Robert Sheckley : la Dimension des miracles
(Dimension of miracles, 1968)
roman de Science-Fiction
Comme le Prix le fit remarquer plus tard, rien ne vaut la présence véritable d'un fait pour convaincre de l'existence du même fait.
La Science-Fiction est une chose trop sérieuse — ne s'inquiète-t-elle pas de notre avenir ? — pour être confiée à des plaisantins, des pince-sans-rire, bref des comiques.
Et pourtant ?
Pourtant, l'humour est un de ses terrains de jeu favoris.
Damon Knight doit sa célébrité à une nouvelle fondée sur un jeu de mot qui fonctionne aussi bien en français qu'en anglais et même dans une langue très étrangère. "Pour servir l'Homme" orna le premier numéro du premier Galaxie. Des extraterrestres porciformes se posent sur Terre. Bienveillants, ils entreprennent d'en faire un paradis, demandant en échange que des contingents humains viennent s'instruire sur leur planète. Ce qu'ils font dans l'enthousiasme. Méfiant, un linguiste paranoïaque, qui ne croit pas à la générosité sans contrepartie, s'empare de leur espèce de bible et entreprend de la traduire. Le titre est celui de la nouvelle. Il est donc rassuré. Il poursuit à grand-peine sa traduction.
Il s'agit d'un livre de cuisine.
Les jeux de mots demeurent toutefois rares en Science-Fiction, au moins dans mon expérience, et je n'en connais pas d'autre occurrence convaincante. L'humour y est en général beaucoup plus intellectuel, fondé sur une situation qu'on ne peut pas aisément transposer dans l'univers contemporain. Dans ses variétés que je vais tenter d'explorer brièvement, il est spécifique au genre et demeurerait presque incompréhensible à quelqu'un qui n'en aurait pas une certaine expérience. C'est là une des singularités de la Science-Fiction. Car si l'on met de côté l'humour grivois dont on sait l'étendue et la fortune, je ne vois pas d'autre humour dont la nature même soit liée à un domaine littéraire.
C'est que l'humour penche ici fréquemment sur son versant métaphysique, autant dire qu'il vire au noir. C'est même sans doute le seul domaine où la disparition de l'espèce humaine soit prise avec le sourire. Ainsi dans "Sans éclat" du précité Damon Knight.
Cela explique peut-être qu'il n'apparaisse guère, au moins en Amérique, qu'au début des années 1950 avec l'apparition du Magazine of fantasy & science fiction (automne 1949) et de Galaxy (octobre 1950). Je n'ai évidemment pas tout lu mais je n'en ai pour ainsi dire jamais trouvé trace dans les pulps antiques ni dans Astounding science fiction, sauf de façon involontaire ou peut-être par auto-dérision. Pour que l'humour apparaisse dans la Science-Fiction, il faut que les thèmes, catégories et tropes soient bien connus d'un public au moins fervent car la Science-Fiction se moque souvent d'elle-même. Sur ce fonds fictionnel, le passage à la limite et le raisonnement par l'absurde sont des procédés comiques fréquents et quelque peu empruntés aux mathématiques.(1)
L'un des spécialistes les plus réputés de la Science-Fiction humoristique demeure Fredric Brown, notamment dans ses nouvelles ultra-courtes. Mais il sait aussi manier l'humour dans un roman comme l'Univers en folie. En fait, ce roman, publié chez Dutton en 1949, respectable éditeur new-yorkais qui n'était jusqu'alors guère porté sur le genre, précède et annonce la vague de nonsense et d'ironique critique sociale qui va déferler. Les plus grands vont s'y mettre : Isaac Asimov si l'on en croit Pierre Versins,(2) bien qu'il ne m'ait jamais fait m'esclaffer ; Arthur C. Clarke certainement dont on ne sait parfois si certaines nouvelles ("l'Étoile" et "les Neuf milliards de noms de Dieu", entre autres) relèvent de la tragédie ou de la comédie. Incertitudes de l'humour anglais. Parmi les humoristes en renom, et sans que cette liste soit exhaustive, citons Harry Harrison et Douglas Adams. Pour ma part, j'ai un faible prononcé pour les histoires déjantées et noyées dans la bière de R.A. Lafferty, immense écrivain malheureusement et fort injustement méconnu.
Terry Pratchett a poussé la chose jusqu'au burlesque, forme extrême de l'ironie qui souligne un mépris frondeur de l'autorité, quelle qu'elle soit.
Un des romans les plus désopilants que je connaisse, bien qu'il soit aussi un des plus sinistres, est évidemment le Limbo (1952) de Bernard Wolfe, peut-être inspiré par Léon Trotski dont l'auteur fut, dit-on, un temps le garde du corps : le docteur Martine a noté dans son carnet des réflexions ironiques sur une paix idéale fondée sur la mutilation volontaire, et, après sa disparition, son fidèle secrétaire, qui a retrouvé le carnet, s'est empressé de les mettre en œuvre. Comme quoi, il faut se méfier des utopistes, même lorsqu'ils plaisantent, ce qui est rare. En tout cas, la veine de la critique sociale acerbe est l'un des plus puissants ressorts de l'humour en Science-Fiction.
Et du côté des français, que trouve-t-on ?
Eh bien pas grand-chose dont je me souvienne, à une exception très notable près, celle de Jacques Sternberg, qui est d'ailleurs belge, au moins d'origine. Pierre Boulle se permet souvent un sourire. Jean-Pierre Andrevon a également fait preuve d'humour, évidemment noir, ainsi dans sa nouvelle "Chapo". Il y a souvent une note ironique chez Philippe Curval ainsi que chez Roland C. Wagner. Mais Sternberg en demeure le maître incontesté, de ses textes ultra-brefs à des textes plus longs dont le célèbre "Comment vont les affaires ?" qui n'a pas pris une ride en plus d'un demi-siècle.
Dans un passé mythologique, Jacques Spitz avait certes exercé sa verve satirique en refusant le plus souvent de prendre l'anticipation au sérieux, et, plus anciennement encore, autant dire au précambrien, le génial Cami, hélas trop méconnu, avait touché le genre de son crayon comique, se souvenant sans doute d'Albert Robida, qui remonte, lui, pratiquement à la Genèse.
Mais personne, je crois, n'a poussé dans la Science-Fiction l'humour aussi loin que Robert Sheckley. Par son goût de l'auto-dérision qui s'exprime à travers les tribulations de ses anti-héros, Sheckley puise évidemment aux sources de l'humour juif. Son héros préféré, comme celui de Sternberg, c'est le schlemihl. Mais au-delà de cette constatation qu'on n'est jamais aussi bien dénigré que par soi-même et qu'il n'est pas nécessaire là d'attendre le secours des autres, Sheckley excelle dans toutes les variétés de l'humour, du non-sens au burlesque et en particulier dans l'ironie sociale. Son fameux "un Billet pour Tranaï", maintes fois reproduit, est un chef-d'œuvre de la critique des utopies et en fait à mes yeux le Voltaire du vingtième siècle.(3) C'est son Candide. Quant à son Zadig, on pourrait le chercher du côté du "Coût de la vie". Son Micromégas est diffus sur l'ensemble de son œuvre qui, côté relativité des mœurs et aventures de voyageurs cosmiques, déborde de très loin les limites du Système solaire. Il y a aussi du Swift chez Sheckley mais on sait combien le créateur de Gulliver a influencé celui de Micromégas.
Robert Sheckley n'a jamais été pleinement un romancier. Comme Voltaire, il excelle dans le texte court, la formule assassine, le raisonnement absurde d'une logique imparable, la chute inattendue, et parfois attendue, en guise de morale. Ses romans, dont les deux qui ont ma préférence, Échange standard et la Dimension des miracles, sont tressés de textes courts qui visent rarement à la cohérence d'ensemble. Leurs fils conducteurs, le partage d'un corps par deux esprits et le décernement d'un Prix, sont l'occasion de perpétuelles digressions à la limite du décousu, et ne concourent aucunement à l'effet de vraisemblance. Peut-être a-t-il lu Laurence Sterne. Et évidemment Mark Twain et O. Henry. En tout cas, son entretien avec Philippe Curval, jadis publié dans la revue Science-Fiction, indique qu'il disposait d'une solide culture littéraire.
Dans la Dimension des miracles notamment, il ne se prive pas de dauber ses confrères. La fin du chapitre XIV et le chapitre XV se moquent des héros des pulps et peut-être des histoires de Stanley G. Weinbaum, qui ne manquait pas lui-même d'un certain sens de l'humour. Ou encore de Robert A. Heinlein et de ses générations de quasi immortels. À moins que ce ne soit de Van Vogt : « vous êtes un pion et une victime dans un vaste complot n'impliquant pas moins de dix-sept systèmes solaires »
. Le nom même de Carmody, individu hanté par des préoccupations philosophiques, éthiques, voire théolégères, renvoie à un personnage de Philip José Farmer, le Père Carmody de la Nuit de la lumière. La Ville pleine de sollicitude du chapitre XXII fait penser à du Bradbury. Quant aux innombrables univers parallèles que traverse Carmody, ils nous ramènent à Fredric Brown et à son Univers en folie. Et j'en oublie certainement.
Quant aux dernières phrases de la Dimension des miracles, elles renvoient au Candide :
« “Saint Carmody !” s'écria le Prix avec dérision. “L'épaisseur d'un cheveu vous sépare de la mort. Que voudriez-vous faire avec votre pauvre moment ?— Continuer à vivre.” dit Carmody. “C'est à cela que servent les moments.” »
Robert Sheckley est né à Brooklyn le 16 juillet 1928. Il aurait écrit, d'après une source consultée sur son site officiel, une quinzaine de romans et environ quatre cents nouvelles, ce qui semble optimiste même si l'on tient compte de son usage de quelques pseudonymes. S'étant engagé à dix-huit ans dans l'armée, après des études secondaires durant lesquelles il découvre la Science-Fiction, il est envoyé en Corée. Fort heureusement, il est libéré de ses obligations militaires en 1948, bien avant que n'éclate la guerre entre le Nord et le Sud, et profite des privilèges des engagés pour suivre ensuite des cours à l'université de New York qui lui délivre un diplôme en 1951, l'année où il se marie pour la première fois (il eut en tout quatre épouses) et où il vend sa première histoire. Il va devenir dès l'année suivante un collaborateur régulier et remarqué de la revue Galaxy. Il eut rapidement assez de succès pour publier trois recueils de nouvelles dès les années 1950 et pour être sollicité par les slick magazines, les magazines sur papier glacé, tel Playboy. Curieusement, c'est le principal concurrent de Hugh Hefner, Bob Guccione, le créateur de Penthouse, qui lui permit plus tard de devenir de façon éphémère le fiction editor de la revue Omni(4) en 1980.
En 1970, Sheckley quitte les États-Unis pour l'Europe et s'installe à Ibiza jusqu'en 1976. Sa production littéraire s'en ressent, soit qu'il ait été victime de l'angoisse de la page blanche soit que l'endroit lui ait proposé d'autres distractions. Lors de son entretien avec Philippe Curval, il dit : « Les voyages ne vous aident pas à trouver l'inspiration ni la manière de vous y prendre lorsque vous écrivez. Rien ne peut vous y aider. Que vous restiez chez vous ou que vous voyagiez, écrire est toujours quelque chose de difficile, voire, parfois, d'impossible. »
. Une autre fois, il souligne combien il est difficile pour un écrivain de trouver l'endroit idéal pour écrire. Les bateaux sur lesquels il a vécu ne l'étaient manifestement pas. Les paradis artificiels qu'il reconnaît avoir souvent visités, non plus. Il s'installe ensuite à Londres puis voyage en Extrême-Orient. Et il séjourne plusieurs fois à Paris, ville qu'il semble beaucoup aimer. En 1976, il fait sensation à Metz, aux côtés de Harlan Ellison, Philip José Farmer, Theodore Sturgeon et Harry Harrison, entre autres.
Il ne se remet vraiment à publier qu'à partir de 1980 alors qu'il revient à New York comme suite à la proposition d'Omni obtenue grâce à la recommandation de Ben Bova. Ce n'est pas lui faire injure que de dire que sa meilleure époque, celle des années 1950 et 1960, est derrière lui. Dans l'espoir de dépasser ses blocages à l'écriture de plus en plus fréquents, il accepte les collaborations que lui proposent Harry Harrison et Roger Zelazny dans l'intention de l'aider. Avec un bonheur mitigé.
Mais Robert Sheckley qui n'a jamais cessé tout à fait d'écrire, laisse une œuvre importante et mémorable, celle d'un des plus grands humoristes du vingtième siècle.(5) Bien que, comme s'en étonne à juste titre Christopher Priest, il n'ait jamais obtenu de prix majeur, tels le Hugo et le Nebula.
Quelques années avant sa disparition et alors que je le rencontrais pour la dernière fois, sans doute au Déjeuner du Lundi, Bob me parla de son dernier manuscrit, et comme j'avais édité plusieurs de ses romans, me proposa de me l'envoyer. J'acceptai avec enthousiasme mais je ne le reçus jamais, et le tour que je fis de ses agents passés m'apprit que plus personne ne le représentait. Il s'agissait de la Dimension des miracles revisitée qui a fini par être publiée en français — mais pas encore en anglais à ce jour — en "Rivière blanche" grâce à Jean-Marc Lofficier.
Curieusement et avec une ironie digne de lui, la fin de Robert Sheckley reproduit dans une certaine mesure l'argument de la Dimension des miracles. Invité en Ukraine en 2005 à une convention de Science-Fiction, ce grand voyageur qui dit avoir cherché toute sa vie l'endroit idéal pour écrire, s'y rend un peu comme son héros se trouve propulsé au Centre galactique pour y recevoir son Prix. Mais il y est poursuivi par son Prédateur. Il tombe malade, est hospitalisé en avril, se remet lentement mais il ne peut quitter Kiev par un moyen de transport approprié et encore moins régler sa facture d'hôpital. Finalement, un mécène ukrainien, alerté, et dans lequel on reconnaîtra aisément un des démiurges bienveillants qui viennent corriger les cruautés du sort dans ses fictions, paiera la note et réexpédiera Sheckley aux États-Unis en avion sanitaire. Mais celui-ci sera rattrapé par son Prédateur et mourra de la rupture d'un anévrisme cérébral le 9 décembre 2005 dans l'hôpital de Poughkeepsie. Cette petite ville de l'état de New York dont le nom n'aurait pas déparé une de ses œuvres, est célèbre surtout pour avoir abrité la naissance d'Ed Wood, le fameux réalisateur de Plan 9 from outer space.
Un personnage de raté grandiose qui aurait pu être un héros de Robert Sheckley.
- Deux volumes de la Grande anthologie de la Science-Fiction du Livre de poche, malheureusement épuisés, sont consacrés à l'humour : Histoires à rebours et Histoires fausses.↑
- Dans l'article Humour de l'Encyclopédie de l'Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science Fiction.↑
- J'aurais aimé reprendre cette nouvelle dans l'anthologie à visée pédagogique Sociales fictions (Bréal, 2004), aux côtés de "Comment vont les affaires", mais elle était trop longue. Je me suis donc rabattu sur "le Coût de la vie".↑
- Omni magazine fut entre octobre 1978 et septembre 1995 une remarquable revue luxueusement illustrée et consacrée à la prospective, la Science-Fiction et la vulgarisation scientifique mais manifestant un penchant malheureusement de plus en plus accusé pour le paranormal et les fausses sciences. Créée par Guccione avec la fortune que lui avait rapportée Penthouse, elle fut dirigée par son épouse, Kathy Keeton. La plupart des vedettes de la Science-Fiction et de la science y publièrent nouvelles et entretiens. Les raisons de sa disparition restent assez mystérieuses. Le bref passage de Sheckley à la rédaction ne laissa pas de trace mémorable.↑
- On trouvera sur le site officiel de Robert Sheckley une très intéressante autobiographie en anglais.↑