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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Charles Sheffield : le Frère des dragons

Livre de poche nº 7218, septembre 1999

Dans ce qui me semble son meilleur roman à ce jour, Charles Sheffield entrelace habilement trois problèmes, celui des conditions de l'injustice sociale et de la plus radicale inégalité [Couverture du volume]des chances, produites par un système politique et économique hypocrite, celui d'une dégradation générale de l'environnement engendrée par un égoïsme aussi myope que généralisé et qui caractérise aussi bien les sociétés libérales que les régimes totalitaires, celui enfin de la responsabilité des scientifiques dans la société et du procès antiscientifique qui leur est fait d'avoir provoqué ce qu'ils n'ont que rendu possible.

Ainsi, Sheffield s'aventure sur le terrain de la prospective sociale alors qu'il avait jusque-là surtout fréquenté, en partant de sa formation, celui de la prospective scientifique et technique. Spécialiste des questions spatiales et plus précisément de l'interprétation des photos prises par des satellites, il avait décrit, dans la Toile entre les mondes (1), une tour des étoiles, reliant depuis l'équateur le sol terrestre et le point correspondant de l'orbite géostationnaire, à environ 36 000 kilomètres d'altitude. Une telle tour permettrait d'atteindre l'espace en recourant à de simples ascenseurs et en évitant les fusées onéreuses et polluantes. Le fait que Sheffield ait été légèrement devancé dans sa description par Arthur C. Clarke dans son roman les Fontaines du paradis (2) ne lui ôte aucun mérite, comme Clarke lui-même l'a reconnu, car il ne pouvait par avoir lu le roman de ce dernier. Au demeurant, ni l'un ni l'autre ne sont les inventeurs du concept.

Dans les Chroniques de McAndrew (3), Sheffield s'était attaqué avec verve au difficile problème du voyage interstellaire relativiste, c'est-à-dire en acceptant de ne pas dépasser la vitesse de la lumière, C. À condition de disposer d'un moteur suffisamment puissant, il est possible de s'approcher asymptotiquement de la vitesse C et de rendre visite aux étoiles proches — et même lointaines — en quelques jours, voire en quelques heures, le prix à payer étant celui du décalage temporel illustré par le paradoxe des jumeaux de Langevin. Mais l'obstacle principal devient alors la nécessité de supporter une accélération très élevée pour s'approcher rapidement de C.

Pour y parvenir, l'ingénieux McAndrew imagine de partir de l'équivalence postulée avec succès par Albert Einstein entre l'accélération et la force de gravitation. Il suffit, si l'on ose dire, d'être attiré par une masse imposante et soigneusement calculée de façon à équilibrer l'accélération subie pour se retrouver en apesanteur quelle que soit cette accélération, ou de façon plus confortable pour subir une accélération de 1 g, égale à la force de gravitation habituelle à la surface de la Terre. Comme l'accélération elle-même varie dans un tel voyage, Sheffield suggère d'éloigner plus ou moins la nacelle de l'astronef d'un disque de matière hyperdense en la faisant coulisser sur un axe perpendiculaire au plan du disque. Lorsque la nacelle est la plus éloignée du disque et l'astronef au repos, ses passagers ne ressentent qu'une accélération de 1 g, correspondant à la pesanteur terrestre. Plus leur navire accélère, plus ils approchent la nacelle du disque dont l'attraction augmente comme l'inverse du carré de la distance et contrebalance l'accélération qu'ils subissent. Comme vous l'avez compris, c'est beaucoup plus simple et beaucoup plus sûr que le passage à travers un trou-de-ver cosmologique, ou que l'usage d'un réacteur Worp.

Dans le Frère des dragons, dont le titre fait allusion à un passage du Livre de Job de la Bible dans la version anglaise classique dite du roi James (4), qu'on trouvera en exergue du chapitre 16, et non à un héros de Fantasy, Charles Sheffield décrit une Amérique de l'avenir terrifiante. La concentration du capital, résultant de la pratique d'un ultralibéralisme sans contrôle ni contre-pouvoir, a produit une société néoféodale et mafieuse, dominée par les “Cent Princes”, où les institutions démocratiques ne sont que des faux-semblants. Les inégalités y sont extrêmes, presque toute solidarité en a disparu, et les faibles et les pauvres sont abandonnés à eux-mêmes, c'est-à-dire à la rue et à la violence. L'idéologie régnante procède d'un darwinisme social sans fard, tragiquement caricatural.

Un tableau aussi désespérant représente-t-il vraiment le futur du capitalisme et de son exacerbation américaine ? Il est directement inspiré par les années Reagan, leur cortège de mesures antisociales et d'idéologie réactionnaire et par l'expression triomphante des courants les plus extrêmes de la droite républicaine, égoïste, méprisante, bigote, intolérante et raciste. Le pire n'étant jamais sûr, la présidence de William Clinton, malgré ses lacunes, ses insuffisances, voire ses incohérences, et surtout son incapacité à promouvoir le Welfare State qu'elle avait annoncé, a correspondu à un recentrage, et proposé de l'Amérique une image plus généreuse.

La leçon prospective de Sheffield est ailleurs que dans la condamnation du système américain tel que le fantasment bien des intellectuels européens. Elle n'est pas non plus dans la production d'une sorte de 1984 inversé où la liberté sans frein conduirait à une autre version du totalitarisme. Elle réside plutôt dans cette idée qu'un minimum de liberté, de démocratie, de combat pour l'égalité des chances procède de la prospérité économique, et que ces acquis fragiles, jamais assurés, pourraient bien disparaître dans une crise suffisamment profonde, dans une Grande Cassure pour reprendre les termes de Charles Sheffield.

Quant à cette prospérité, elle repose elle-même sur la croissance économique, sur le progrès scientifique et technologique et sur le maintien des principaux équilibres environnementaux, trois exigences dont la compatibilité n'est assurée que par une prise de conscience des conditions de l'une et des autres. Si une croissance irréfléchie assise sur un “progrès” inconsidéré détruit de façon irrémédiable l'environnement, la prospérité reculera et avec elle la démocratie, et la confiance en la science et la rationalité et avec elles tous les moyens de remédier à des excès imprévoyants. Contrairement à ce qu'une lecture superficielle ou orientée pourrait faire supposer, Sheffield n'est ni l'ennemi du libéralisme économique et politique, ni le contempteur du développement scientifique et technique, ni non plus le prophète du désastre écologique. Conformément à une tradition bien ancrée dans la Science-Fiction, en particulier anglo-saxonne (5), il entend seulement avertir au nom des principes de responsabilité et de précaution, et aussi du principe d'espérance cher à Ernst Bloch.

C'est une idée répandue et ancienne en Europe et tout spécialement, en France, chez les intellectuels mais pas seulement chez eux, à gauche mais tout aussi bien dans une partie de la droite, une idée issue de la tradition hégélienne qui fait de l'État le représentant de Dieu sur Terre ou du moins son substitut, que l'État serait l'ultime rempart des faibles contre l'injustice et le dénuement, de l'intérêt général contre les intérêts privés et donc présumés intrinsèquement pervers.

Il est pour le moins permis d'en douter au regard de l'expérience. Sans même faire référence ici aux aberrations criminelles des deux grands totalitarismes sous leurs diverses formes, on ne saurait passer sous silence que les États à la plus haute réputation de vertu démocratique se sont souvent comportés de manière ignominieuse, en parfaite contradiction avec leurs valeurs prétendues, à l'endroit des faibles et des plus démunis, des frères des dragons. C'est en Suède social-démocrate, entre autres pays, que des administrations ont fait procéder à la stérilisation forcée d'infirmes, au nom d'un eugénisme dévoyé. C'est de Grande-Bretagne que des orphelins ou simplement des enfants qui avaient commis le crime d'être nés pauvres ont été déportés d'autorité vers l'Australie dans des conditions exécrables. C'est en Irlande, que des filles mères ou des orphelines se trouvèrent enfermées sous le prétexte de leur protection dans des sortes de prisons charitables. C'est en Italie que les asiles psychiatriques ont été fermés, au nom d'une antipsychiatrie budgétairement avantageuse, déversant dans la rue une foule de malheureux sans protection. C'est aux États-Unis que des expériences mutilantes, touchant notamment aux effets de la radioactivité, ont été conduites sur des détenus et parfois simplement des hospitalisés, hors de leur consentement informé. C'est en France qu'une partie importante de la population s'est vue — et se voir encore — refuser l'accès à une Sécurité sociale pourtant vantée et parfois à des hôpitaux publics pour cette raison même, et qu'il est trop aisé d'observer sur les trottoirs des grandes villes des êtres humains cliniquement aliénés abandonnés à leurs délires. C'est dans ce même pays, pourtant si fier de son enseignement, que l'on voit renaître et s'étendre l'illettrisme et même l'analphabétisme. Ne parlons même pas d'un enseignement supérieur qui voue à l'échec et finalement rejette près de cinquante pour cent de ses postulants, non plus que du système complémentaire des grandes écoles qui, en empilant les sélections, contribue à façonner des princes arrogants promis à diriger dès l'âge de vingt ans, capables de tout avant d'avoir rien vécu. Et toutes ces étrangetés ne caractérisent pas un dix-neuvième siècle impitoyable et bourgeois mais ont été commises dans le nôtre, pour la plupart il y a moins de cinquante ans sous des gouvernements socialistes, travaillistes, démocrates, sociaux-démocrates, libéraux.

Il ne faut donc pas trop compter sur les États, près Fouettard des nations, et plutôt ne pas compter du tout sur eux. Ils protègent d'abord ceux qui les ont investis et parfois pris d'assaut. Ils ne s'intéressent vraiment qu'aux groupes sociaux qui sont collectivement en mesure de se faire représenter et respecter, qui sont des acteurs, comme on dit, dans l'urne ou dans la rue. Pas aux frères des dragons même s'ils en manifestent parfois l'intention, aussitôt démentie par les réalités, les pratiques, les logiques impavides et sournoises des règlements et des administrations, favorables à ceux qui en connaissent les langages et les ficelles. Et c'est plutôt du côté d'initiatives privées, d'organisations non gouvernementales comme on a choisi significativement de les nommer, confessionnelles et simplement civiques, que l'on repère une certaine capacité à s'indigner et à remédier. C'est à elles que rend hommage Sheffield avec le personnage émouvant du père Bonifant qui évoquera pour un Français le créateur d'Aide à toute détresse, l'inventeur du terme “quart-monde”, le père Joseph Wresinski dont Sheffield n'a certainement jamais entendu parler.

Les États forts s'étant montrés des providences sélectives, on se prend à souhaiter un État dégraissé, réactif, voire faible, qui pour cette raison même considérerait les faibles avec sympathie. Mais pèserait-il alors assez pour intervenir efficacement sur le long, voir très long, terme en faveur de la protection de l'environnement et de la promotion d'un développement durable ?

Une des craintes les plus répandues est celle de manquer, que nos sociétés industrialisées se trouvent soudain affrontées à la pénurie de ressources, énergétique ou de matières premières stratégiques. Bien qu'elle soit plus ancienne que Malthus, elle a trouvé une nouvelle expression aux cours des années soixante-dix lors de la crise dite abusivement énergétique qui ne reflétait qu'une tempête monétaire. C'est pourtant la moins bien fondée. Non que les ressources de la planète en hydrocarbures et en éléments rares soient inépuisables — elles sont forcément limitées comme le globe l'est lui-même mais pour trois raisons bien connues des économistes.

La première est que les réserves sont pour ainsi dire toujours sous-estimées dans la mesure où il n'est pas utile d'en prospecter de nouvelles quand on dispose de plusieurs dizaines d'années d'exploitation certaine devant soi. L'exemple le plus criant est celui des réserves pétrolières qui étaient estimées déclinantes au moment de la crise susdite, qui ont plus que doublé depuis et qui devraient assurer, à consommation accrue, une durée d'exploitation estimée plus longue qu'à l'époque.

La deuxième est que le principal gisement de n'importe quelle matière première est son utilisation économe, voire parcimonieuse, à efficacité constante ; pour une quantité d'énergie donnée, les pays industrialisés produisent à peu près deux fois plus de biens et de services qu'il y a un quart de siècles. Encore cette recherche de productivité des ressources matérielles a-t-elle tendance à être négligée en période d'euphorie et de bas prix de l'énergie, comme à présent.

La troisième raison tient aux substitutions possibles : si un matériau se fait réellement rare et donc devient plus cher, des produits de substitution apparaissent plus ou moins vite, le même résultat désiré pouvant être obtenu avec d'autres moyens. Il n'y a pas d'exemple connu dans l'histoire économique d'échec du principe de substitution. Ce n'est donc pas de la rareté des ressources que viendra la Grande Cassure.

Le véritable problème est celui du décalage entre le métabolisme des sociétés humaines, industrialisées ou non, et celui de la planète. Les sociétés humaines ont tendance à produire de plus en plus de déchets, ou plus généralement d'extrants (par exemple, les engrais, les pesticides, les nitrates issus de l'élevage artisanal et industriel et des détergents, les métaux lourds, les plastiques et bien entendu le CO2) tandis que la nature ne peut les métaboliser qu'à un rythme globalement constant, en tout cas limité, si bien qu'il arrive un moment où les productions humaines débordent les capacités de recyclage et de dispersion des processus naturels et où se produisent des changements observables, éventuellement catastrophiques. Il semble bien que ce débordement métabolique ait été déjà atteint dans plusieurs domaines.

Il vaut de faire remarquer que c'est la distribution dans l'environnement, et plus précisément la concentration de certaines substances qui est en cause, et non leur quantité globale. L'Humanité n'a créé aucune quantité appréciable des éléments naturels depuis le début de son histoire. Par exemple certains métaux lourds, à juste titre réputés toxiques, comme le plomb, le mercure, le cadmium, se trouvent sur le globe dans les mêmes quantités depuis des milliards d'années. Mais ils étaient répartis différemment et se présentaient sous la forme d'autres composés, souvent plus stables et dont il a fallu les extraire en consommant beaucoup d'énergie. La tragédie de Minamata, au Japon, où une population importante fut gravement intoxiquée par du mercure et du plomb, résulte de la concentration excessive de ces substances dans l'eau de la baie, concentration qui fut encore aggravée tout au long de la chaîne alimentaire jusqu'aux consommateurs de poisson. Si l'on disposait de quelques centaines de millions d'années, il est vraisemblable que tous ces produits finiraient par se retrouver dans la nature répartis comme ils l'étaient à l'origine et sous les mêmes formes. Mais l'Humanité et plus généralement les processus biologiques ne disposent pas de ce délai. C'est maintenant qu'on vit et qu'on pollue, et c'est à présent qu'on en meurt. Les processus naturels sont métaboliquement équilibrés — à très peu de chose près qui sert à l'occasion de moteur à l'évolution — tandis que ceux de la civilisation ne le sont pas. Il faut donc soit éviter de relâcher dans l'environnement de tels extrants, soit imaginer et mettre en œuvre des processus qui accélèrent la dépollution, c'est-à-dire qui permettent le retour rapide à l'état initial.

Ce point est important parce qu'il conduit à distinguer au moins théoriquement entre deux types de pollutions. Les premières sont évitables ou éventuellement remédiables. Ainsi, l'Union européenne a choisi d'écarter le plomb comme additif antidétonant dans son essence et comme constituant de ses conduites d'eau, et le mercure et le cadmium comme composants de ses piles électriques. Les teneurs en plomb de produits alimentaires, dont le vin, ont commencé à décroître. De même, on peut espérer que l'interdiction d'usage placée sur les fluorocarbones permettra à la couche d'ozone de se reconstituer au-dessus de l'Antarctique en quelques décennies. Parallèlement, le recyclage et la récupération systématique des extrants problématiques peuvent être pratiqués de façon à les réutiliser s'ils conservent une valeur économique, ou à les neutraliser. C'est le cas pour les déchets nucléaires dont seules des proportions infimes, à la limite de la mesure, se trouvent relâchées, hors le cas de très rares accidents. On peut même envisager soit de concentrer les métaux toxiques déjà présents dans le sol grâce à des bactéries spécialement programmées et de les récupérer pour les valoriser ou les stocker, soit d'obliger par exemple les chasseurs à ramasser, outre leurs cartouches de plastique, les centaines de milliers de tonnes de plombs qu'ils ont répandues dans la nature dans l'espoir de récolter quelques milliers de tonnes de gibier.

En revanche, le second type de pollution — toute notion de pollution étant relative à une stratégie environnementale particulière et jamais absolue : ce qui est poison pour l'un sert souvent d'aliment à l'autre — demeure irréductible à moyen ou long terme par des techniques à la portée de l'Humanité. Il en est ainsi principalement pour le dioxyde de carbone, libéré en grande quantité par l'Humanité depuis au moins un millénaire, d'abord pour se chauffer au bois puis au charbon, et pour l'essentiel depuis environ deux siècles pour s'industrialiser en y ajoutant le pétrole.

Tout le monde a entendu parler de l'effet de serre qui contribue à un réchauffement inédit de la planète. La controverse qui faisait encore rage il y a quelques années semble aujourd'hui dépassée : non seulement la dernière décennie a été en moyenne la plus chaude du siècle, mais encore ce siècle a été le plus chaud des deux derniers millénaires au moins. Même si le détail des conséquences régionales et locales reste impossible à préciser, il est pour le moins vraisemblable que des effets climatiques majeurs et souvent catastrophiques en sont déjà le résultat : bouleversement du cycle de températures dans le Pacifique et peut-être dans l'Atlantique, recul généralisé des glaciers jusque dans l'Antarctique, élévation centimétrique du niveau moyen des océans, moins à la suite de la fonte des glaces polaires et continentales que de la simple dilatation thermique des eaux marines.

Cette situation inquiétante et plus encore la prospective cataclysmique qui en découle appellent deux réflexions. La première, c'est que ce n'est pas la quantité de carbone présente sur la planète qui a changé, mais sa répartition ; des quantités colossales de carbone qui étaient fixées dans des forêts et qui l'avaient été bien plus encore dans des combustibles fossiles, charbon, gaz et pétrole, sur des centaines de millions d'années, ont été libérées dans l'atmosphère en un laps de temps extraordinairement court à l'échelle géologique. La seconde réflexion, c'est qu'il n'y a aucune raison pour que cette libération cesse ou même pour que son rythme décroisse significativement. Même si les pays industrialisés s'efforcent en apparence de réduire le taux de croissance de leur consommation d'hydrocarbures — et non pour l'instant cette consommation elle-même —, les pays en voie de développement, voire les pays carrément sous-développés, ne se sentent pas tenus par cet objectif. Il y a donc tous les risques pour que le taux de dioxyde de carbone, augmenté des dégagements de méthane et autres gaz similaires dans l'atmosphère, et donc l'effet de serre, et donc ses effets climatiques continuent d'augmenter pendant au moins deux siècles. Ce n'est pas là une tendance aisément maîtrisable, quel que soit le prix qu'on y mette. C'est là, et nulle part ailleurs, que promet de se produire la Grande Cassure.

Une chose est presque certaine : c'est que même en pratiquant les économies les plus drastiques, les consommations d'énergie de la planète dans son ensemble iront croissantes, et de façon à peu près exponentielle. Même en supposant que les ressources en hydrocarbures, principales sources d'énergie à bon marché, s'avèrent amplement suffisantes à l'échéance d'un siècle, ce qui est vraisemblable, la catastrophe viendrait, non donc de leur épuisement, mais de l'excès de leur usage.

On ne voit guère qu'une stratégie de rechange, faiblement polluante, ou du moins dont la pollution, représentant peu de volume, peut être contrôlée efficacement : le nucléaire. Les sources d'énergie dites renouvelables, le solaire, l'hydraulique, le géothermique, l'éolienne, l'hydrocarbure agricole, ne sauraient représenter à l'échelle des besoins planétaires que des clopinettes, souvent coûteuses hors situations particulières et génératrices de nuisances propres. L'électricité d'origine nucléaire, soit sous la forme déjà répandue de la fission, soit sous celle encore à confirmer et plus encore à industrialiser de la fusion thermonucléaire, est la seule réponse vraisemblable à la menace de l'effet de serre (6).

Au lieu de dizaines de milliards de tonnes de carbone lâchés dans l'atmosphère, ce sont quelques milliers de tonnes de déchets nucléaires qu'il s'agit de retraiter et de confiner. C'est pourquoi je suis si convaincu que les militants écologiques qui n'en sont pas à un retournement près, manifesteront d'ici peu d'années en faveur d'un retour au nucléaire et se feront éventuellement tuer pour obtenir enfin la construction de surgénérateurs. À moins évidemment qu'on ne parvienne d'ici là à exploiter l'énergie du vide ou à bousculer le tabou qui préserve du mouvement perpétuel et du moteur à eau.

La maîtrise, toute relative, de ces évolutions, implique un niveau scientifique et technique convenable des sociétés, c'est-à-dire qu'elles disposent d'un nombre adéquat de chercheurs compétents, motivés et suffisamment bien considérés, qu'elles consentent des investissements conséquents dans la recherche, notamment fondamentale, et le développement, et tout autant qu'une relation d'information et de confiance s'établisse entre la communauté des scientifiques, les décideurs politiques censés les impulser, les orienter et les contrôler, et l'opinion publique. Ce n'est évidemment pas le scénario retenu par Charles Sheffield selon lequel les scientifiques, réputés responsables de la Grande Cassure, sont jetés avec les déchets toxiques dans de gigantesques décharges-camps de concentration.

La montée, au moins apparente, de tendances antitechnologiques et antiscientifiques, la poussée des intégrismes qui rejettent tout savoir qui ne serait pas venu d'une Révélation, la mise en cause insidieuse, voire parfois le rejet, de théories scientifiques solidement fondées même si elles ne se sont pas achevées comme la théorie darwinienne de l'évolution, semblent donner un fondement aux craintes ou tout au moins aux avertissements de Charles Sheffield. Chose plus étrange et plus inquiétante encore, cette méfiance à l'endroit de la science n'est pas tant le fait d'analphabètes que de diplômés, de milieux ayant reçu une certaine formation, à demi-cultivés, assez frottés de science pour nourrir leurs fantasmes mais n'en ayant pas retenu assez pour en mesurer les limites et surtout pour situer exactement les problèmes. Les media, en particulier audiovisuels, plus soucieux de sensationnel que d'information, d'émotionnel que de raisonnement, ne font en général qu'exacerber la sensibilité de l'opinion aux risques et aux accidents technologiques.

Le fait que le nucléaire civil n'ait pratiquement jamais tué personne en Occident, et n'ait fait au pire que quelques milliers de victimes lors de l'absurde accident de Tchernobyl, celui que l'industrie chimique, autrement redoutable à mes yeux, ait connu des catastrophes plus médiatiques qu'avérées, sont rarement mis en relation avec les nombres de tués et de blessés causés par l'automobile, objet technique parfaitement accepté, qui sont pourtant supérieurs à ceux de la Seconde Guerre mondiale.

Non pas qu'il soit question ici, et de loin, de dénier toute dangerosité aux produits de la science et proclamer l'irresponsabilité des savants au nom d'une conception scientiste du progrès. La question posée et fort bien résumée par Sheffield dans la conclusion de son roman est celle de la responsabilité de la société tout entière dans ses usages des résultats de la science. Ce n'est évidemment pas parce que quelque chose est devenu possible qu'il faut le faire. C'est même évidemment l'inverse. C'est parce que quelque chose est devenu possible qu'il est possible de ne pas le faire. En d'autres termes, la science, en élargissant démesurément le champ de nos actions, a corrélativement augmenté l'espace de nos choix et par suite la portée de nos décisions.

Selon une idée fort répandue et tout aussi erronée, complaisamment colportée par les media, le poids des responsabilités et la vindicte publique seraient tombés sur les savants avec leur découverte de l'arme nucléaire que Robert Oppenheimer, l'un de ses artisans, aurait qualifiée de péché contre l'esprit. Il y a bien longtemps que le travail de la science engendre la méfiance et la peur. Le moine Roger Bacon, inventeur supposé de la poudre noire qu'il ne fit qu'emprunter aux Arabes, n'était pas en odeur de sainteté au treizième siècle, et on lui reprochait déjà d'ôter à la guerre toute vertu virile en permettant de tuer à distance. Sa réputation de mage lui valut la prison. Archimède n'était pas non plus populaire auprès des assaillants de Syracuse, ce qui causa sa mort bien que son adversaire, Marcellus, eût souhaité l'épargner.

Même si l'on fait abstraction d'applications trop ouvertement militaires, qui peuvent engendrer de légitimes réticences, l'impopularité rampante de la science a d'autres aliments. Un premier point est que le travail de la science ébranle quand il ne les renverse pas des croyances qui se trouvent au fondement de l'identité de civilisations entières. Pis encore, comme le fit remarquer Freud, il sape le narcissisme collectif qui place l'Humanité, et chacun, au centre du monde : avec Galilée, il relègue la Terre en un lieu sans importance de l'immensité ; avec Laplace, il évacue le libre arbitre qui devient le fantôme de l'ignorance ; avec Darwin, il établit l'Humanité en maillon peu distingué d'une chaîne animale ; avec Freud lui-même, il met fin à la naïveté qui accorde une suprématie à la conscience. Tout cela est si peu admissible qu'en notre siècle même beaucoup de bons esprits espèrent en secret que la science se trompe, ou le clament bien fort de crainte qu'elle n'ait raison. Et ils s'appuient pour le faire sur le plus grand scandale de tout, c'est que la science n'a pas d'idées arrêtées, qu'elle se périme, qu'elle s'autodétruit avec allégresse à mesure qu'elle avance, et que son projet n'est pas la production de certitudes définitives.

En effet, si l'on y réfléchit bien, le procès de la science est étranger voire contraire à la nature humaine ou, si l'on préfère, à la propension humaine qui est, pour de fort bonnes raisons évolutionnaires, conservatrice. Une espèce qui réussit aussi bien s'en tient autant qu'elle peut à des recettes éprouvées. Elle n'en change que très lentement, sur un rythme plurigénérationnel qui rend le changement le plus souvent imperceptible aux individus éphémères. Pendant les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de son existence, l'espèce humaine qui n'a physiquement que très peu évolué au fil des cent derniers millénaires ou plus, a fort peu changé ses modes de vie, de production et sans doute de pensée, et chaque fois qu'elle a vécu une révolution, comme celle de l'agriculture, elle s'est empressée de se convaincre qu'elle avait toujours fait ainsi. Elle a même inventé de grandes machines collectives, dont les religions et les lois, qui étaient vouées à renforcer la stabilité psychique et sociale, même si, en leur sein et comme à leur insu, la réflexion dialectique se frayait déjà un chemin.

Dans cette perspective, la démarche scientifique est un événement improbable, résultant des efforts d'une poignée d'individus un peu fêlés et plutôt mal vus et de la perversion d'un petit programme cérébral ancien, la curiosité, dont les prolégomènes ont moins de trois mille ans, et la confirmation explosive moins de trois siècles. Elle contredit la conviction commune la mieux ancrée, qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, que les vieux en savent plus long, qu'il vaut mieux faire comme ont dit nos pères, qu'il ne faut croire que ce qu'on perçoit immédiatement sans aller chercher plus loin, que la Tradition est d'autant meilleure qu'elle est plus ancienne. Au lieu de quoi la science espère, annonce et produit le changement, en elle-même et autour d'elle, sans fin ni fins autre que son propre accroissement ; elle n'a aucun respect pour rien, ni pour ses acquis ni pour elle-même ; ses voies sont imprévisibles. Elle demande de grands efforts pour acquérir des connaissances qu'on sait d'avance provisoires et périssables, et pis encore, elle est le lieu d'affrontements incessants qui obéissent néanmoins à des règles strictes mais elles-mêmes changeantes, purement intellectuelles, de validation. De plus, elle suscite de tangibles pouvoirs, d'autant plus inquiétants qu'il faut pour les maîtriser et les comprendre s'adonner aux études susdites, aussi difficiles que vite dépassées. Elle repose sur des élites se sachant vouées à l'obsolescence.

Un processus aussi improbable et si contraire à la décence ordinaire ne saurait être qu'éminemment fragile. Ses succès le confortent mais ses échecs et surtout ses conséquences lointaines dans la pratique sur lesquelles il n'a le plus souvent aucune prise, éveillent toutes les craintes. Bref, plus la science s'affirme, et plus elle fait peur. À la masse des ignorants mais aussi aux puissants qui redoutent à juste titre son pouvoir corrosif et sa frénésie de révolutions. Révolutions intellectuelles pour l'essentiel, mais qui donnent le mauvais exemple, et dont de plus les conséquences concrètes introduisent dans la société des bouleversements imprévisibles autant qu'incoercibles.

On comprend donc que la science ne puisse pas aisément devenir populaire et qu'elle soit à la merci d'un revirement d'opinion. De façon ultime, il peut lui arriver de partager le sort du porteur de mauvaises nouvelles. Il n'est donc pas certain qu'elle perdure. Dans l'histoire de l'Humanité, elle peut, en dernière instance, s'avérer n'être qu'un bref interlude, un déjeuner de soleil. Le doute de Sheffield s'appuie sur le succès, outre-Atlantique, des factions religieuses antidarwiniennes, de l'obscurantisme new age, de la mystique écologiste, du culturalisme agressif soi-disant postmoderne, du déconstructionnisme et du relativisme qui prétendent mettre la science au rang d'une croyance parmi d'autres et qui trouvent droit de cité jusque dans les universités.

Cependant, comme le suggère aussi Charles Sheffield, la démarche scientifique, une fois lancée, est peut-être coextensive à l'Humanité, et en somme indestructible tant que l'Humanité subsiste, parce qu'elle exprime un désir, le désir de savoir, comme il y a le désir de justice, le désir de progrès, le désir de mieux-être, et qu'elle peut devenir la forme la plus élaborée de l'instinct de survie.

Notes

(1) Le Livre de Poche.

(2) Albin Michel.

(3) Le Livre de Poche.

(4) Surnom de Jacques Ier. La traduction française de la Bible de Jérusalem des versets 30, 29 est sensiblement différente : « Je suis devenu le frère des chacals et le compagnon des autruches. Ma peau sur moi s'est noircie, mes os sont brûlés par la fièvre. ».

(5) Voir notamment la tétralogie prospective de John Brunner : l'Orbite déchiquetée (Denoël), Tous à Zanzibar, le Troupeau aveugle, Sur l'onde de choc (Le Livre de Poche).

(6) Qu'il me soit permis de rendre ici hommage à mon ancien condisciple de l'école communale de l'allée du Tir, à Pavillons-sous-bois, puis du lycée du Raincy, Jean Syrota, grand commis de l'État, qui s'opposa au gaspillage du chauffage tout électrique lorsqu'il se trouvait à la tête de l'Agence pour les économies d'énergie, avant de s'imposer à la présidence du C.E.A. comme défenseur de l'énergie nucléaire et de se trouver enfin désavoué par un conglomérat politique hétéroclite.