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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires divines

Livre de poche nº 3782, juin 1983

 Détail bibliographique dans la base de données exliibris.

Du point de vue des hommes, la question de savoir si Dieu les a créés ou si l'humanité a créé Dieu demeure pendante. Le point de vue de Dieu ne nous est pas connu de manière certaine. Ou [Couverture du volume]plus exactement, c'est l'affaire de la théologie de découvrir et de transmettre ce qu'Il a à en dire.

Il peut sembler singulier que la Science-Fiction, tout imprégnée de science positive, ait parfois trouvé une source d'inspiration dans la théologie. Mais à y regarder d'un peu plus près, c'est là une rencontre inévitable. D'une part, ce genre littéraire n'a jamais hésité à s'emparer des concepts de la métaphysique : ses bornes ordinaires qu'il transgresse joyeusement sont celles du cosmos et le début et la fin des temps ; son ressort dramatique est toujours plus ou moins la théorie, et son ambition première l'explication finale. La Science-Fiction confine volontiers au délire d'interprétation, et n'était son caractère affirmé de fiction, elle y sombrerait tout à fait. Or quel domaine offre plus que la théologie un champ vaste et définitif à l'interrogation, à la spéculation et à l'interprétation. Si l'on admet un instant que la théologie a raison, qu'elle est une science naturelle un peu particulière qui se donne pour objet un aspect simplement plus élusif que d'autres de la réalité, la possibilité apparaît de variations fascinantes. Or la Science-Fiction, c'est cela : l'exploration des variations qui ne sont pas interdites par les contraintes imposées par l'état supposé des connaissances et par la nécessité d'une certaine cohérence interne.

D'autre part, la théologie entretient de longue date une relation étroite et souvent conflictuelle avec la science expérimentale et déductive. Nous retenons surtout de l'expérience des derniers siècles que théologie et démarche scientifique sont d'abord antinomiques : Giordano Bruno, Galilée et Darwin, sans négliger Marx et Freud, ont eu maille à partir avec les théologiens. Et l'on ne saurait négliger ici la fin pénible de Cyrano de Bergerac, l'un des premiers écrivains français de Science-Fiction, dont le dernier manuscrit fut brûlé, alors que le grand libertin agonisait, par son confesseur. Mais le commerce entre science et théologie est beaucoup plus ancien. L'apparition de la théologie ne se conçoit pas sans l'aiguisement de l'esprit critique, quitte à ce qu'il se retourne ensuite contre ses assertions sans fondement. « Je vois, écrit Sir Karl Popper, l'un des principaux épistémologues contemporains, l'origine de la théologie dans un manque de foi (1). » La théologie naît en effet avec l'ambition de décider à la lumière de la raison quelle est la part de vérité contenue dans les récits mythiques et religieux ; elle partage avec la science de la nature la notion de vérité unique qui demeurait étrangère aux civilisations polythéistes, voire syncrétistes.

Scientifiques et théologiens sont les seuls à se poser, dans des perspectives certes différentes, les questions fondamentales : celles des limites de la raison et de la connaissance. D'où, sans doute, leur concurrence et leurs conflits acharnés. De ces convergences et de ces querelles, la Science-Fiction se fait l'ultime écho. Tantôt se souvenant du mauvais sort fait par les théologiens aux hommes de science, elle se montre impertinente avec panache et retourne à l'expéditeur sous forme de paradoxes les incertitudes ou les absurdités du dogme. Tantôt se servant du dogme comme d'un axiome, elle en tire des conséquences ingénieuses et parfois subtiles. Dans les deux cas, elle y puise son inspiration avec un enthousiasme qu'on ne rencontre plus nulle part ailleurs dans la littérature. Il me semble même — mais c'est peut-être l'effet de mon ignorance — que la Science-Fiction est la seule littérature romanesque contemporaine où il soit question de théologie. Il peut être fait une place dans bien des romans “classiques” à la religion, au mysticisme ou même (rarement) à la métaphysique. Mais le personnage de Dieu, ou d'un dieu, n'y apparaît jamais. Je ne vois à cette exclusion que deux exceptions, hautement spéculatives au demeurant, celle d'une partie de l'œuvre de G.K. Chesterton, écrivain subtil et esprit paradoxal qui a du reste flirté sans le savoir avec ce qu'on nomme aujourd'hui Science-Fiction, et celle d'un roman trop peu connu de l'écrivain américain Thornton Wilder, le Pont du roi Saint-Louis, qui commence à peu près par cette phrase mémorable : « Alors Frère Juniper décida qu'il était temps de faire de la théologie une science exacte. » Dans le reste de la littérature romanesque, rien. Le roman contemporain exclut de son champ la problématique théologique comme il exclut la science.

Cette anthologie est consacrée à la représentation de dieux variés dans la Science-Fiction et par conséquent à la prise en considération par certains auteurs de la théologie comme s'il s'agissait d'une science comparable à la physique ou à la biologie, c'est-à-dire caractérisée par des observations et des procédures de vérification. Il ne sera par contre pas question ici de religions sauf de façon secondaire ou anecdotique. Il existe un grand nombre de romans et de nouvelles de Science-Fiction qui s'intéressent aux religions dans leur dimension humaine et historique (2), mais ils relèvent d'autres volumes de cette anthologie, comme celui des Histoires de demain. Le volume qu'on va lire retient principalement les représentations d'un démiurge grand ou petit ou ses manifestations directes.

On peut, me semble-t-il, regrouper ces spéculations en trois grandes catégories qui structurent cette anthologie. Il y a d'abord celles qui s'inscrivent dans le cadre judéo-chrétien, soit qu'elles fassent plus ou moins œuvre apologétique, soit qu'elles lui confèrent le statut d'une mythologie éventuellement à démythifier.

Il y a les auteurs ensuite qui, renonçant à ce cadre, imaginent d'autres dieux, des créateurs étrangers. Et il y a ceux enfin qui, dans un contexte ou dans l'autre, déclarent au nom de l'homme et dans une perspective plus ou moins nietzschéenne la guerre à Dieu, ce qui implique la reconnaissance de son existence.

Le Créateur d'étoiles (3) d'Olaf Stapledon (1937) réunit dans une certaine mesure ces trois thèmes. Fresque la plus ambitieuse de la littérature contemporaine, ce roman englobe l'histoire de tout notre univers et de quelques autres. Un homme se promène une nuit sur une colline d'Angleterre sous un ciel clouté d'étoiles. Influencé par ce décor cosmique, l'esprit du narrateur se détache de son corps et entreprend un immense périple à travers l'espace et le temps. Il rejoint d'abord un monde assez semblable à notre Terre où il loge successivement dans plusieurs corps. Puis, en compagnie de son dernier hôte, il poursuit son voyage, rencontrant des sociétés de plus en plus extraordinaires à des stades variés de leur développement, et s'enrichissant du contact d'autres esprits itinérants qui finiront par se fondre en un être collectif aux possibilités multipliées. Ainsi magnifié, il découvrira peu à peu la finalité de l'univers et se rapprochera, sans jamais l'atteindre tout à fait ni percer son mystère, du Créateur d'étoiles.

L'histoire de l'univers se résout dans cette perspective à une émergence des consciences, puis à une coalition, voire à une communion de toutes les consciences dans la contemplation du Créateur d'étoiles. Le point ultime atteint, l'univers retourne au chaos. Avant le nôtre, le Créateur d'étoiles en a créé d'autres, peut-être moins parfaits. Après le nôtre, il en créera d'autres, peut-être plus parfaits. Il connaît lui-même une évolution, mais cette évolution ne se traduit que dans celles de ses créations, car il est transcendant, et le temps et l'espace ne sont que des modalités passagères de son action.

Ainsi cet étonnant roman propose une sorte d'aboutissement gnostique à la théologie chrétienne, ici réconciliée avec la science, risque la description de dieux mineurs et majeurs étrangers et suggère enfin le thème de la révolte, de la guerre à Dieu en posant la question : Dieu est-il méchant ?

Tourmenté par le problème du mal, Stapledon en rejette la responsabilité sur le Créateur d'étoiles. Le mal, la souffrance, l'échec, ou pis encore la mort, font partie intégrante de la Création. On voit par tout cela en quoi il annonce la pensée de Teilhard de Chardin et en quoi il s'en écarte radicalement.

Les deux auteurs ont en commun une conception finaliste de l'évolution, qui procède du souci de concilier les découvertes de la science avec les enseignements de la tradition, la même idée de la Création évolutive incarnée dans le temps et la matière opposée à celle d'une Création définitive et immuable. Mais leurs théologies diffèrent profondément. Tandis que celle du jésuite demeure plus ou moins orthodoxe, celle de Stapledon est protestante, plus précisément calviniste, et implique l'impossibilité du salut, l'abhumanité d'un Créateur avec lequel aucun dialogue n'est possible, envers lequel l'adoration est la seule conduite possible. Ainsi la pensée de Stapledon tend vers une sorte d'optimisme désespéré. Jusqu'à la création ultime, les univers successifs comprendront une part de souffrances. Le but du Créateur d'étoiles n'est pas la fin de la souffrance, mais une harmonie glacée, intelligible par lui seul.

C'est peut-être à Stapledon qu'a voulu répondre C.S. Lewis dans sa trilogie dont le premier volume (et le plus passionnant) le Silence de la Terre (Out of the silent planet), paraît en 1938. Il sera suivi en 1943 de Perelandra, puis en 1945 de Cette hideuse puissance (That hideous strength(4). Au positivisme et au calvinisme de Stapledon, C.S. Lewis oppose un christianisme strictement médiéval, ou plus exactement la conception que pouvait s'en faire un intellectuel anglais de la première moitié du siècle en y mettant une large dose de naïveté. Pour Lewis, l'Écriture et la Tradition sont à prendre au pied de la lettre. Les anges qu'il baptise eldila existent. Chacun des mondes habités est surveillé par un Oyarsa, sorte d'archange immortel et pratiquement immatériel. Mais celui de la Terre s'est révolté peu après la création et a précipité notre planète dans l'isolement, dans le Silence. Il est la source de tous les maux dont souffre notre humanité. Il s'efforce de corrompre les mondes voisins et en particulier Vénus (Perelandra) en se servant des hommes et de leur science. Mais sur la Terre même, sa hideuse puissance peut être défaite par ceux qui bénéficient du secours de la foi et de l'aide des archanges du système solaire. Cette bataille ne fait que préfigurer le grand combat, l'Armageddon suprême où il sera définitivement écrasé et après lequel notre monde sera réhabilité.

Les trois volets de la trilogie s'organisent donc par rapport au thème de la Chute. Sur Mars (dans le Silence de la Terre), elle n'a pas eu lieu et divers peuples intelligents vivent en état de grâce et de bonheur sous la conduite de leur grand Oyarsa. Sur Vénus, elle demeure possible, et sur Terre, comme on sait, elle a eu lieu.

Ce qui est remarquable de notre point de vue et que l'on observera dans la présente anthologie, c'est que les écrivains de Science-Fiction, lorsqu'ils font appel à la mythologie judéo-chrétienne, traitent presque toujours du problème de la Chute et de l'existence du Mal. Le recours à la théologie pallie le silence de la science. Et cela quelle que soit leur orientation religieuse. Ainsi James Blish qui s'est toujours défini comme agnostique pose dans un Cas de conscience (5) un paradoxe chrétien. Un jésuite, membre d'une équipe d'exploration, débarque sur un monde dont les habitants ignorent le mal mais tout autant l'idée de Dieu ou celle d'immortalité. Sont-ils des créatures du démon destinées à induire l'homme en erreur ? Mais ce serait une hérésie de le croire puisque le diable ne peut créer. Ont-ils raison et Dieu n'est-il qu'une chimère née de l'imagination des hommes ?

De même, dans "l'Étoile" d'Arthur C. Clarke qu'on va lire, se trouve posé (encore à l'intention d'un jésuite, ordre décidément prédestiné aux aventures théologico-scientifiques par son passé) le problème des desseins de Dieu. Dans "Voici l'homme" de Michael Moorcock, c'est la question de l'origine du masochisme qui imprègne tout un versant du christianisme.

Tout se passe comme si ces auteurs, souvent avec subtilité et généralement avec un certain respect pour les valeurs d'une religion qu'ils ne professent pas, se servaient de la théologie chrétienne pour introduire une question, celle du mal et de la souffrance, qui ne reçoit de la science aucune réponse ou seulement (au moins dans la Science-Fiction) des réponses triviales. Nous voyons ici pointer une des fonctions de Dieu dans notre littérature : c'est le lieu de l'inconnu et de l'impensable.

La seconde grande catégorie, celle des créateurs étrangers, va confirmer dans d'autres domaines cette hypothèse. Les créateurs étrangers qui sont des dieux physiques, généralement limités, de petits dieux, fournissent une explication à des problèmes sur lesquels la science demeure partiellement muette. C'est du reste souvent de déplacement et de simplification qu'il s'agit. Ainsi l'origine de la vie, de l'homme, l'évolution sont-elles “expliquées” par l'intervention d'êtres supérieurs ou fort anciens dans "le Dieu des païens" et "Violon d'Ingres". Le thème du divin se trouve de la sorte basculé du transcendant dans la nature. Avec une telle histoire naturelle des dieux apparaît la possibilité d'une hiérarchie, d'une nomenclature qui s'inscrirait aisément, au demeurant, dans la vaste fresque de Stapledon.

Dans "les Virus ne parlent pas" (6), j'ai moi-même imaginé les plus petits dieux limités possibles (jusqu'à nouvel ordre). Dans un passé géologique, des êtres minuscules, sans doute collectivement intelligents, ont inventé la vie telle que nous la connaissons, déclenché le processus de l'évolution et finalement produit l'homme. Leur but était de se doter de machines gigantesques (à leur échelle) qui leur permettent d'explorer le macrocosme, notre univers. Nos membres sont leurs machines, nos yeux leurs télescopes et nos oreilles leurs détecteurs d'ondes atmosphériques. Mais ils ont disparu parce qu'ils ont trop bien réussi : devenus les parasites de leurs créations, ils ont connu la décadence et ont régressé jusqu'à n'être plus que ces vestiges qui forcent les cellules vivantes — ces usines qu'ils avaient su concevoir — à les reproduire, en un mot, des virus.

Cette conception des dieux limités dont on trouvera plusieurs exemples dans cette anthologie ne fait évidemment, comme beaucoup de conjectures relatives à l'origine de la vie ou de l'humanité, que reculer le problème. Ces dieux limités ont bien dû avoir eux-mêmes une origine qui demeure inexpliquée. Mais cette démarche régrédiente, curieusement, reproduit celle-là même de l'interrogation scientifique. L'univers macroscopique est ainsi “expliqué” par des molécules qui sont expliquées par des atomes eux-mêmes composés de particules plus petites qui seraient constituées d'éléments encore plus petits, voire ponctuels, les quarks. Mais de quoi ces derniers sont-ils faits ? Il est de même possible de remonter dans le passé, de théories en conjectures, jusqu'à la grande explosion originelle. Mais de ce qui lui a donné existence, il ne sera sans doute jamais possible de rien dire. Dieu, s'il y est pour quelque chose, a ce jour tiré la porte sur lui.

La réintégration réductrice des dieux limités dans la nature les établit dans une position singulière entre la conjecture et la métaphysique proprement dite. S'ils font partie de l'univers naturel, ils peuvent devenir objets d'une science naturelle au même titre que l'homme. La question se pose toutefois de savoir si, dans un univers limité, ils peuvent faire l'objet d'une science complète, rigoureuse. Elle se pose déjà pour l'homme. Selon certains, il n'est pas de science possible de l'homme, sauf partielle, parce qu'il est de nature divine, la science ne pouvant s'appliquer qu'aux éléments de l'univers immédiatement inférieur, déterminé (causalement ou statistiquement). En d'autres termes, les comportements humains, individuels et collectifs, demeureraient imprédictibles au sens rigoureux du terme et par conséquent non susceptibles d'une théorie complète ; et cette imprédictibilité fondamentale ou résiduelle des humains correspondrait à leur libre arbitre ou à leur capacité de création, comme on voudra. Cette hypothèse peut paraître étrange et de nature purement théologique. Mais ce n'est pas tout à fait le cas. Elle dérive logiquement de la constatation du fait que la nature de la réalité change radicalement à certains niveaux quantitativement définissables. Par exemple, pour résoudre un problème par des moyens physiques, il faut un certain temps et un certain nombre d'unités de logique. Il peut donc exister, et on montre qu'il existe effectivement, des problèmes tels qu'ils sont trop complexes pour être résolus dans le temps de vie de l'univers visible entier par un ordinateur qui occuperait tout l'espace de l'univers (7). La complexité du cerveau humain, complexité qui paraît liée à la conscience, est telle que le nombre de combinaisons possibles entre ses éléments (les 80 milliards de neurones, par hypothèse) est comparable à celui des particules massives contenues dans l'univers visible. Par suite, un ordinateur hypothétique qui aurait les dimensions et la durée de vie de l'univers visible entier pourrait n'être pas assez puissant pour explorer toutes les propriétés d'une aussi fabuleuse machine. Seul l'ordinateur “divin”, plus grand que l'univers, pourrait y parvenir. Ainsi, le problème de savoir si l'être humain est déterminé ou libre de ses actes pourrait être trop difficile pour être résolu par un ordinateur de la taille de l'univers, ce qui revient à dire que, dans les limites de cet univers, le choix entre les deux propositions « l'homme est déterminé » et « l'homme est libre » resterait indécidable. L'esprit humain est en tout cas capable de concevoir des problèmes tels qu'un pareil ordinateur ne parviendrait pas à les résoudre. Si nous retenons comme définition du divin quelque chose de trop grand pour que l'univers physique puisse, au moins sous certains aspects, le contenir, alors l'homme est peut-être bien, au regard de la simple logique, quelque chose comme un petit dieu.

On notera que l'efficacité du plus grand ordinateur concevable théoriquement dans l'univers visible est fonction de la vitesse de propagation de l'information, soit celle de la lumière dans notre univers. Si elle était par hypothèse deux fois ou mille fois plus grande, l'efficacité du plus grand ordinateur en serait multipliée par deux ou par mille. Pour une vitesse de propagation de l'information suffisamment élevée, le problème du déterminisme de l'être humain pourrait être résolu. On en déduira donc que le seuil du “divin” est fonction, entre autres paramètres, de la valeur maximale de cette vitesse dans un univers donné. Que l'homme puisse être un petit dieu relativement à son univers et une simple machine dans un univers différent du premier seulement par la valeur de C est une aporie digne de la Science-Fiction. Il est vraisemblable, au demeurant, qu'une modification d'une constante aussi fondamentale que celle de la vitesse de la lumière entraînerait des bouleversements très importants dans la trame de l'univers.

Par ailleurs, l'idée que la nature de la réalité change radicalement à certains niveaux dimensionnels n'est pas en elle-même originale. La mécanique quantique montre qu'au niveau du très petit, de l'univers subatomique (vers 10-10 mètres pour retenir un compte rond), la nature obéit à d'autres règles que celles que nous observons dans l'univers macroscopique. En particulier, la causalité, au lieu de relier directement deux événements individuels, devient pure affaire de probabilité, de chance : les événements individuels cessent d'être complètement prédictibles selon les lois de la mécanique classique.

Si nous sommes de petits dieux, alors la guerre à Dieu, comme l'imagine, dans sa nouvelle saisissante qui conclut cette anthologie, Lester del Rey, n'est pas un combat nécessairement perdu d'avance. Son extension conduit à l'Armaggedon, à la lutte finale entre les forces du bien et celles des ténèbres, qui a inspiré Robert Sheckley mais aussi James Blish dans deux romans tout à fait singuliers, Pâques Noires (Faust Aleph-Null, 1967) et le Lendemain du jugement dernier (the Day after judgment, 1970).

Reste enfin un domaine rarement évoqué en dehors de la Science-Fiction, celui de la théurgie, ou de la création de dieux. Elle peut s'opérer dans l'univers symbolique comme dans le roman ambigu de Roger Zelazny, l'Île des morts. Ou même, de manière peut-être plus saisissante encore, dans l'univers machinique. Ainsi dans la brève nouvelle "la Réponse" de Fredric Brown qui figure dans Histoires de machines. Le stade ultime du robot, c'est la divinité. C'est Frank Herbert qui, dans deux romans, Destination : vide et l'Incident Jésus, a pour l'instant poussé le plus loin cette conjecture.

Quel est l'avenir de la théologie dans la Science-Fiction ? Curieusement, dans deux romans récents, Valis system (en français SIVA) et the Divine invasion, Philip K. Dick fait appel aux Pères de l'Église et à saint Thomas d'Aquin pour nourrir une spéculation fumeuse qui échappe presque entièrement au romanesque. Mais peut-être l'avenir du thème réside-t-il davantage dans la prolongation du commerce conflictuel que la théorie scientifique et la théologie entretiennent depuis leur naissance. La physique et la cosmologie modernes suggèrent parfois des spéculations d'allure théologique. Ainsi la théorie quantique propose-t-elle une unité sous-jacente de l'univers qui transcende l'espace et le temps. La physique quantique tend donc à penser le réel comme totalité et non plus, comme faisait la physique classique, comme collections d'éléments séparés interagissant. À cette unité, différentes expériences dont celle toute récente d'Alain Aspect au laboratoire d'optique d'Orsay ont donné un début de vérification objective.

Plus étrange encore est peut-être le principe anthropique suggéré dès 1930 par Dirac et introduit sous sa forme présente par Robert H. Dicke de l'Université de Princeton en 1961. Selon le principe anthropique, l'univers que nous connaissons présente les caractéristiques que nous lui découvrons parce que nous existons. Dans tout univers construit selon des règles différentes, où par exemple les grandes constantes de la physique seraient autres, la vie n'aurait sans doute pas pu se développer et par conséquent l'humanité et la conscience. John T. Wheeler, l'un des plus brillants théoriciens de la physique moderne et le créateur de la géométrodynamique, adopte le point de vue de la mécanique quantique selon lequel la réalité est ce qui est observé. Il le pousse à son extrême conséquence en proposant que pour qu'un univers (entre tous les univers possibles) soit réel, il faut qu'il évolue de telle sorte que des observateurs puissent apparaître. Il est donc conduit à écarter le point de vue classique selon lequel la vie, la conscience et la possibilité d'observer sont des accidents survenus dans un univers indépendant de ses observateurs et défend la thèse que « la mécanique quantique nous amène à prendre au sérieux et à explorer le point de vue exactement opposé selon lequel l'observateur est aussi nécessaire à la création de l'univers que l'univers l'est à la création de l'observateur (8). » S'il existe quelque chose plutôt que rien, c'est parce que nous sommes là. Le couple observateur-observé constituerait l'une des grandes symétries inscrites dans la trame même de la réalité. Nous serions l'une des conditions d'existence de l'univers, à moins d'être ses créateurs.

Les écrivains de Science-Fiction n'ont pas encore, à ma connaissance du moins, exploité ces vertigineuses conceptions. Peut-être dériveront-ils d'une interprétation particulière de la mécanique quantique, celle dite des Mondes Divergents (Many-Worlds Interpretation) une réponse au paradoxe de Wheeler et à celui du plus grand des ordinateurs. Voici une timide suggestion : une expédition circule de monde parallèle en monde parallèle et débarque dans le nôtre où elle révèle aux humains ébahis que leur univers est le seul où il y ait selon toute probabilité un dieu. En effet, partout ailleurs, la probabilité est très grande, compte tenu des conditions locales pour que la vie soit apparue sans l'intervention un dieu. Mais pas dans notre univers qui est si remarquablement agencé qu'il est plus simple, plus économique et plus vraisemblable de postuler un principe organisateur que de s'en remettre aux effets du hasard et de la nécessité.

À moins que ce ne soit l'inverse et que notre univers soit le seul où soit apparue la théologie parce que Dieu y est absence alors que partout ailleurs il est évidence.

Notes

(1) In la Quête inachevée, Calmann-Lévy, 1981.

(2) Christine Renard-Cheinisse leur a consacré un excellent article, "les Problèmes religieux dans la littérature dite de Science-Fiction", in Archives de sociologie des religions, nº 25, 1968.

(3) Réédité chez Néo.

(4) Réédités chez Néo.

(5) Denoël.

(6) In la Loi du talion, Robert Laffont, 1973.

(7) Voir "Intrisically difficult problems", par Larry J. Stockmeyer et Ashok K. Chandra, Scientific American, mai 1979.

(8) Voir "the Anthropic principle", par Georges Gale, Scientific American, décembre 1981.