne renvoient pratiquement qu'à des idées vagues. C'est qu'elle se nourrit de commentaires qui ne sont le plus souvent que des commentaires sur des commentaires. À partir du moment où un mot a été utilisé dans un nombre suffisant d'articles et surtout où il a été employé par quelques esprits qui passent, à tort ou à raison, pour relativement originaux, il s'intègre au “pidgin” saisonnier sans que personne se soucie trop de ce qu'il recouvre. Il entre en même temps dans les mœurs, si bien qu'un certain nombre de gens se croient obligés de réinventer son contenu ou de lui en fournir un qui leur soit personnel. On dira par exemple : je fais un film de Science-Fiction, ou encore : le film que je fais n'a rien à voir avec la Science-Fiction, sans se soucier autrement du rapport effectif entre l'objet ainsi dépeint et la Science-Fiction.
En soi, ce phénomène est néanmoins une bonne chose, car il peut inciter certains esprits à la curiosité ou lever certaines préventions. Lorsqu'un mot est à la mode, il faut bien que quelqu'un se décide à aller y voir de plus près et que l'on aille interroger les indigènes sur les beautés naturelles de leur pays. C'est ainsi que je me trouve de plus en plus fréquemment consulté — et je ne crois pas être le seul — par des journalistes en mal de copie, des producteurs ou des réalisateurs d'émissions en quête d'inspiration, ou des chercheurs à la recherche d'une recherche. Ils sont d'ailleurs en général déçus par ce que je leur expose et que le lecteur le moins attentif de cette revue sait depuis longtemps : il est temps de révéler au grand public que les auteurs de Science-Fiction n'ont pas trouvé la pierre philosophale, qu'ils n'ont pas débarqué d'une soucoupe volante, qu'ils ne pratiquent qu'exceptionnellement l'imposition des mains et qu'ils apprennent par le journal, comme tout le monde, ce que feront dans dix ans les responsables de l'astronautique américaine ou soviétique et, dans cinquante ans, les dirigeants chinois.
L'emploi le plus superficiel du terme n'est heureusement pas le seul vecteur de l'expansion du genre. Hors des collections classiques et des revues spécialisées, les publications se multiplient. Les portes de la radio, il y a peu encore hermétiquement closes, se sont assez largement ouvertes. La télévision a fait l'acquisition d'un feuilleton allemand, Commando spatial, d'ailleurs assez médiocre, et se propose de financer des adaptations ou des créations. On a vu fleurir enfin sur les écrans une multitude de films qui se réclamaient peu ou prou de la Science-Fiction et qui ont échappé à la distribution confidentielle que cette rubrique avait valu à leurs prédécesseurs. Dans ces différents développements, la Science-Fiction s'est vue, le plus souvent, associée au Fantastique, ce que nous ne saurions déplorer dans cette revue. Enfin, la dimension historique n'a pas été négligée, puisque les “classiques” (Jules Verne, H.G. Wells et Gustave Le Rouge, notamment) se voient intelligemment réédités par différentes maisons. Le succès rencontré par ces initiatives semble devoir en entraîner d'autres de plus grande ampleur.
Les circonstances semblent donc au moins superficiellement favorables au développement d'une école française de Science-Fiction. Les revues à grand tirage et notamment celles qui sont nées ces dernières années ne manifestent plus aucune répugnance à l'achat de nouvelles de Science-Fiction qu'elles paient relativement bien. Il va cependant de soi qu'elles ne sauraient accueillir des débutants et qu'elles tiennent compte, quant au fond et à la forme, des caractéristiques de leurs publics. Il apparaît désormais possible de proposer aux différentes stations de radiodiffusion, et en particulier à l'ORTF. des dramatiques de Science-Fiction. Il n'est plus tout à fait inutile de préparer, à l'intention de la télévision ou même du cinéma, des scénarios. Enfin, un roman de cette nature peut trouver, hors des collections spécialisées, place dans le catalogue d'un éditeur, s'il est de bonne facture.
On aurait pu s'attendre, dans ces conditions, à une rapide expansion de la production des auteurs déjà connus et à une multiplication du nombre des débutants, pressés de faire leurs preuves. Or il n'en a rien été. Les rédactions susdites ne croulent pas sous le nombre des manuscrits. Elles se battraient plutôt les flancs. Une émission comme le Théâtre de l'étrange a fait plus souvent appel aux auteurs “maison” de l'ORTF qu'à des écrivains spécialisés, s'abandonnant certes en partie aux habitudes de l'Office qui ne le conduisent qu'à regarder trop rarement autour de lui, mais aussi en raison du petit nombre ou du peu d'enthousiasme des auteurs. Enfin, la rédaction de cette revue ne reçoit plus guère, à quelques exceptions près, que des textes d'une médiocrité désarmante. Et si elle ne publie pas davantage de nouvelles françaises, ce n'est pas, comme semblent le croire certains, l'effet d'une cabale montée, par les vieillards trentenaires qui s'y accrochent, contre les jeunes turcs aux dents longues.
À cette crise de la Science-Fiction française, il semble qu'il y ait des raisons structurelles et des raisons économiques. Les responsabilités, d'autre part, paraissent partagées, peut-être inégalement, entre les éditeurs, les auteurs et le public.
Par raison structurelle, j'entends le fait qu'il n'existe pas, ou qu'il n'existe plus guère, de débouchés spécialisés à la production d'un certain nombre d'auteurs reconnus, et qu'il n'existe pratiquement pas d'endroit où les débutants puissent faire leurs premières armes. Par raison économique, j'entends le fait qu'à une série d'exceptions près, sur laquelle je reviendrai, les écrivains de Science-Fiction français ne vivent pas, au contraire de la plupart de leurs confrères américains, de leur plume et qu'ils doivent par conséquent considérer leur activité littéraire comme un hobby. Ce sont des écrivains du dimanche.
La disparition de la collection "le Rayon fantastique" a privé un certain nombre d'auteurs actuels ou potentiels du seul débouché largement ouvert à la production française. Il en a résulté qu'un certain nombre d'auteurs réputés, que je ne nommerai pas pour épargner leur modestie, se sont découragés et ont pratiquement cessé d'écrire, fût-ce des nouvelles. Cette disparition n'a nullement été due à la rentabilité insuffisante de cette collection, dont de nombreux titres sont aujourd'hui épuisés, mais, croyons-nous savoir, à une réorganisation des relations entre les deux maisons qui l'éditaient, Gallimard et Hachette. La collection "Présence du futur", de son côté, ne s'est jamais très largement ouverte aux auteurs français. Il semble que son directeur ait redouté leur relative inexpérience littéraire et leur ait préféré soit la reconversion d'écrivains confirmés (une réussite : Jean Hougron), soit le champ évidemment bien plus vaste de la production anglo-saxonne, soit encore celui plus restreint d'autres domaines étrangers qui conduisirent dans certains cas à des choix excellents (Solaris de Stanisław Lem) et dans d'autres à des catastrophes (le Chemin de la lune d'Alexandre Kazantzev) qui n'auraient pas pu être pires si l'on s'était adressé au plus médiocre des écrivains français. Ces incertitudes et les faiblesses de sa distribution ont d'ailleurs malheureusement réduit cette collection à une présence confidentielle que ne méritaient pas ses origines. La présente revue ne publie de textes français qu'à un rythme très modéré, en raison de sa formule et aussi des exigences d'une fraction du public, sur lesquelles je reviendrai. Galaxie ne publie exclusivement que des textes américains. Seule la collection "Anticipation" du Fleuve noir a fait, dès l'origine, un effort pour se constituer une écurie d'auteurs français (dont les mérites furent et sont fort variables), selon une formule qui fait l'originalité de cette maison puisqu'elle l'applique à toutes ses séries. Dans cette collection, les traductions, dont quelques-unes furent notables (la Guerre contre le Rull d'A.E. van Vogt, par exemple), firent plutôt figure d'exception que de règle et se raréfièrent dès que le nombre des auteurs français lui convenant fut suffisant pour l'alimenter régulièrement. Il est à noter que, tout en étant ce qu'elle est, elle a connu une expansion notable qui la met au premier rang de la diffusion dans le domaine de la Science-Fiction et qu'elle a accueilli, et accueille aujourd'hui, en particulier dans ses “hors-séries”, sous leurs noms ou sous des pseudonymes, des auteurs transfuges d'autres maisons, ainsi récemment Pierre Barbet et Francis Carsac.
Il convient de s'arrêter ici à une considération d'ordre économique. Les auteurs français se trouvent en concurrence dans la totalité des maisons citées, sauf la dernière qui, jusqu'à une date assez récente, constituait un milieu relativement clos, avec des auteurs anglo-saxons, américains pour la plupart. Il en résulte, toutes considérations de qualité mises à part, qu'un éditeur normalement constitué ne saurait consentir à un auteur français un sacrifice beaucoup plus élevé que le coût des droits d'un roman étranger plus celui de la traduction. Les droits des romans américains notamment restent très bas, car leur revente à l'étranger ne constitue pour leurs auteurs qu'un bénéfice marginal. Les traductions sont payées ce qu'elles le sont, ce qui explique, soit dit en passant, leur mauvaise qualité moyenne. Il découle de tout ceci qu'un auteur français ne peut guère espérer tirer d'un roman plus de deux à trois mille francs,(1) sauf aux éditions du Fleuve noir. Pour ce prix, il ne peut guère qu'écrire un roman bâclé ou devenir son propre mécène. Dans le dernier cas, il risque, à moins de disposer d'une fortune personnelle, ce qui n'est le cas d'aucun à ma connaissance, de se lasser assez vite.
Il est à noter d'ailleurs que le processus joue également dans les autres pays d'Europe et quelquefois au bénéfice, si j'ose dire, des auteurs français contre les écrivains nationaux. Si j'en juge par les droits que m'ont rapporté des traductions italiennes et portugaises, les auteurs de ces pays doivent être d'une sobriété exemplaire à côté de laquelle le menu légendaire du Chinois fait figure de festin sardanapalesque, s'ils veulent faire de leur prose un métier.
Or, si j'en reviens ici aux auteurs français, le fait d'écrire et en particulier d'écrire de la Science-Fiction constitue un métier. Ce métier ne s'improvise pas. Il s'apprend. Si la qualité moyenne des auteurs anglo-saxons est plus élevée que celle des Français et si les célébrités américaines ou anglaises produisent des œuvres d'une grande qualité, c'est parce que ces auteurs bénéficient d'une expérience considérable.
Les œuvres de jeunesse d'écrivains aussi réputés que Jack Williamson, Robert A. Heinlein, Clifford D. Simak, pour ne rien dire de Ray Bradbury, ne trouveraient que difficilement place chez le moins difficile des éditeurs français. Mais ces écrivains vivent de leur plume. Ils ont beaucoup écrit. Ils ont beaucoup appris. L'évolution d'un auteur comme Heinlein est sensible même pour le lecteur français qui aura comparé l'Enfant de la science, version déjà remaniée de Beyond this horizon (1943), et l'un ou l'autre de ses derniers romans.
La plupart des auteurs français se trouvent donc pris dans un cercle vicieux. Les éditeurs leur reprochent, et dans l'ensemble à juste titre, de n'atteindre pas le niveau des grands Anglo-Saxons, et par là même leur interdisent d'y tendre en publiant régulièrement et souvent, et en vivant de leur plume. Le problème, je le signale en passant, n'est pas spécifique de la Science-Fiction, mais atteint la littérature en général. Pour l'éditeur européen et en particulier français, l'auteur est encore un “bourgeois”, un monsieur qui dispose de “revenus” et qui écrit d'abord pour son plaisir et pour la gloire. Au même titre que l'éditeur, il doit “assumer le risque” de sa publication, c'est-à-dire fournir plus ou moins gratuitement le produit de son travail et espérer que la chance, c'est-à-dire la presse, les lecteurs, le succès, viendront couronner d'or sa vertu. Moyennant quoi, l'éditeur peut participer confortablement à la grande loterie littéraire. Son risque à lui peut être étalé sur un grand nombre de productions. Le fait qu'il ne rémunère pas a priori mais a posteriori le travail qui lui est fourni lui permet même de les multiplier au-delà de toute raison. On sait telle maison qui, jusqu'il y a quelques années, publiait sur le plan de la littérature générale à peu près n'importe quoi dans l'espoir de gagner le gros lot, ce qu'elle fit quelquefois. Ainsi l'éditeur, au moins important, se met-il dans la position du propriétaire de casino assuré de gagner à tout coup, tandis que les auteurs restent dans la peau des joueurs.
À l'exception de certains auteurs du Fleuve noir, qui constituent une catégorie particulière encore qu'intéressante, aucun écrivain français de Science-Fiction n'est donc véritablement un professionnel, c'est-à-dire un homme qui vit de sa plume. On considère ici comme “professionnel” l'écrivain qui fait preuve d'un certain métier et publie régulièrement ou à peu près un ouvrage. On m'accordera qu'il s'agit là d'une définition des plus métaphysiques.
Encore le sort de ces “professionnels” n'est-il qu'un chemin pavé de roses à côté de celui qui s'ouvre aux débutants. Dans l'état présent des choses, ceux-ci n'ont pratiquement aucun moyen de s'exprimer, de publier, de progresser. Dès avant la guerre, et plus encore vers les années cinquante, les auteurs américains disposaient de toute une gamme de revues commerciales, allant de la médiocrité la plus inimaginable jusqu'à la qualité la plus sophistiquée, pour faire leurs premières armes et leur apprentissage. On en compta jusqu'à cinquante qui paraissaient mensuellement, bimestriellement ou trimestriellement. Bien entendu, tous les auteurs publiés ne devinrent pas excellents et il y eut un déchet considérable. Mais on m'accordera qu'on ne peut guère exiger d'un débutant qu'il rivalise d'emblée, sous peine d'être, à défaut, réduit au silence, avec la maturité d'un Van Vogt, d'un Asimov ou d'un Simak qui écrivent depuis vingt ou trente ans et qui sont eux-mêmes le produit d'une “sélection naturelle”. Encore une fois, la seule maison existante qui ait permis à ses auteurs de faire leurs classes et qui ait procédé à une sélection plus ou moins systématique a été, si l'on excepte cette revue, celle du Fleuve noir. "Le Rayon fantastique" a d'ailleurs joué dans ce domaine un rôle non négligeable : paix à ses cendres.
En résumé, pour qu'apparaissent et que se confirment des auteurs français, il faut qu'existe un milieu favorable, c'est-à-dire un ensemble de débouchés pour lesquels ils puissent écrire, par lesquels ils puissent se perfectionner et être soumis à l'avis du public, critique ultime et décisif. Force m'est de constater que ces conditions favorables, qui ont paru exister un temps, ne sont plus réunies aujourd'hui. Dans l'espoir de participer à leur reconstitution, Fiction se propose de publier vers la fin de cette année un numéro spécial français qui renouera avec une tradition, hélas ! interrompue depuis trois ans.
Mais de tels efforts n'auront de sens que s'ils sont compris et soutenus par le public propre à la Science-Fiction. Or, le public, qui s'en plaint volontiers, porte sa part de responsabilité dans cette évolution. C'est un fait objectif que le marché français régulier de la Science-Fiction n'est pas encore suffisamment vaste pour soutenir un nombre même restreint d'auteurs de qualité, sur une base véritablement professionnelle. Mais son expansion lente mais sûre, les tirages atteints par la collection du Fleuve noir, par la présente revue, par certaines publications isolées, par certaines anthologies, donnent à penser qu'il n'en est pas loin et qu'il suffirait de peu de chose pour qu'il s'accroisse dans des proportions gigantesques.
Encore faudrait-il qu'une forte proportion de ce public ne boude pas systématiquement les œuvres d'écrivains français, renforçant par là les éditeurs dans leurs convictions. Je sais bien que le public n'existe pas en tant qu'entité et que le marché n'est que le produit d'une série de décisions individuelles ; les auteurs de celles-ci sont en proie à une multitude de sollicitations entre lesquelles ils arbitrent, fort légitimement, en fonction de la satisfaction égoïste du moment. Je comprends fort bien qu'une forte proportion de ce public opte délibérément pour les valeurs reconnues et par conséquent sûres qui viennent de l'étranger. Mais il doit être possible, sans faire preuve de chauvinisme, de lui montrer qu'elle fait preuve par là d'un certain illogisme, en se privant d'abord de la possibilité de découvertes, et en interdisant ensuite de se voir proposer, à terme, des œuvres qui lui conviendraient et qui pourraient peut-être, alors, rivaliser avec les œuvres anglo-saxonnes.
Or, le moins qu'on puisse dire, c'est que les “Bancs d'essai” auxquels se livrait naguère Fiction n'ont pas suscité, malgré leur utilité évidente, une approbation unanime, et que, sans être très nombreuses, des lettres parviennent régulièrement à la rédaction de cette revue, qui suggèrent d'en éliminer toute participation française, qu'enfin dans une collection comme "Présence du futur", des différences sensibles ont pu être constatées entre les ventes des auteurs français et des auteurs étrangers, dont certains étaient pourtant fort médiocres.
On retombe donc dans le cercle vicieux que j'ai déjà signalé. Une partie du public et, avant lui, des critiques déplore l'insuffisante qualité de la production autochtone. De ce fait, elle s'en détourne, ôtant par là même aux auteurs le moyen de faire leurs preuves, de devenir pour les meilleurs d'entre eux ce qu'on peut attendre d'eux. Le seul moyen d'avoir de bons auteurs, c'est d'abord d'en avoir en nombre suffisant et ensuite de donner leurs chances aux plus doués.
De ce cercle vicieux, les auteurs sont aussi, car il faut bien y venir, en partie responsables, et pour différentes raisons. Trop peu nombreux sont ceux qui se sont effectivement souciés de s'adapter au public, d'apprendre en toute rigueur un métier en puisant l'enseignement à bonne source, c'est-à-dire, il faut y insister, à source anglo-saxonne. Trop peu nombreux sont ceux qui ont fait l'effort de passer d'une collection à l'autre, au besoin en usant de pseudonymes, et de cultiver par là une virtuosité qui leur permettrait, sous certaines limites, de “professionnaliser” leur activité. Aux États-Unis, un écrivain aussi sophistiqué que Philip José Farmer n'hésite pas à publier des romans, d'ailleurs fort habiles, dans les Ace Novels qui sont un peu l'équivalent du Fleuve noir. Trop nombreux sont ceux qui au contraire se sont contentés, ou se contentent, d'une expression imprécise de leurs états d'âme, qui perpétuent des nostalgies adolescentes, qui évitent sous couleur de poésie d'aborder les problèmes de l'action dramatique et de la construction d'une histoire. Trop nombreux sont ceux qui habillent d'une vague étoffe de Science-Fiction des thèmes fantastiques éculés, qui veulent faire “littéraire” en oubliant plus ou moins délibérément qu'un des intérêts de la littérature de Science-Fiction est de poser des problèmes, de suggérer des images, de partir d'une donnée scientifique ou du moins logique. La faute en est, à n'en pas douter, pour une part, à la forme de culture dispensée par notre enseignement, qui interdit pratiquement aux “scientifiques” de s'exprimer correctement et aux “littéraires” d'avoir la moindre culture scientifique, sauf curiosité personnelle. Quelques brillantes exceptions viennent infirmer heureusement cette constatation, tel ce héros des débuts, toujours vaillant et fidèle, quoique trop rare à notre gré, j'ai nommé Francis Carsac.
Je crains, au moment de conclure, d'avoir donné de la situation une image trop noire. Car si la Science-Fiction française traverse une crise, ce n'est pas la première et je ne doute pas qu'elle la surmonte,(2) ni même que, renversant l'obstacle linguistique, elle ne finisse par s'implanter solidement aux États-Unis. Elle compte heureusement nombre de solides et brillants auteurs et d'autres qui, pour être moins brillants, n'en ont pas moins une audience fidèle. Elle a apporté dans l'univers de la Science-Fiction un ton original que Damon Knight s'est plu à souligner dans l'introduction de son anthologie Thirteen French science fiction stories (Bantam, 1965). C'est pourquoi elle mérite d'être défendue, encouragée ou plus simplement appréciée.
Mon propos n'a nullement été d'exposer ces problèmes dans l'optique d'un nationalisme farouche. S'il était inconcevable qu'il y eût en France de la bonne Science-Fiction, eh bien, je me résoudrais à n'en lire qu'en anglais. Mais il n'en est rien. Et si l'on souhaite qu'elle déborde les pages imprimées pour envahir, ici même, les ondes de radio, les écrans des téléviseurs et du cinéma, il faut bien qu'existe au moins un noyau de professionnels français qui soient capables de s'adapter à ces techniques particulières. C'est là, je crois, le vœu de la majorité des lecteurs de Fiction.
- Note de mars 2004 : il est intéressant de noter que 1000 FRF de 1967 correspondent à peu près exactement à 1054 € de 2004 en monnaie constante. Les droits cités correspondent donc à deux ou trois mille euros. Dans l'intervalle, le niveau de vie des Français a en moyenne plus que doublé, probablement triplé, bien que de telles évaluations soient toujours délicates. Les auteurs de 2004 trouveront ici un élément d'évaluation de leur sort.↑
- Note de février 2013 : lire à ce propos le prolongement de cet article, "la Crise dépassée ou Douze ans après" (1980).↑