Préfaces et postfaces de Gérard Klein

Philip K. Dick : Romans 1965-1969

quatrième et dernier tome de la réédition des principaux romans de Science-Fiction de l'auteur, 2013

postface de Gérard Klein, 2013

par ailleurs :
Expériences, révélations, croyances et doutes

« Une machine, songeait Stafford, qui croit à l'enracinement de l'Esprit malin sur terre. Un tas de circuits compact qui se lance à fond dans la théologie, cette discipline d'un autre âge où il était question de la Création du monde par Dieu, avec des miracles d'un côté et, de l'autre, de diaboliques forfaits. Le retour à l'ère des ténèbres, non pas de la part de l'humanité elle-même, mais d'une machine électronique construite par nous.

» Et on dit que l'erreur est humaine… »(1)

« J'ai exprimé dans cette nouvelle ce qui était jadis pour moi un souhait : que la Bible soit un récit véridique. De toute évidence, je me trouvais alors à un stade intermédiaire entre le doute et la foi. Bien des années plus tard, j'en suis toujours au même point. J'aimerais que la Bible soit un récit véridique, mais… Enfin, si ce n'est pas le cas, on peut peut-être la rendre authentique. Mais il faudra, hélas, beaucoup de travail pour y parvenir. »(2)

« Les deux sujets principaux qui me passionnent sont : “Qu'est-ce que la réalité ?” et ”Qu'est-ce qui constitue un être humain authentique ?”. Au cours de mes vingt-sept années de publication de romans et de nouvelles, j'ai exploré inlassablement ces deux sujets, d'ailleurs étroitement liés. Je les considère comme fondamentaux. Que sommes-nous ? Qu'est-ce qui est autour de nous, que nous appelons le non-moi, le monde empirique ou phénoménal ? »(3)

« La réalité c'est ce qui, quand on cesse d'y croire, ne s'en va pas. »(4)

Philip K. Dick

« La plupart du temps, quand on écrit, la réalité des choses ne se transmet pas mais se construit. »(5)

Murakami Haruki

« Je n'ai jamais eu une très haute opinion de ce qu'on a coutume d'appeler la “réalité”. La réalité, pour moi, ce n'est pas tant quelque chose qu'on perçoit que quelque chose qu'on fait. Il faut la créer plus vite qu'elle ne vous crée. »(6)

Philip K. Dick

« Il ne suffit pas de douter : il faut savoir pourquoi l'on doute. »

Henri Poincaré

En 1974, il se passa beaucoup de choses, comme tous les ans du reste. Le 9 août, Richard M. Nixon fut le premier président des États-Unis à démissionner à la suite d'un scandale politique. En avril, Stephen King avait publié Carrie, premier roman à paraître sous son nom. En France, le président Pompidou venait de mourir. En Grande-Bretagne, l'IRA fit exploser des bombes à la Tour de Londres et au Parlement. La crise mondiale, née de l'augmentation du prix du pétrole l'année précédente, s'aggrava. Un avion au moins s'écrasa à la suite d'un attentat. Etc. Le monde allait son train. Un monde de fous, ou du moins chaotique. Philip K. Dick connut des expériences bizarres, ce qui était moins courant : il eut des sortes de visions. Ou de révélations.

De telles expériences ne sont pourtant pas rares. Entre 4 % et 15 % des humains en auraient éprouvé selon des études conduites surtout dans le monde anglo-saxon, et cela en dehors de tout contexte psychiatrique ou d'intoxication. Les sujets ont souvent du mal à en faire part à leur entourage de crainte d'être pris pour des déséquilibrés. Cette réticence ne concerne pas vraiment notre auteur.

Il dit avoir le 20 février 1974 remarqué le pendentif en forme de poisson que portait une jeune femme qui lui livrait un antalgique. Elle lui précisa qu'il s'agissait d'un signe de reconnaissance des premiers chrétiens, et il affirme avoir connu alors, selon son terme, une anamnèse, une dissolution, une disparition, de l'amnésie, de l'oubli. Il se retrouva à peu près en l'an 45 de notre ère, sans solution de continuité. D'où sa célèbre formule, « L'Empire n'a jamais pris fin. », à partir de laquelle il a abondamment glosé.

En février et mars (qu'il évoque souvent par la formule “2-3-74”), il fit une série de rêves et de cauchemars puis à la mi-mars il eut des visions, lumières fuyantes et tournoyantes, séries de tableaux abstraits, qui le convainquirent qu'un être vivant, immensément puissant, essayait de communiquer avec lui. Enfin, il fut frappé par un rayon de lumière rose « qui lui darda directement de l'information dans la tête [et qui] renfermait nombre de surprises d'ordre spirituel. »(7) Que de telles idées et visions aient traversé l'esprit de Dick n'a rien de surprenant. Qu'il ait réellement et durablement cru qu'elles lui étaient transmises par une Intelligence extérieure (V.A.L.I.S. ou Siva en français) est plus problématique. Mais nombre d'écrivains ont eu souvent l'impression, tandis qu'ils écrivaient et découvraient leur texte à mesure, qu'ils étaient le scribe d'un Autre.(8) Dick a simplement poussé le bouchon plus loin.

C'est du moins ce qu'il rapporta et qu'il introduisit dans un certain nombre de ses romans et autres écrits. L'expérience mystique de Dick fut même transposée en bande dessinée, de façon très fidèle, par Robert Crumb.(9) Nous ne pouvons être sûrs de rien en ce qui concerne la factualité de ses expériences. Mais nous pouvons être certains de son témoignage, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Je ne mets pas ici en doute les déclarations de Dick ; mais je m'en tiens à sa propre méthode : ses visions relèvent de son monde privé auquel nous n'avons pas accès tandis que son témoignage et ses écrits relèvent de notre monde commun. Cela dit, il a tenu tant et tant de propos souvent contradictoires que vous pouvez en penser ce que vous voudrez. Thomas M. Disch, qui fut un de ses plus proches amis et qui batailla avec lui pendant des heures à propos de l'origine de ses rêves et de ses visions, livre ainsi son sentiment : « je songeais : Intéressant, ça… Un maître canular qui marche… Cet homme a pour métier d'entretenir des croyances chez les autres — en d'autres termes, c'est un pro de l'intox. Il cherche à systématiser tout ce qu'il imagine. D'autre part, il prenait beaucoup de plaisir à faire croire des choses aux gens — il adorait les mener en bateau. ».(10) Sutin lui-même d'indiquer : « Quant à “Dieu”, souvent il [Dick] en remettait en question le concept même, et de toutes les manières possibles et imaginables ».(11) Et plus loin : « Dick, lui, n'adhérait à aucune foi bien définie. La seule tradition à laquelle il se rattachait indubitablement, c'était la SF — laquelle exalte par-dessus tout la question : “Que se passerait-il si‥?”. ».(12)

Ce n'est pas l'essentiel.

L'essentiel est peut-être que l'œuvre de Philip K. Dick prit ensuite un tour singulier. Ses quatre romans suivants, qui furent les derniers, apparurent tout imprégnés de considérations mystiques et religieuses. Il ne fit que les amplifier à travers ses conférences et déclarations. Il est du reste impossible de faire la part, dans ses essais et discours, de la sincérité et de la provocation. Trois d'entre ces romans présentent la révélation sous couvert de Science-Fiction, Radio free Albemuth intitulé d'abord Valisystem A, puis Valis et enfin Valis regained (Valis reconquis) dont le titre évoque le Paradise regained de Milton. Le quatrième, the Transmigration of Timothy Archer, est un roman tout à fait réaliste qui évoque la figure du singulier évêque épiscopalien James Pike, un ami de Dick. Valis regained fut rebaptisé the Divine invasion sans que l'on sache si l'initiative de ce changement de titre revint à Dick lui-même, à son éditeur ou à son agent. Je reviendrai un peu plus loin sur ces titres et leurs éditions françaises.

Le moins que l'on puisse dire est que cette apparente conversion fut diversement appréciée par le public américain et suscita même une certaine hostilité de la part des lecteurs de Science-Fiction. Certains de ses amis les plus fameux, ainsi Harlan Ellison, Norman Spinrad et Ursula K. Le Guin prirent leurs distances ou se brouillèrent avec lui, parfois pour des raisons apparemment très différentes mais sans doute en réalité dues à ces publications, en tout cas peu après elles. Certains commentateurs évoquèrent l'état psychique pour ne pas dire psychiatrique de l'auteur, schizophrénie ou paranoïa, son abus de drogues variées, excluant de ce fait l'authenticité des expériences dickiennes ou la sincérité de leur traduction en mots. En France, j'ai déjà relaté comment la moitié au moins de l'assistance s'évapora alors que Dick, croix en sautoir, délivrait son discours fameux, Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres, à Metz en 1977.

Il ne lui resta qu'une poignée de fidèles parmi ses amis les plus proches, généralement plus jeunes que lui, ainsi Thomas M. Disch, Tim Powers, K.W. Jeter et James Blayock. Je reviendrai également sur cette intolérance du lectorat de Science-Fiction.

Récusant toute recherche étiologique invraisemblable en l'absence de l'intéressé, je me propose d'adopter ici une approche phénoménologique et, si l'on y tient, métaphysique. C'est-à-dire que je m'en tiendrai aux textes, à ce qu'ils disent et à la façon dont ils peuvent s'insérer dans l'évolution de l'œuvre de Philip K. Dick.

Il faut considérer le “projet” dickien dans son ensemble. Par projet entre guillemets, je n'entends nullement un plan délibéré et suivi de bout en bout, mais une détermination en partie inconsciente qui oriente la démarche en fonction du but originel que Dick assigne à sa création. « Le propos de mon œuvre n'est pas l'art, mais la vérité. Ainsi, mes histoires sont la vérité, mais il n'y a rien que je puisse faire pour l'édulcorer, que ce soit par les actes ou par l'explication. »(13)

Le choix de Dick est le réalisme, aussi étrange que cela puisse sembler de la part d'un auteur principalement réputé pour une œuvre relevant de la Science-Fiction et donc de l'imaginaire. Mais sa carrière se déroule en trois phases dont l'enchaînement est parfaitement logique même s'il arrive qu'elles se chevauchent.

Dans une première étape, Dick cherche à exprimer cette vérité sur le mode du roman réaliste contemporain. La question est : que peut-on décrire ? Sans succès. Dans une deuxième, à travers ses nouvelles et romans de Science-Fiction, il tente d'écrire la vérité et la variété des possibles sous des formes qui évoquent toujours des univers parallèles et qui sont en quelque sorte des uchronies de son univers des années 1950 même si les intrigues sont situées dans des avenirs plus ou moins éloignés. La question devient alors : que peut-on représenter ?

Mais dans la troisième qui est celle qui nous importe le plus ici et qui survient après une crise morale sévère et son espèce d'épiphanie, la question sera désormais : qu'est-il possible de penser ? Jusqu'où la pensée peut-elle aller ? Et Dick se la posera de façon insistante dans des termes qui n'appartiennent qu'à lui mais qui découlent aussi du genre qu'il a si longtemps pratiqué, la Science-Fiction.

Dick est un créateur de mondes. Souvent de mondes disloqués. Il y met ses personnages dans des situations critiques, parfois insupportables. Il connaît et assume sa responsabilité à l'endroit des habitants de ses fictions. Et lorsque lui-même se trouve dans des situations difficiles, il ne peut que se demander quel roman il habite et qui en est l'auteur. Y a-t-il un créateur au-dessus de lui ? Et si oui, quel est son dessein, quel est le sens de l'univers dans lequel Dick se trouve aussi impuissant que ses propres héros, ou plutôt antihéros ? Et aussi qu'est-ce qu'un être humain authentique dans un tel univers ?

Ce glissement de la fiction assumée au réel supposé via le sacré, Dick est loin d'être le seul à le pratiquer dans la littérature de Science-Fiction. Il suffit de se reporter à l'anthologie Histoires divines(14) et à ma préface pour s'en convaincre. Pourquoi les auteurs de Science-Fiction seraient-ils plus souvent portés à ces réflexions métaphysiques, comme l'a souligné Serge Lehman,(15) que leurs confrères de la littérature générale ? Peut-être parce que ces derniers considèrent leurs œuvres comme de simples représentations ou prolongements d'une réalité qu'ils ne remettent pas en question et dont l'origine leur indiffère. Les écrivains de Science-Fiction étant des créateurs d'univers, comme Dick, ils peuvent plus aisément concevoir l'artificialité de l'univers qu'eux-mêmes habitent même si le plus souvent ils n'expriment ce doute que dans leurs fictions. La meilleure partie de la littérature de Science-Fiction présente une dimension critique de tout a priori que Stanley Weinbaum avait bien pressentie dans un article prémonitoire publié en juin 1935 dans le Fantasy magazine, où il attaquait vigoureusement la Science-Fiction américaine de son temps à laquelle il reprochait son irréalisme : « la plupart de nos écrivains échouent à tirer avantage de la plus grande opportunité qu'offre la Science-Fiction — ses possibilités critiques. ». Et plus loin, il précise : « la Science-Fiction peut accomplir ce que la science ne peut pas. Elle peut critiquer parce que la Science-Fiction n'est pas la science. Elle est — ou du moins devrait être — une branche de l'art littéraire, et comme telle peut à propos et convenablement argumenter, rejeter, présenter une thèse, faire du prosélytisme, critiquer ou mettre en œuvre toute autre fonction éthique. ».(16) Du chemin a été fait depuis.

Mais c'est sans conteste Dick qui a poussé l'interrogation le plus loin. Elle a littéralement envahi sa pensée et sa vie au point de le pousser à rédiger des milliers de pages de notes qui ont nourri l'Exégèse et qui n'étaient certainement pas destinées à être publiées sous cette forme ni même à être rendues publiques puisqu'il en aurait détruit une partie. C'est que Dick ne fait pas de réelle distinction entre sa vie et son œuvre et qu'il s'est convaincu qu'à travers celle-là, il a approché certains secrets de l'univers. Il fait preuve parfois d'une intuition surprenante par exemple à propos de l'univers holographique, dès 1972, alors que de grands physiciens, Gerard ’t Hooft, Leonard Susskind et Jacob Bekenstein, ne donneront forme à cette conjecture qu'à partir des années 1980. Dick rejette aussi la conception commune du temps, en quoi il précède le sentiment de la plupart des physiciens actuels, surtout depuis les expériences d'Alain Aspect démontrant la non-localité de certains événements. Dick dote le temps d'une deuxième dimension, perpendiculaire à celle que nous éprouvons, et le long de laquelle s'alignent des mondes parallèles. Mais ce n'est pas vers la science ou de la science qu'il dirige ou tire la plupart de ses supputations. Il se tourne vers ce qui lui est le plus accessible : les spéculations des philosophes métaphysiciens et des théologiens. Après tout, ils réfléchissent depuis des millénaires sur ce que peut bien être le réel derrière le voile de l'apparence. Il n'est pas nécessaire de croire à l'existence des papillons pour les étudier.

Dick poursuivit sa quête de la vérité dans ses quatre derniers romans et dans son Exégèse, auxquels il nous faut maintenant en venir. Leur édition française, au moins en recueil, diffère sensiblement de l'édition américaine, non pas dans le contenu mais dans la présentation. Radio libre Albemuth,(17) Siva,(18) l'Invasion divine(19) et la Transmigration de Timothy Archer(20) paraissent d'abord indépendamment. En 2002, en effet, ils sont réunis par un glissement suspect sous un titre trompeur, la Trilogie divine, puisqu'il s'agit d'une tétralogie et que ce titre est une invention de l'éditeur français.(21) Il conforte ainsi une fausse idée de la pensée de Dick déjà constituée au moment de sa « conférence donnée en France, à Metz, en 1977, qui fut très mal reçue par un public qui attendait plus un discours gauchiste et révolutionnaire que ce qui fut interprété au mieux comme bigoterie, au pire comme pathologie mentale. ».(22)

Radio libre Albemuth est, à mes yeux du moins, l'un des plus mal fichus des romans de Dick dont les textes ratés ne sont pas rares à côté d'indiscutables chefs-d'œuvre. On comprend que son éditeur de l'époque, Bantam, lui ait retourné le manuscrit en le priant de le retravailler, ce que Dick ne fit pas. Il ne paraîtra donc qu'en 1985. Pourtant, Emmanuel Jouanne (qui le traduisit) a raison, dans sa brève introduction, de souligner que « Radio free Albemuth est paradoxalement le clou de l'opus dickien, l'ultime jeu de miroirs qui interdit à tout commentateur honnête de prétendre distinguer une image claire dans l'ensemble de cette œuvre tout entière consacrée à la description des simulacres, et dont le moindre mérite n'est certes pas de fonctionner en elle-même, en fin de compte, comme un vaste et fascinant simulacre… ».(23)

En effet, dans ce roman, Dick inaugure quatre thèmes qu'il va développer dans ses œuvres suivantes.

D'abord, il se met en scène et puise abondamment dans sa propre biographie, relatant par le menu ses étranges expériences de 1974, qui ne semblent du reste guère authentifiées qu'à travers ce qu'il en dit dans ses romans. Il se répartit même entre plusieurs personnages, technique qu'il réutilisera dans ses deux romans suivants. Phil (Dick) y apparaît en personne dans la première partie tandis que son double Nicholas, qui assure la deuxième, y a reçu la théophanie de 1974 alléguée par Dick et se livre à quelques hypothèses. Dans la troisième partie, Dick, redevenu le narrateur, se retrouve dans un camp de concentration mais a confiance dans la révolte des jeunes de l'opposition, encouragés par les mystérieuses émissions radio envoyées depuis un satellite, S.I.V.A. (en anglais V.A.L.I.S. pour Vast Active Living Intelligence System) par l'étoile Albemuth, Fomalhaut(24) dans notre astronomie. La division entre les deux personnages permet à Dick de se présenter comme demeuré rationnel alors que Nicholas fait découvrir sa face illuminée. C'est un truc qu'il réemploiera.

Puis, il situe cette fois dans l'Amérique contemporaine le cauchemar politique de la plupart de ses romans et nouvelles.

Ensuite, le salut vient ou peut venir d'une source extérieure, extraterrestre et même interstellaire, Valis, ce qui relève tout de même plus de la Science-Fiction que de la théologie.

Enfin, il introduit le thème, qui va devenir quasiment obsessionnel, de l'intrusion d'une intelligence étrangère dans le psychisme de l'un de ses personnages, de la transmigration d'une personnalité, de la cohabitation de deux esprits dans un même cerveau, thème au demeurant largement développé dans la Science-Fiction, de Frank Herbert à Robert Sheckley entre autres, mais jamais avec l'intensité que lui donne Dick.

Le second thème est quelque peu problématique. Le roman aurait été écrit en 1976 en douze jours. Dick y laisse libre cours à sa tendance paranoïaque et décrit une Amérique de son présent et de son proche avenir en proie à un président fascisant (et par ailleurs peut-être agent secret communiste), Ferris F. Freemount (trois fois F pour 666, le signe de la Bête autrement dit de l'Antéchrist). Or Richard Nixon, qui a manifestement inspiré le personnage de Freemount, a démissionné en 1974 après le scandale du Watergate. De surcroît, si l'on examine un peu son parcours, on découvre vite, même s'il reste the Tricky Dicky (Dick le Tricheur), qu'il est loin de correspondre au personnage de F.F.F. Il met fin en janvier 1973 à la guerre du Việt Nam, promesse qu'il avait faite durant sa campagne présidentielle. Il renoue dès 1972 avec la République Populaire de Chine et initie la détente avec l'Union soviétique, politiques qui seront poursuivies par ses successeurs Gerald Ford et Jimmy Carter. Quant à Joseph McCarthy, l'autre modèle possible de F.F.F., il est décédé en 1957. C'est peut-être George Steiner qui, dans un entretien récent, nous livre une explication de ce pessimisme politique excessif de Dick : « Le grand poète, l'écrivain, est l'opposant par excellence. Il oppose ce qui pourrait être à ce qui est. Mais dans une société où, selon le mot du philosophe américain Richard Rorty, “anything goes”, il devient difficile au poète de créer un contre-monde. ».(25) Dick s'est donc inventé un système politique dont il peut être le dissident. On verra plus loin que ce choix permet d'entrevoir un rapprochement inattendu dès lors que l'on retient que Dick se veut à la fois anticommuniste et antifasciste.

Dans Siva (Système Intelligent Vivant et Agissant, manque le Vaste de V.A.L.I.S. à l'appel), Dick reprend une partie du roman précédent mais, cette fois, le rayon rose qui apporte la vérité provient de l'étoile Sirius. Dans ce roman, le plus autobiographique de tous, Dick donne libre cours à son penchant pour l'exégèse de textes sacrés appartenant à diverses métaphysiques et religions, ce qui a dérouté la plupart de ses anciens lecteurs de Science-Fiction au point de les amener à le renier ou à le considérer comme définitivement aliéné.

Mais Dick prend la précaution de se diviser. Il y a d'un côté Phil, l'écrivain raisonnable qui prend ses distances d'avec son double Horselover Fat dont le prénom, l'ami des chevaux, est la traduction du grec Philippe et le nom un synonyme de Dick (gros). Et de l'autre Fat, qui se livre à toutes les digressions gnostiques dont Dick est friand. Phil dialoguant avec Fat s'efforce de le ramener à la raison, sans succès. Mais quand il est lui-même “guéri” par une enfant de deux ans, Sophia (la Sagesse), sorte de Messie féminin, il comprend que Fat est une partie de lui-même, et Fat disparaissant le réintègre. À la fin du roman, toutefois, Fat se remet à exister de façon indépendante (à moins qu'il n'ait absorbé Phil) et se rend en particulier à Metz en 1977 où il prononce son fameux discours et connaît quelques mésaventures.

Il y a un troisième personnage, Kevin, qui passe pour figurer K.W. Jeter, ami et admirateur de Dick, ce que je n'exclus pas. Mais à mon sentiment, ce Kevin, qui se proclame sceptique, correspond aussi au K du second prénom de l'auteur, Kindred, qui, dans le langage courant, signifie une personne avec qui on a quelque chose en commun, prénom qui semble ici en quelque sorte prédestiné. L'histoire du chat écrasé de Kevin évoque la mort d'un cancer de Pinky, le chat de Dick, qui l'affecta beaucoup en 1974.(26)

Dick en trois personnes, cela ne vous rappelle rien ? Par ce subterfuge, il prévient (ou croit prévenir) le scepticisme et les critiques qu'il sent venir ou qui lui ont déjà été manifestés par son entourage, son agent et peut-être son éditeur. Mais il témoigne aussi de sa propre perplexité devant les cheminements de sa pensée durant sa quête. Il se manifeste ainsi comme un authentique agnostique. Il ne sait pas, il s'interroge, il voudrait bien savoir.

Dans son roman suivant, l'Invasion divine, il revient à une Science-Fiction plus traditionnelle et procède à un véritable montage à partir de textes antérieurs. Il commence par recycler à peu près intégralement sa nouvelle "Chaîne d'air, réseau d'éther"(27) en réutilisant un truc inauguré dans Ubik :(28) Herb Asher, placé en semi-vie cryonique, revit en rêve les années précédentes pendant lesquelles il s'est trouvé sur une planète lointaine où a été exilé le dieu local de la Terre, Yah (notre Yaweh). Yah chassé par le démon Bélial est devenu provisoirement le dieu des Clems, les indigènes, et se manifeste à Herb à travers des messages parasitant son système audio-vidéo. La Terre est désormais isolée de l'harmonie universelle. Le thème est manifestement emprunté au roman de C.S. Lewis, le Silence de la Terre,(29) que Dick connaît bien puisqu'il le cite nommément dans son introduction à "la Foi de nos pères"(30) et dans l'Invasion divine.(31) Comme dans la trilogie de Lewis, Yah ne peut revenir sur Terre sans franchir une barrière érigée par ses diaboliques adversaires. Or ce rapprochement en suggère un autre, aussi inattendu que considérable. Le Silence de la Terre fait partie de la Trilogie cosmique. Dans le dernier volume, Cette hideuse puissance,(32) C.S. Lewis désigne les coupables, la science et la technique, les scientifiques et les ingénieurs qui, complices de démons, ont désenchanté le monde. Ils seront vaincus par une étrange coalition conduite par l'enchanteur Merlin en personne, triomphe fantasmé de la Fantasy sur la science.

Dick, à ma connaissance, ne condamne pas la science elle-même comme le fait Lewis, qui lui reproche arrogance et prétention à l'objectivité. Mais il distingue la science moyen de découverte qu'il reconnaît et la technicisation qui déshumanise, en particulier sous les deux formes du communisme et du capitalisme américain, qu'il rejette. L'un et l'autre aliènent l'humain réduit à l'état d'objet et soumis à l'instrumentalisation, la brutalisation et la mécanisation, à travers le conformisme de la consommation et les contraintes de la production. Ce qui me conduisit à penser à Martin Heidegger.(33) Pour Heidegger et Dick, le développement de la technique étroitement associé à l'essor du capitalisme, et le communisme aussi bien que l'évolution de la société américaine, sont porteurs de cette déshumanisation : chez Dick, c'est notamment le fascisme latent à la société américaine — les geôles noires de « l'Empire qui n'a jamais pris fin ». L'origine de cette critique de la technique est à trouver chez Nietzsche. Un rapprochement est également possible avec certains essais d'Ernst Jünger. On peut joindre à cette liste Aldous Huxley.

Les nouvelles de Dick mettant en scène des robots guerriers en “amélioration” constante à la suite d'une course aveugle au perfectionnement et à l'innovation(34) illustrent parfaitement le développement de la technique pour la technique hors de toutes fins humaines dénoncé par Heidegger.

« La Russie et l'Amérique sont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose ; la même frénésie sinistre de la technique déchaînée et de l'organisation sans racines de l'homme normalisé. » Cette proposition est-elle de Heidegger ou de Dick ?(35) L'homme normalisé correspond aux simulacres dickiens.

Bien entendu, parvenu par ce glissement via C.S. Lewis à ce stade de mes réflexions, je me dis que Horselover Fat s'était emparé de mon esprit et que j'entrais dans un délire d'interprétation caractérisé. Quel lien pouvais-je espérer établir entre l'auteur “pop” et autodidacte de la Californie et le maître à penser de Fribourg devenu sulfureux après son adhésion incontestable au nazisme ? Je faillis tout effacer. Fat, sors de ce corps !

Beaucoup plus tard, relisant le dernier livre de la Trilogie, j'y trouvais une mention de « l'ontologiste allemand Martin Heidegger ».(36) Puis, dans l'Exégèse, pas moins de dix-huit mentions de Heidegger dont deux courant sur deux pages. Je ne pense pas un instant que la pensée de l'auteur d'Être et temps ait influencé l'œuvre proprement littéraire de Dick. Et encore moins que cette dernière ait jamais été aperçue du recteur de Fribourg décédé en 1976. Mais C.S. Lewis et l'incursion de Fat m'ont amené à considérer l'œuvre de Dick et ses expériences comme phénomènes dévoilant l'Être au contraire de sa réduction à l'étant, à la substance. Pour autant, Dick n'a jamais pour sa part considéré le nazisme qu'avec répugnance et horreur, une horreur qui l'a empêché de donner une suite au Maître du Haut Château.(37)

Comme Heidegger, Dick prêche la fin des dualismes, alors que toutes les théories du xixe siècle, marxisme, freudisme(38) et les idéologies du complot du xxe, dont le nazisme, sous prétexte de transparence enfin révélée, se fondent sur un dualisme et ont pour objet de rendre le monde humain dangereusement et trompeusement intelligible : il y a celui qui voit, qui sait, qui connaît un objet extérieur. Dick écrit : « Il se peut que tous les systèmes — c'est-à-dire, toute formulation théorique, verbale, symbolique, sémantique, etc., qui tente de se poser en hypothèse totalisante pouvant expliquer l'univers en son entier — soient des manifestations de paranoïa. Nous devrions nous contenter du mystérieux, de l'insignifiant, du contradictoire, de l'hostile, et surtout de l'inexplicablement chaleureux et généreux, tout ce qui constitue notre monde soi-disant inanimé : en d'autres termes, le voir comme une personne, comme le comportement d'un être humain compliqué, subtil, clair-obscur, profond, intrigant et infiniment susceptible d'être aimé. Et d'être craint aussi, parfois. Et d'être perpétuellement incompris. ».(39) Il n'y a pour lui que de l'authentique et de l'inauthentique. Il peut sembler étrange que cet adepte presque maniaque de l'interprétation en rejette toute conséquence au contraire de ce que font par exemple marxisme et freudisme. Mais l'interprétation au sens dickien est une recherche qui rebondit sans cesse sur elle-même et n'aboutit jamais à une conclusion.

Comme l'écrit Michel Valensi : « Le Dick “pensant” est un Dick qui parle, et — le plus souvent — chaotiquement. Chaotiquement, parce qu'il parle comme il rêve, allant d'une chose à l'autre. Et cette pensée-rêve n'a rien de confus, en ce qu'elle rend compte d'une situation bien réelle, la nôtre précisément, où toute pensée qui s'est voulue systématique n'a finalement engendré qu'un “système”, et que ces systèmes à leur tour n'ont pas eu d'autre effet que d'empêcher la pensée de renaître encore et toujours — sans quoi nous n'en serions pas là. ».(40)

La fin de l'Invasion divine n'aura rien fait pour réconcilier Dick avec ses anciens lecteurs de Science-Fiction bien qu'il y fasse preuve d'un anticléricalisme militant. Yah y regagne la Terre dans le corps d'un nouveau-né baptisé Emmanuel.

Curieusement, c'est le dernier roman de Dick, la Transmigration de Timothy Archer, qui n'a strictement rien à voir avec la Science-Fiction mais s'avère le meilleur de ses romans “réalistes”, qui le réhabilitera aux yeux de ses lecteurs rationalistes. La narratrice, Angel Archer, « pur produit du système universitaire », qui dirige une boutique de disques à Berkeley, raconte la vie de l'évêque épiscopalien Timothy Archer (Tim), dont elle est la belle-fille. Après le suicide de son mari, Jeff, fils de l'évêque Archer, ce dernier se convainc que son fils défunt communique avec lui et sa maîtresse, Kirsten, depuis l'au-delà, et commence à consulter des médiums. Angel se montre évidemment sceptique et, après diverses péripéties dont le suicide de Kirsten, parvient à détourner l'attention de Tim de son obsession. L'évêque en adopte aussitôt une autre : il entend prouver que le Christ n'a été qu'un adepte d'une secte juive plus ancienne, les Zadokites, qui consommaient un champignon sacré pour s'assurer des extases leur permettant d'entrevoir le paradis. Alors qu'il se prépare à partir pour Israël où il est persuadé de trouver dans le désert du Néguev des preuves irréfutables de sa thèse, il tente de convaincre Angel de l'accompagner. Elle refuse, il part seul et périra de soif dans le désert, n'ayant emporté pour tout viatique que deux bouteilles de Coca-Cola.

Angel la sceptique n'est guère tendre pour son beau-père, sa maîtresse, leur entourage et leurs errements, et on peut douter que Dick se serait montré aussi caustique dans le portrait d'un ami si celui-ci n'était préalablement mort dans les circonstances mêmes que le roman rappelle.

Mais le roman ne s'arrête pas là. Kirsten avait un fils, Bill, schizophrène ou hébéphrène, qui fait des séjours réguliers en hôpital psychiatrique et dont Angel s'occupe par intermittence. Sur la fin du roman, Bill est persuadé que Tim est revenu en lui et l'habite. Angel, évidemment, n'en croit rien.

Sauf que dans les dernières pages, Dick retourne les tables, comme il avait fait à la fin d'Ubik mais ici de façon plus discrète si bien que la plupart de ses lecteurs n'y ont sans doute vu que du feu. Bill l'innocent récite des passages entiers des Évangiles, cite en italien le Dante et s'exprime dans des langues qu'il ne connaît pas et ne comprend pas. Mais que Tim pratiquait. Si bien, alors que Bill est hospitalisé une nouvelle fois, qu'il se pourrait bien que Tim, l'évêque à l'immense culture livresque, l'habite vraiment. Ce que suggère Edgar Barefoot, un gourou qu'Angel Archer écoute plus par curiosité que par conviction mais qui, peut-être, représente Dick jusque dans son cynisme bon enfant. Angel, qui n'a pas manifesté toujours autant de compassion, projette, lorsqu'il sera sorti de l'hôpital, de s'occuper de Bill et peut-être de Tim-dans-Bill.

Angel, l'un des personnages féminins les plus achevés de Dick, est précisément, en raison de sa culture, un humain normalisé, incapable, sauf peut-être en cette conclusion, de percevoir l'authentique. Plus que l'évêque Timothy Archer, ce pourrait être elle en fin de compte la cible de l'ironie dickienne.

Les lecteurs rationalistes, admirateurs de la Science-Fiction dickienne, auraient dû y réfléchir à deux fois avant de voir dans ce roman le retour de l'écrivain à la raison commune, à la doxa. Ainsi Norman Spinrad, ami de toujours de Dick, écrivain et critique d'une rare intelligence qui conclut dans "la Transmutation de Philip K. Dick" : « Le dernier testament de Philip. K. Dick, c'est la Transmigration de Timothy Archer, son tout dernier roman. Une œuvre d'une lucidité lumineuse, empreinte de bon sens, qui marque un seuil très net dans sa carrière littéraire déjà bien avancée. ».(41) Spinrad a-t-il vraiment pris la mesure de la conclusion du roman ? Et qu'entend-il ici par lucidité ?

Ce qui nous renvoie à une question déjà évoquée : pourquoi les admirateurs de la Science-Fiction à la Philip K. Dick l'ont-ils en quelque sorte révoqué à partir des deux premiers volumes de the VALIS trilogy, rebaptisée ici la Trilogie divine. C'est que la plupart d'entre eux sont des agnostiques paresseux comme sont des croyants paresseux la plupart des adeptes d'une religion quelconque. L'athéisme authentique comme l'adhésion pleine et entière à une religion exige un effort dont fort peu de gens sont capables. Parmi les tièdes, les uns se contentent d'un catéchisme élémentaire et les autres, en guise de scepticisme, d'une vulgate scientiste selon laquelle la science a expliqué, explique et expliquera tout. La moindre allusion à des textes sacrés, et Dieu sait si Dick les a multipliées, revient à agiter un chiffon rouge devant la plupart des amateurs de Science-Fiction. Les véritables scientifiques sont plus mesurés. Ainsi, même un sceptique affirmé quoique né dans le catholicisme, comme le biologiste Christian de Duve, prix Nobel de médecine récemment disparu, « affirmait voir dans l'agnosticisme “une démission”, mais refusait autant de “se définir comme athée” que de “souscrire à la notion d'un Dieu anthropomorphique”. Il en concluait qu'il fallait à la fois “dématérialiser” la matière et “dépersonnaliser” Dieu, laissant ainsi émerger une entité qu'il désignait sous le terme d'“ultime réalité”. ».(42)

Parmi les contempteurs transitoires de la Trilogie, le cas d'Ursula K. Le Guin est significatif. Cette femme exceptionnelle par son intelligence, sa culture et son œuvre, a profondément admiré Dick et reconnu qu'elle avait écrit son roman l'Autre côté du rêve(43) sous son influence. Mais en février 1981, dans une série de conférences, elle critique vigoureusement Siva « parce qu'il [Dick] passe en revue certaines questions métaphysiques peut-être insolubles, […] mais [aussi] pour la place qui y est dévolue aux personnages féminins. » et s'inquiète de ce qu'il « semble s'enfermer de plus en plus profondément en lui-même et devenir progressivement fou à Santa Ana, Californie. »(44) Le plus étrange est que Le Guin ne se soit pas avisée précédemment du caractère hautement problématique, pour dire le moins, des personnages féminins de Dick depuis ses débuts. Dick fut très affecté par cette critique venant d'un auteur qu'il estimait, et usa d'un droit de réponse ; Le Guin en rabattit sur ses propos et les deux écrivains finirent par se réconcilier. Mais il ne fait guère de doute que c'est bien la tonalité religieuse du roman qui l'avait fait réagir comme d'autres dans le même milieu. On est presqu'ici dans l'affrontement entre culture dominante et contre-culture.

La difficulté, c'est d'accepter un point de vue différent. La plupart des gens n'affrontent ni l'étrangeté radicale du monde extérieur à l'humain qui est le champ des primitifs et des scientifiques, ni celle tout aussi radicale de leur intériorité. Ils demeurent dans ce qu'on appelle la réalité, c'est-à-dire la convention commune, la doxa. Tout écart est rejeté. Et la chose la plus singulière est que cette réalité change sans cesse, d'un siècle à l'autre, d'une génération même à l'autre, dans le temps d'une vie, mais qu'elle semble à la plupart immuable et évidente. Pascal, Descartes et, plus près de nous dans le temps, Vincent van Gogh par exemple, partageaient des convictions qui sont sans doute aussi étrangères à ces lecteurs que celles, différentes (et qui ne sont pas vraiment des convictions), de Dick mais ils ne semblent pas s'en émouvoir.

Les lecteurs scandalisés par Siva et par l'Invasion divine ne s'étaient jamais émus non plus des théismes, certes bien différents, de C.S. Lewis et d'Olaf Stapledon, entre autres. Mais ces deux-là étaient loin tandis que Philip K. Dick, pensaient-ils, leur appartenait, et son espèce de conversion leur apparaissait comme une trahison.

Pourtant, Dick est un drôle de paroissien. Même s'il se réclame de l'Église épiscopalienne,(45) surtout parce qu'il y en a une au bout de sa rue et qu'il y trouve auprès d'un prêtre le réconfort moral dont il a souvent besoin, il manifeste un surprenant éclectisme dans ses adhésions religieuses, citant à côté de la Bible et des Évangiles, la Torah et le Talmud, le bouddhisme, le zoroastrisme, le soufisme, le Bardo Thödol sans négliger le taoïsme et le Yi-King, et j'en oublie certainement ; il fait son miel de toutes les doctrines sans adhérer vraiment à aucune. Pour autant que je sache, Dick n'a jamais évoqué le créationnisme ni sa variété Science-Fiction, le dessein intelligent. Il semble n'avoir jamais cru non plus à l'immortalité de l'âme. La divinité, au moins dans ses romans, a surtout le statut d'un Extraterrestre. Il écrit même en 1966, introduisant sa nouvelle "la Foi de nos pères" :(46) « En ce qui me concerne, je n'entretiens aucune croyance véritable à l'égard de Dieu ; je ne sais que ce que je vis, à savoir qu'Il est là… subjectivement, bien sûr ; mais l'univers intérieur aussi est réel. ». Et il cite le mystique Jean Scot Érigène : « En vérité Dieu n'est pas, car il transcende l'être. » Dans cette nouvelle, du reste, le Dévastateur, dieu multiforme qui se nourrit de la substance vitale des humains, semble emprunté à H.P. Lovecraft jusque dans son aveu : « Et je vais vous dire ceci : il y a pire que moi. Mais ces choses-là, vous ne les rencontrerez pas car je vous aurai tué avant. ».(47)

Une de ses amies proches, Doris, elle-même convertie à l'épiscopalisme, qu'il rencontre en 1972 alors qu'elle fréquentait Norman Spinrad, et qui devint une source d'inspiration de Dick pour les personnages de Sherri Solvig (dans Siva) et Rybys Romney (dans l'Invasion divine), convient que Dick avait une vision du monde foncièrement chrétienne.(48) Mais elle y met un sérieux bémol : « Si on lui demandait en quoi il croyait, la réponse dépendait toujours du style de théorisation fébrile auquel il était alors en proie à ce moment-là. Mais quand l'heure n'était plus à la théorie, il fallait qu'il parle à un prêtre. Par ailleurs, après ses expériences mystiques du mois de mars, il ne s'est pas jeté dans les bras de la secte Moon, que je sache ; il s'est réfugié au sein de l'Église épiscopalienne de Placentia. En un sens, la religion n'est devenue le fonds de commerce de Phil que quand il s'est mis à écrire des romans théologiques, dans les années soixante-dix. Je ne veux pas dire par là qu'il n'était pas déjà religieux dans l'âme. Mais il faut bien reconnaître que tout ça avait un côté pratique : c'était utile en tant que matériau à inclure dans le roman en préparation. Son capital, c'était l'imagination, et il mettait à l'épreuve une théorie après l'autre histoire de voir comment réagissaient les gens. ».

Je pense avoir montré que les romans incriminés de Dick relevaient plus de la Science-Fiction que du prosélytisme. Même dans ses déclarations et conférences qui en ont scandalisé plus d'un, il propose de la spéculation plutôt que de l'apologétique chrétienne. Il n'est pas difficile de démontrer que sa conception d'un temps perpendiculaire au nôtre relève peu de la théologie canonique. Afin sans doute d'écarter la notion de progrès, il imagine au long de ce temps orthogonal une succession d'univers parallèles entre lesquels un dieu bienveillant nous fait progresser vers le meilleur des mondes possibles chaque fois qu'il remporte une manche contre son Adversaire. Ainsi explique-t-il la démission de Nixon : il y a un univers où Nixon a continué à exercer le pouvoir, c'est celui de Radio libre Albemuth ; et un autre où fort heureusement nous sommes et dans lequel Dieu nous en a débarrassés.

En plus d'un sens, Dick est un mystique plus qu'un croyant. Il est intéressant d'observer que, dans ses romans, ses divinités sont toujours des dieux mineurs, Runciter dans Ubik, mécanique dans S.I.V.A. (VA.L.I.S.), local comme Yah dans l'Invasion divine. Ce choix délibéré et répété lui permet de contourner ou d'éviter les deux apories du christianisme. Pourquoi un Dieu omniscient aurait-il eu besoin d'envoyer sur Terre son fils, dieu fait homme, pour éprouver dans sa chair et dans son esprit la souffrance des humains ? Et pourquoi un Dieu omnipotent aurait-il dû sacrifier ce fils, le Christ,(49) à travers la crucifixion pour assurer le salut de l'humanité ? Il aurait pu trouver des moyens plus économiques pour tout le monde. Une troisième aporie découle des deux précédentes : comment les humains peuvent-ils être entièrement libres s'ils sont soumis à des déterminismes qui résultent de ce qu'il y a quelque chose plutôt que rien ? Ils ont donc besoin de la grâce ou d'une intercession et c'est le point autour duquel Dick va ruminer inlassablement. C'est déjà tout à fait clair dans une de ses œuvres majeures, Au bout du labyrinthe,(50) avec la figure de l'Intercesseur.

Du christianisme, Dick ne retient au fond, dans ses romans et déclarations, que la sotériologie, le moyen du salut dans ce monde, et il le trouve dans l'amour spirituel, l'agapé. Et c'est la réponse qu'il donne à la seconde de ses grandes questions : « Qu'est-ce que l'humain authentique ? », l'onto-théologie et l'eschatologie ne l'intéressant guère, du moins selon mes lectures.

À la question « Qu'est-ce que l'humain authentique ? », Dick ne répond pas par la conscience, ou le rire, mais bien par l'empathie, la capacité à ressentir la souffrance, le sentiment, et aussi le bonheur de l'autre. Ce qui est subtil, car l'empathie implique la théorie de l'esprit, la conscience. C'est surtout après les événements des “2-3-74” que Dick développe cette approche dans ses romans, ses essais et ses notes. Auparavant, sans donner de réponse claire à la question, il se montre surtout soucieux de distinguer l'humain problématique du simulacre qui n'est qu'une machine. On peut même se demander s'il reconnaît, en dehors de lui (et même là)(51) un humain véritable. Le propre du simulacre, c'est de se croire humain. Il manque à Dick un critère : après le “2-3-74”, il pense l'avoir trouvé.

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Or il convient de remarquer que cette épiphanie survient après l'une des époques les plus terribles de la vie de Dick. Au début des années 1970, il subit une véritable descente aux enfers, une sorte de crucifixion, totalement désargenté, solitaire vivant au milieu de plus pauvres, plus drogués et plus paumés que lui qu'il accueille, victime de son mystérieux cambriolage, ayant échappé à un suicide le 23 mars 1972, se retrouvant pratiquement sans domicile fixe et finissant par échouer à Vancouver en guise de purgatoire dans un centre de désintoxication pour drogués et alcooliques à la discipline musclée. L'année ne sera pas meilleure même si Dick est hébergé par une succession d'amis et s'assure l'intérêt d'une kyrielle de jeunes femmes. Il est complètement fauché. C'est son mariage avec Tess, rencontrée à la mi-juillet 1972 alors qu'elle n'a que dix-huit ans, et sa réinstallation à Fullerton qui vont inaugurer une vie nouvelle, plus paisible, fortement ponctuée par la naissance de Christopher, le 25 juillet 1973, puis en 1974 par les événements que l'on sait.

C'est ensuite que Dick prêche et peut-être pratique la compassion, alors qu'il n'en avait guère manifesté avant les années 1970 ni dans ses œuvres ni dans ses relations avec ses compagnes et son entourage. Plus qu'à la religion, c'est à l'empathie, à la compassion qu'il se convertit. Non seulement il lui fera une place importante dans ses romans encore à venir, mais elle constituera l'axe de ses recherches pour son Exégèse en même temps qu'il s'y interroge sur les événements des “2-3-74”.

De 1974 à sa mort, soit en moins de huit ans, Philip K. Dick va accumuler une quantité invraisemblable de notes composées de quelques lignes griffonnées sur un morceau de papier jusqu'à des textes de plusieurs pages dactylographiées, au total plus de huit mille feuillets dont beaucoup seront difficilement déchiffrés. Il en aurait détruit beaucoup d'autres. Ces notes, qui n'étaient pas destinées à la publication, au moins sous cette forme, et qui demeurent le principal témoignage de la quête de Philip K. Dick à la recherche d'une vérité provisoire, constituent en quelque sorte l'équivalent, pour lui, des Pensées de Pascal. Elles ont été retrouvées dans son appartement après sa mort, archivées par Paul Williams en quatre-vingt-onze dossiers, et finalement éditées, au moins en partie, par Pamela Jackson et Jonathan Lethem en 2011 dans un fort volume de 944 pages sous le titre the Exegesis of Philip K. Dick.(52) J'ai parcouru ce fascinant et parfois obscur monument et je ne prétendrai donc pas ici l'avoir entièrement exploré, tâche que je réserve à mes prochaines années. Ce qui est prodigieux déjà, c'est le nombre et la variété des auteurs cités. Il est impossible de dire si Dick les a lus directement ou bien s'il a puisé ses références dans l'Encyclopædia Britannica dont il était, paraît-il, un fervent explorateur. Mais on y rencontre bon nombre d'auteurs fort peu étudiés de nos jours dont il s'inspire ou qu'il cite, ainsi par exemple le Français Nicolas Malebranche.

Ce qu'il y a d'intéressant pour Dick chez Nicolas Malebranche (1638-1715), c'est qu'il est en métaphysique un réaliste (au sens mathématique) platonicien. Il considère que nos idées émanent de l'Être, c'est-à-dire de l'infini, et donne priorité à la raison sur la révélation : « Si donc vous n'êtes pas convaincu par la raison, qu'il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu'il a parlé ? ». Pour lui, Dieu n'est plus « l'auteur que d'un certain ordre général d'où le reste se développe comme il peut ». Et Malebranche d'évoquer des voies dont la première est une loi générale de la nature, une loi physique, celle de la communication des mouvements qui induit des causes occasionnelles par le choc des corps. L'économie du procédé, ou pour utiliser ses propres termes, la simplicité des voies, explique que le monde nous semble imparfait. On comprend qu'une telle épistémologie (terme employé par Dick à propos de la doctrine de Malebranche) ait séduit Dick.(53) Je suis même un peu surpris qu'il n'ait pas abordé Maine de Biran (1766-1824), amateur de sciences, de philosophie et de métaphysique imprégnée de religion, qui a retenu l'attention d'Aldous Huxley, mais Dick ne pouvait pas avoir tout lu, même s'il était un génie.

Car qu'on ne s'y méprenne pas, Philip K. Dick fut un génie, un génie sauvage si l'on veut, ou encore un génie irrégulier (au double sens de l'adjectif) mais un indiscutable génie. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait attiré, surtout hélas après sa mort, l'attention non seulement d'écrivains et de critiques mais aussi de philosophes, à travers ses romans, ses nouvelles, ses essais et, sans doute demain, quand on en aura pris la véritable mesure, son Exégèse. Il pourrait bien apparaître dans l'avenir non seulement comme un des écrivains américains majeurs de la seconde moitié du xxe siècle, mais aussi comme un des principaux penseurs de l'époque. Quelqu'un comme un présocratique venu du futur.

Alors que je travaillais à cette préface, the Museum of Everything (le Musée de Tout et N'importe quoi) exposait à Paris dans un endroit insolite, une école désaffectée dans le bas du boulevard Raspail. Je profitai des derniers jours de cette exposition pour la visiter, au mois de mars 2013. Elle était consacrée à l'Art ​Brut, terme que je n'aime guère et que je préférerais voir remplacé par Art Hors-jeu, ce qui n'a aucune chance d'advenir. Cette étrange institution itinérante collectionne avec assiduité et discernement tout ce qui risque d'échapper aux musées ordinaires, de l'Art Hors-jeu aux photos d'amateur. Le génial assemblage hétéroclite présenté à Paris me fit évidemment penser à tout l'œuvre de Dick et en particulier à son Exégèse qui y aurait eu sa place si les livres y étaient admis, ce qui n'est apparemment pas le cas. En tout cas, il témoignait, comme la réflexion protéiforme et constamment changeante de Dick, de la prodigieuse capacité créatrice de notre univers, à travers l'humain, en dehors même de tout établissement culturel et malgré l'indigence, l'incompréhension et la solitude.

Une autre exposition rendit un hommage invisible à Dick : Sous influences réunissait des œuvres d'artistes ayant eu recours à diverses drogues pour recharger leurs batteries créatrices.(54) Une des salles reproduisait, sous forme de papier peint, une bibliothèque privée entièrement consacrée à la littérature médicale, judiciaire, ethnologique, etc., sur ces substances, et aux œuvres littéraires qu'elles avaient influencées.(55) J'y trouvais sans trop de mal un livre de Kurt Vonnegut, Jr., et un autre de Michael Moorcock. Mais aucun de Philip K. Dick, ce qui me surprit. Il est vrai que la bibliothèque, présentée dans un certain désordre, s'élevait jusqu'à quatre mètres au moins et qu'il m'aurait fallu demander une échelle pour consulter les rayons supérieurs. Là où Dick se trouvait certainement. Plus près du ciel.

R.I.P. :

Au moment de conclure cet essai, j'apprends la disparition de Paul Williams qui fut l'ami et l'exécuteur testamentaire de Philip K. Dick. Une grande partie du succès des œuvres de Dick après sa mort lui est due. Mais c'est surtout grâce à lui que fut préservé le monceau de notes éparses dont une partie constitue aujourd'hui ce monument, l'Exégèse. Rendons-lui hommage.

Bibliographie :
  • Philip K. Dick : Si ce monde vous déplaît… et autres écrits (l'Éclat, 1998). La préface de Michel Valensi qui rend hommage au “philosophe romanceur” est particulièrement intéressante.
  • Philip K. Dick : la Trilogie divine (Denoël, 2002). On préférera cette édition parce qu'elle contient Radio libre Albemuth dans la traduction d'Emmanuel Jouanne, écarté de la réédition plus récente de 2013, à moins bien sûr que l'on envisage d'en lire l'édition définitive de 1999, actualisée en français par Gilles Goullet et publiée à part toujours par Denoël en 2009…
  • the Exegesis of Philip K. Dick, sous la direction de Pamela Jackson et Jonathan Lethem (Houghton Mifflin Harcourt, 2011). Ce gros volume (984 pages denses) réunit un choix des notes et écrits épars de Dick rédigés entre 1974 et 1982 sur des sujets métaphysiques et théologiques, qui ne semblaient pas destinés à la publication, au moins sous cette forme. Hélène Collon en assure la traduction à paraître en 2016 & 2017 en "Nouveaux millénaires" chez J'ai lu. [exliibris]

  1. "Guerre sainte" ("Holly quarrel", 1965, 1966, 1967), dans l'intégrale des Nouvelles de Philip K. Dick, tome 2 : 1953-1981, p. 1026, notre édition de référence chez Denoël. La première date est celle de la rédaction, la deuxième celle de la première publication américaine et la troisième celle de la parution d'une traduction en France, s'il y a lieu.
  2. Introduction de 1978 à la nouvelle "Ne pas se fier à la couverture" ("Not by its cover", 1965, 1968, 1988), même recueil, p. 1057.
  3. "Comment construire un univers qui ne tombe pas en morceaux au bout de deux jours" (1978) dans Si ce monde vous déplaît… et autres écrits (l'Éclat, 1998), p. 186.
  4. Si ce monde vous déplaît…, p. 189.
  5. Dans "la Fenêtre", nouvelle incluse dans le recueil l'Éléphant s'évapore (le Seuil, 1998 ; 10|18, 2009, p. 235).
  6. "Androïde contre humain" (1972) dans Si ce monde vous déplaît…, p. 68.
  7. Lawrence Sutin : Invasions divines (Divine invasions, 1989). En français chez Denoël en 1995. Édition de référence : Gallimard › Folio Science-Fiction, nº 88, 2002, p. 483 & 484. Sur les expériences de Dick, lire tout le chapitre 10 et de nombreux passages de la Trilogie divine où Dick les détaille à plaisir.
  8. Ainsi Rudyard Kipling et moi-même.
  9. "the Religious experience of Philip K. Dick", in Weirdo, nº 17, juin 1986.
  10. Sutin, p. 499.
  11. Sutin, p. 482.
  12. Sutin, p. 514.
  13. Sutin, p. 36.
  14. Un des volumes de la Grande Anthologie de la Science-Fiction (le Livre de poche, 1983).
  15. Dans sa préface à son anthologie Retours sur l'horizon (Denoël › Lunes d'encre, 2009).
  16. La traduction française de ce texte figure en préface à l'intégrale des nouvelles de Stanley G. Weinbaum : une Odyssée martienne (Coda, 2007).
  17. Radio free Albemuth, 1976, 1985, 1987.
  18. V.A.L.I.S., 1978, 1981, 1981.
  19. the Divine invasion, 1980, 1981, 1982.
  20. the Transmigration of Timothy Archer, 1981, 1982, 1983.
  21. En anglais, il n'est question que de the Valis trilogy, qui ne contient pas Radio free Albemuth.
  22. Extrait de la longue recension d'Yves Potin publiée dans Bifrost (nº 18, mai 2000), accessible sur le site du Bélial’, qu'on lira avec intérêt et qui devance largement mes propres conclusions.
  23. (Denoël › Présence du futur, 1987), p. 8.
  24. En arabe, la bouche du poisson, référence évidente au signe de reconnaissance des chrétiens qu'il a vu au cou d'une jeune femme. Il est piquant de constater que cette étoile est la première autour de laquelle ait été détectée une exoplanète. En 2008.
  25. Dans le Monde daté du samedi 11 mai 2013.
  26. Sutin, p. 496.
  27. "Chains of air, web of aether", 1979, 1980, 1982. Dans le recueil Nouvelles, tome 2 : 1953-1981.
  28. Même titre original, 1966, 1969, 1970.
  29. Out of the silent planet, 1938.
  30. "Faith of our fathers", 1966, 1967, 1969. Dans le recueil Nouvelles, tome 2 : 1953-1981, p. 1090.
  31. p. 540 de l'édition 2002 de la Trilogie divine.
  32. That hideous strength, 1945.
  33. Sur Heidegger dont l'accès n'est pas facile, d'autant moins que les traducteurs l'obscurcissent à plaisir, et son rapport à la technique, voir le petit essai de vulgarisation de Luc Ferry : Heidegger : les illusions de la technique (le Figaro › Sagesses d'hier et d'aujourd'hui, 2013, avec CD). Voir aussi les Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege, 1950), en traduction française chez Gallimard depuis 1962.
  34. Ainsi "Autofac", 1954, 1955, 1956. "Autofab" dans le recueil Nouvelles, tome 2 : 1953-1981.
  35. De Heidegger dans Introduction à la métaphysique, 1935. Cité par Luc Ferry dans l'essai signalé.
  36. p. 896 de l'édition 2002 de la Trilogie divine.
  37. the Man in the High Castle, 1961, 1962, 1970. Voir quand même la tentative en deux chapitres de 1974 : Après le Haut Château dans le Maître du Haut Château (J'ai lu › Nouveaux millénaires, 2012).
  38. Toutefois, la psychanalyse freudienne me semble différente en ce sens que la quête de l'objet de connaissance est sans fin : on ne sait jamais.
  39. "Androïde contre humain" (1972) dans Si ce monde vous déplaît…, p. 75.
  40. Préface à Si ce monde vous déplaît…, p. 13.
  41. "the Transmogrification of Philip K. Dick" (1990) dans le Kalédickoscope : regards sur Philip K. Dick (Encrage, 1992 ; édition revue et augmentée, 2006, p. 46).
  42. Selon Luc Cédel dans le Monde daté du mercredi 15 mai 2013.
  43. the Lathe of Heaven, 1971.
  44. Dick citant une lettre de Michael Bishop (Sutin, p. 605 & 606).
  45. L'Église épiscopalienne est l'héritière directe de l'Église anglicane réformée par Henri VIII et donc la plus proche de la tradition dogmatique catholique.
  46. Comme déjà indiqué, dans le recueil Nouvelles, tome 2 : 1953-1981, p. 1091.
  47. Comme déjà indiqué, dans le recueil Nouvelles, tome 2 : 1953-1981, p. 1127.
  48. Dans ce passage, je cite presque littéralement Sutin, p. 527 et 528.
  49. À ceux qui tenteraient la recherche, je signalerai que l'origine et l'étymologie du terme Christ est aussi énigmatique que l'œuvre de Dick.
  50. a Maze of death, 1968, 1970, 1972.
  51. « Je suis une machine. », Sutin, p. 480.
  52. (New York, NY: Houghton Mifflin Harcourt, 2011). Erik Davis édita les notes. Ce volume est à paraître en français chez J'ai lu en 2016 & 2017.
  53. the Exegesis, p. 834 à 838, notamment. Dick cite également Malebranche ailleurs.
  54. La Maison Rouge, février à mai 2013.
  55. Œuvre due à Frédéric Post, qui a photographié une bibliothèque réelle qui se trouve aujourd'hui à l'université d'Harvard.

Philip K. Dick et Alexandre Grothendieck

post-scriptum de Gérard Klein, 2015

par ailleurs :

Rien ne peut paraître plus extravagant que rapprocher deux génies aussi différents, ne serait-ce que par leurs domaines d'activité, pour l'un la littérature surtout de Science-Fiction, l'autre pour les mathématiques à leur plus haut niveau. Et pourtant l'examen de leurs vies et de leurs œuvres fait ressortir d'étonnantes symétries dans leurs destins.(1)

Ils sont nés tous les deux en 1928, le 16 décembre pour Dick et le 28 mars pour Grothendieck. Cela ne va pas loin. Mais dès la petite enfance, ils ont tous deux une relation singulière avec leur mère. En 1933, quand Dick n'a pas encore cinq ans, ses parents divorcent. Le cas de Grothendieck est beaucoup plus tragique : son père Sacha est arrêté en 1939 par la police française en tant que réfugié russe anarchiste, capturé par la Gestapo en 1941 ou 1942 et assassiné par les Nazis en août 1942 à Auschwitz. Il traversera misérablement la guerre avec sa mère Hanka dans des camps puis caché dans une maison du Secours Suisse à Chambon-sur-Lignon.

La relation de Dick avec sa mère est extrêmement forte comme y insiste à plusieurs reprises Sutin bien qu'il accepte sans le discuter le jugement du fils sur sa mère « difficile : froide, vigilante et réprobatrice, affectivement refoulée […] elle ne témoigna guère d'approbation, de chaleur, d'amour maternel à son fils (selon les dires de celui-ci), et ne le protégea guère du monde extérieur. ».(2) Il est permis de douter des déclarations de Dick car sur bien des sujets et en particulier sur ses relations avec des femmes, il dit tout et son contraire. D'autres témoignages et déclarations font douter de cette froideur. Sa mère ne manqua jamais de l'encourager et de le protéger ; « Qui les voyait ensemble était toujours frappé par leur ressemblance : ils évoluaient tous les deux dans les systèmes de pensée abstraite qu'ils s'étaient façonnés… ».(3) Dorothy ne se remaria que dix-huit ans après le divorce quand Dick fut à peu près établi — enfin se maria une première fois —, et tout ce temps, elle veilla sur lui. Phil et elle s'appelaient par leurs prénoms et, adolescent, « il envisagea de renoncer au patronyme “Dick” pour prendre le nom de jeune fille de sa mère, “Kindred”. ».(4) Plus tard, il lui donna ses manuscrits à lire, et il semble bien qu'elle l'encouragea à écrire. Quand elle se remaria, en 1953 — il avait donc vingt-cinq ans et était lui-même marié, « il réagit par le chagrin et la colère ».(5) Toute cette intimité cadre mal avec le portrait que Dick a fait de sa mère. Il n'hésita jamais par la suite à lui demander une aide financière.

Les relations de Grothendieck à sa mère sont à peine moins problématiques, au moins au début de sa vie. Hanka Grothendieck, journaliste allemande, anarchiste née dans une famille protestante, ne voulait pas de cette maternité. À quelques mois, l'enfant, qui gardera le nom de sa mère et sera déclaré apatride parce qu'il a été reconnu par son père, « refuse de s'alimenter et est admis à l'hôpital où il est sauvé in extremis. »(6) Philip K. Dick lui-même est hospitalisé à l'âge de deux ou trois semaines pour cause de dénutrition, sa mère n'ayant pas assez de lait pour sa sœur jumelle, qui mourra, et lui-même, qui sera sauvé de justesse avec un lait spécial.(7)

Les années suivantes, l'enfant Grothendieck est aimé et materné bien que sa famille vive dans la plus grande pauvreté. Puis en 1934, il est séparé de sa mère qui fuit le nazisme à Paris puis participe à la guerre d'Espagne, et il est confié à un pasteur luthérien. Très tôt, il a la révélation de son goût pour les mathématiques, en un sens comme Dick pour la lecture et la Science-Fiction. Il ne retrouvera durablement sa mère qu'à la Libération, en 1945, l'année où il s'inscrira en mathématiques à la faculté de Montpellier. Comme la mère de Dick, Hanka a toujours désiré être écrivain. Mais elle ne publiera rien, elle non plus. Bringuier la décrit comme « une mère difficile et possessive ».(8) Atteinte de tuberculose, accompagnée et soignée par son fils, elle s'éteint en 1957, et Alexandre s'en ressent soulagé. « La forte personnalité de sa mère a toujours exercé un ascendant sur lui et continuera à l'exercer pendant les vingt ans qui suivront sa mort. »(9) Dans la Clef des songes ou Dialogue avec le bon Dieu, livre qu'il écrit et mettra sur l'internet en 1987 mais qui ne sera jamais édité, il juge sévèrement : ma mère « continuera à se maintenir dans le mythe du grand et inégalable amour entre elle et mon père, et dans celui de la mère remarquable et à tous égards exemplaire qu'elle avait été. ».(10)

Dick a souvent été considéré comme un autodidacte, mais il l'est alors d'une façon très singulière. Il n'a jamais vraiment intégré une université, mais il a suivi un cursus primaire et secondaire à peu près normal, et surtout, très tôt, il a commencé à accumuler une culture aussi considérable qu'éclectique et surtout, contrairement à la plupart des autodidactes, il l'a ordonnée. Il aime à en faire étalage, souvent sans doute bien au-delà de ses connaissances réelles, mais il impressionnera la plupart de ses interlocuteurs. Grothendieck peut difficilement passer pour un autodidacte puisqu'il suivit les cours de mathématiques et de physique de la faculté des sciences de Montpellier, obtient non sans difficulté sa licence de mathématiques et rédigera sa thèse de doctorat en 1949 ou 1950. Mais il montre bien des traits de l'autodidacte : il fréquente peu les amphis, préférant travailler seul, et réinvente tout seul l'intégrale de Lebesgue : « il pense qu'il n'y a rien de commun entre le travail qu'il conduit pour satisfaire sa curiosité et ce que peut contenir un livre. Il en sera ainsi toute sa vie : il préférera toujours se nourrir de la parole de ceux qui détiennent la connaissance, et n'avoir recours aux écrits qu'en cas de nécessité, les livres ne représentant qu'une source marginale de connaissance. Il n'a d'ailleurs aucune culture mathématique. Alexandre Grothendieck n'apprend pas les mathématiques, il les fait ou les refait. “Les livres, on ne les lit pas, on les écrit.” répondra-t-il plus tard à un mathématicien américain qui le questionnera sur sa bibliothèque. ».(11)

Pour leurs admirateurs (dont je suis), le génie des deux hommes ne fait aucun doute, chacun dans son domaine. Philip K. Dick a révolutionné plus que tout autre la littérature de Science-Fiction tout en méprisant sa quincaillerie, et par son doute sur le réel, il a profondément transformé la littérature et même peut-être la philosophie, au fond bien au-delà de ce qu'ont accompli ses contemporains de la Beat Generation à laquelle il aurait tant voulu appartenir. La substance l'a dans son œuvre emporté sur la forme. Mais quelle substance…

Grothendieck est sans doute un génie de plus grande envergure tant il a refondé l'analyse fonctionnelle puis la géométrie algébrique. Il a eu et aura moins de lecteurs que Dick car l'abstraction de son œuvre dépasse même les compétences de mathématiciens confirmés. Quant à lire ses manuscrits, on affirme que cela relevait d'un sacerdoce. Mais ceux qui ont fait l'effort de l'étudier le tiennent pour le plus grand mathématicien du xxe siècle et peut-être pour l'un des plus grands de l'histoire des mathématiques, à l'égal d'un Euler ou d'un Gauß.

Étrangement, chacun dans son domaine avait l'habitude de prendre des notes, voire d'écrire de longs textes sur n'importe quel bout de papier ou de carton qui lui tombait sous la main. Grothendieck a utilisé l'ordinateur au moins pour proposer sur l'internet ses œuvres non mathématiques, ainsi la Clef des songes et Récoltes et semailles, longue méditation qu'il ne cessa d'augmenter que quelques années avant sa mort et dont la suite fut confiée à des centaines, peut-être des milliers de pages et des fragments sur tout support inscriptible. Mais il a toujours rédigé ses textes mathématiques et autres, d'abord à la main, puis les a tapés à la machine quand il ne disposait pas de secrétaire, se dispensant d'avoir recours à la main.

Toutefois, les quelques points communs que je viens de leur souligner ne sont rien en comparaison de ce qui reste à venir.

En février et mars 1974, Philip K. Dick eut des visions, lumières fuyantes et tournoyantes, séries de tableaux abstraits, qui le convainquirent qu'un être vivant, immensément puissant, essayait de communiquer avec lui. En 1976, la nuit du 15 octobre précisément, après plusieurs jours d'« une marée d'angoisse », Grothendieck la sent exploser « en une vague immense surgie des profondeurs ».(12) La passion de la méditation vient de le frapper, sa troisième passion après les mathématiques et la quête de la femme. Une légion d'anges a-t-elle traversé le Système solaire dans les années 1970 ?

Sa vie sentimentale est nettement moins compliquée que celle de Dick : on lui connaît deux liaisons durables ; il eut un enfant de la première et trois autres de la seconde. Il a croisé sans lendemain le chemin d'une Angela qu'il baptise du moins de ce nom alors qu'il ne connaît même pas son prénom, « la dernière femme qui est passée, même de façon furtive, dans sa vie ».(13) La méditation de Grothendieck le conduit à l'émerveillement, « au fond des choses » et à une sorte de mysticisme où il pense que Dieu perçoit nettement différents plans correspondant à différents niveaux d'élévation spirituelle. Plus précisément que chez Dick, cette méditation correspond à une introspection et pendant dix ans il s'est détourné des mathématiques pour cultiver son jardin. Il n'a jamais fait appel à aucune substance psychotrope au-delà de « quelques tisanes ». Mais il revient aux mathématiques au début des années 1980.(14) « Pour lui, la mathématique fait partie de la nature même de Dieu : “Ainsi, je ne doute pas un instant que Dieu connaît toute chose mathématique qui ait été “créée” ou “découverte” par l'Homme et qu'Il la connaît de plus d'une tout autre façon que l'Homme ne la connaît, par une vision justement qui n'est pas “intellectuelle”, mais “spirituelle”.” ».(15)

Comme Dick, Grothendieck s'intéresse au Yi-King, au yin et au yang, mais aussi de plus en plus au Christ dont il se sent le messager et semble même adhérer à la thèse de l'intelligent design. Dans son dernier ouvrage, par ailleurs introuvable et que peu de gens ont lu, il s'interroge : « Qui est Dieu ? Qui est Satan ? ».(16) Il est « le “scribe de Dieu”. ».(17)

Et là où Dick et Grothendieck se rejoignent vraiment, sans s'être jamais rencontrés ni connus ni même avoir entendu parler l'un de l'autre, c'est dans leur œuvre ultime, leur magnum opus, interminable et inachevé, jamais édité de leur vivant, l'Exégèse(18) pour Dick, Récoltes et semailles(19) pour Grothendieck. Il est impossible de les résumer ici. On relèvera cependant que dans les deux cas, il s'agit d'une recherche sans fin sur les auteurs eux-mêmes et sur la nature profonde de l'univers à travers diverses mantiques et sagesses.

Dick et Grothendieck ont aussi en commun une expérience de la vie en communauté, dans sa propre demeure pour le premier, dans une communauté néo-rurale pour le second, à la mode dans les années 1970. Ils en ont tiré tous les deux une profonde déception et une méfiance à l'endroit de l'Humanité.

Cependant, les nombreuses coïncidences que j'ai évoquées dans les vies de ces deux génies ne doivent pas masquer leurs différences. À travers toutes ses recherches, le mathématicien ne manquait pas de certitudes ; Dick en avait beaucoup moins et quand il en avait une, il en changeait presque aussitôt. Grothendieck propose à travers toute son existence un exemple de fermeté de caractère et de courage, allant jusqu'à risquer sa carrière et peut-être sa vie. Dick n'était pas un foudre de guerre : il aurait bien aimé se faire passer pour tel mais il n'en avait pas l'étoffe.

L'un et l'autre tranchent tant sur l'humanité ordinaire qu'on est tenté de les prendre pour des mutants, au sens de la Science-Fiction. Chose singulière, Grothendieck rédigea en 1990 un supplément à ses notes sur la Clef des songes, un texte de 691 pages non publié et intitulé les Mutants pour le chapitre VII. On ignore s'il lisait de la Science-Fiction.


  1. Mes références sont pour Dick l'incontournable Invasions divines de Lawrence Sutin (Divine invasions, 1989). En français chez Denoël en 1995. Édition de référence : Gallimard › Folio Science-Fiction, nº 88, 2002. Et pour Grothendieck sa biographie, Alexandre Grothendieck : itinéraire d'un mathématicien hors normes de Georges Bringuier (Toulouse : Privat, 2015), publiée peu après la mort du mathématicien, le 13 novembre 2014.
  2. Sutin, p. 57. Gilles Goulet reprend sans les discuter les assertions de Dick, ni même préciser qu'elles viennent de lui dans son article publié dans le recueil collectif Philip K. Dick : simulacres et illusions, sous la direction de Richard Comballot (ActuSF, 2015).
  3. Sutin, p. 56-57.
  4. Sutin, p. 101 & 102.
  5. Sutin, p. 191.
  6. Bringuier, p. 21.
  7. Sutin, p. 49.
  8. Bringuier, p. 32.
  9. p. 33.
  10. p. 35.
  11. p. 36.
  12. p. 86.
  13. p. 89.
  14. Bringuier, p. 133, rapporte une anecdote sur Grothendieck que je trouve tout à fait dickienne et qui m'enchante : « pour les besoins d'une démonstration, Grothendieck choisit un nombre premier : “57 fera l'affaire.” dit-il feignant d'oublier que 57 n'est pas un nombre premier car égal à 3 × 19, ce que sait un enfant de douze ans. Cela n'a aux yeux de Grothendieck aucune espèce d'importance et n'affecte en rien son raisonnement mathématique. C'est ainsi que nous connaissons depuis un nouveau nombre premier, 57, dit “nombre premier de Grothendieck”, et qui bien sûr n'est pas un nombre premier. ».
  15. Cité par Bringuier, p. 142 & 143. Il convient de souligner que cette intuition de Grothendieck rejoint celle des notes secrètes de Kurt Gödel telles que Pierre Cassou-Noguès les a révélées dans son livre les Démons de Gödel (le Seuil, 2007). Mais cela est une autre histoire.
  16. p. 172.
  17. p. 175.
  18. Le volume 1 de l'Exégèse de Philip K. Dick est paru en 2016 dans la collection "Nouveaux millénaires" chez J'ai lu, dans une magistrale traduction d'Hélène Collon. Le second a suivi en 2017. [exliibris]
  19. Disponible, depuis décembre 2021, en deux tomes dans un coffret de la collection "Tel" chez Gallimard.