Christopher Priest : le Don
(the Glamour, 1984)
roman de Science-Fiction
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Il y a pouvoirs et pouvoirs. Les pouvoirs psychiques, encore dits parapsychologiques, sont souvent, dans la Science-Fiction, fortement technicisés dès leurs appellations, télépathie, télékinésie, précognition. Un bon exemple en est donné par ce texte classique, les Humanoïdes (1949)(1) de Jack Williamson, qui fut un des premiers à paraître en France dans le genre au début des années 1950. Cette technicisation vise sans doute deux objectifs : feindre d'échapper aux origines impures, scientifiquement parlant, de la parapsychologie, sises du côté du spiritualisme voire de la magie ; s'appuyer sur les travaux du premier chercheur qui ait tenté d'inscrire les pouvoirs supposés de l'esprit dans la pratique positiviste de la science, Joseph Banks Rhine, professeur de psychologie à l'université de Duke.(2) Son recours à des procédures précises et des outils statistiques, outre sa nécessité méthodologique, avait pour objet de doter d'une respectabilité scientifique un domaine qui en manquait. En un sens, on peut dire que Rhine a réussi puisque la parapsychologie, plus d'un demi-siècle après sa création, demeure la seule entreprise d'inspiration scientifique qui se soit maintenue beaucoup plus par le raffinement de ses méthodes que par l'évidence de ses résultats. Rhine semblait toutefois caresser une arrière-pensée puisque dans la conclusion de son principal ouvrage, il suggéra une convergence symptomatique entre parapsychologie et religion.
L'intérêt de cette technicisation n'a pas échappé aux auteurs de Science-Fiction, et surtout aux auteurs américains. Les talents des télépathes, télékinésistes et autres précogs sont le plus souvent utilisés dans les intrigues comme des machines, au même titre que les ordinateurs, les machines à voyager dans le temps ou les ansibles.(3) Ainsi par exemple dans les deux romans classiques d'Alfred Bester, l'Homme démoli (1952) et Terminus les étoiles (1956). Seuls ou presque échappent à cet utilitarisme quasiment prothétique l'antihéros d'une des meilleurs œuvres de Robert Silverberg, l'Oreille interne (1972), et beaucoup plus récemment celui de l'Homme nu (1992) de Dan Simmons. L'un et l'autre sont des télépathes discrets, socialement invisibles, profondément perturbés, et usant de leur pouvoir pour survivre à la façon de parasites dans une société qui les ignore. On retrouvera le thème.
Les pouvoirs parapsychiques sont l'objet d'un traitement significativement différent dans la Science-Fiction britannique et en particulier dans le roman de Christopher Priest qu'on va lire, le Don (1984). Ainsi également dans le très singulier roman de John Brunner, le Jeu de la possession (1980) : les personnages y jouissent d'un pouvoir singulier et pervers qu'on pourrait attribuer tantôt à la chance, tantôt là encore à une sorte d'invisibilité sociale. Ce pouvoir leur permet d'enfreindre impunément les lois et conventions morales, en vertu d'une sorte de pacte dont on ne sait s'il a été passé avec des démons (ce qui inscrirait le livre dans le Fantastique) ou avec des êtres établis dans une autre dimension (ce qui l'établirait dans la Science-Fiction). Les dés de la réalité sont pipés en faveur de ces beautiful people sans que jamais Brunner ne lève le voile sur les manipulateurs du mystère.
Christopher Priest choisit également le mystère mais d'une façon différente puisqu'il retient l'hypnose comme sujet problématique. À ce point de mon développement, je dois suggérer au lecteur habituel qui n'aime pas qu'on lui vende la mèche, de remettre la lecture de cette préface après celle du Don. Il y gagnera à tous points de vue, parce qu'il évitera cet inconvénient et parce qu'il considérera alors d'un autre œil ce que je vais tenter de lui transmettre et le roman même de Priest.
L'hypnose n'est pas un ingrédient habituel de la Science-Fiction. On la rencontrait plutôt dans le Fantastique depuis quelques nouvelles fameuses de Poe, comme "la Vérité sur le cas de M. Valdemar" (1845). Cela tient au caractère mystérieux du phénomène et à la méfiance qu'il a toujours suscitée dans les milieux scientifiques. À l'opposé de la parapsychologie, discipline hérissée de méthodes et de théories mais dépourvue de résultats, la pratique de l'hypnose abonde cependant en expériences incontestables, allant du spectacle de music-hall aux applications thérapeutiques, dont les opérations sans anesthésie, mais sa méthodologie demeure rudimentaire et elle continue à être dépourvue de théorie. Un phénomène aussi résistant, trop longtemps associé aux illusionnistes et à l'occultisme, irrite à la fois les rationalistes fervents et les psychanalystes, mais cela ne l'empêche pas d'exister.(4) Si l'hypnose apparaît dans quelques nouvelles, je ne vois que le roman de Christopher Priest qui lui soit entièrement consacré.
Priest commence par mettre en scène l'hypnose dans un cadre classique. L'hypnose est utilisée dans son roman comme un moyen de lever l'amnésie post-traumatique de Richard Grey qui a été la victime, apparemment par pure malchance, d'un attentat. Plusieurs mois de sa vie ont disparu de sa mémoire. L'hypnose va lui permettre de les retrouver, ou de les reconstruire. Tout lecteur un peu familiarisé avec le sujet reconnaîtra les procédures des séances d'hypnose psychothérapeutique, décrites avec discrétion mais précision. Priest n'affabule pas plus qu'un auteur de hard science.
L'amnésie est en effet l'une des principales indications de l'hypnose, au moins dans les pays anglo-saxons, car elle est peu pratiquée en France. Il est intéressant de noter que son principal défenseur dans notre pays, le docteur Léon Chertok, aujourd'hui disparu, a précisément découvert son intérêt en 1949 au début de sa carrière de psychiatre, en levant ainsi, un peu en désespoir de cause, l'amnésie d'une patiente qui portait sur douze ans de son existence et qui avait résisté à toutes les autres approches.
Une autre scène indique la probable familiarité de Priest avec son sujet. Lors d'une des séances, Hurdis, le psychiatre qui utilise l'hypnose, rend son assistante Alexandra invisible aux yeux de Richard Grey. Elle n'a pas quitté la pièce, mais il ne peut plus la voir. Or on notera la parenté de l'induction hypnotique de la “disparition” d'une personne ou d'un objet, ou encore de son déplacement, et du test retenu pour distinguer les simulateurs des sujets réellement hypnotisés. La procédure décrite par M.T. Orne est certes différente de celle mise en scène par Priest et plus compliquée, mais elles sont de même portée :
« Si, dans le cadre d'une expérience comportant un observateur, l'hypnotiseur suggère aux sujets de voir l'observateur assis sur une chaise en réalité placée en face d'eux (alors qu'il est assis à côté d'eux, N.D.A.), les sujets hypnotiques et les simulateurs s'accordent à voir l'observateur assis à cette place. Les deux types de sujets se différencient pourtant à deux niveaux. D'une part les sujets hypnotisés n'hésitent pas à voir et à décrire ce qui normalement devrait être caché par ce corps (transparence de l'hallucination) alors que les sujets simulateurs croient nécessaire de lui attribuer l'opacité d'un corps réel et ne voient pas la partie du mur située derrière l'observateur-halluciné. D'autre part, l'hypnotiseur demandant au sujet de tourner la tête en direction de l'observateur réel toujours assis à côté d'eux, les sujets hypnotisés notent sa présence en deux endroits alors que les simulateurs prétendent ne voir personne en ce second endroit. Ainsi les sujets hypnotisés apparaissent détachés des exigences logiques alors que les simulateurs continuent à en tenir compte. »(5)
Cette citation un peu longue était nécessaire parce qu'elle marque le point où Priest se détache peut-être, en connaissance de cause ou non, de l'expérience scientifique de l'hypnose pour les besoins de sa fiction. Il retient la tolérance pour les inconsistances logiques, s'appuie fortement sur le thème du déplacement de l'objet observé, mais néglige l'espèce de bilocation enregistrée par les sujets hypnotisés de Orne. Ce qui intéresse ici Priest, c'est que l'hypnose induit de la transparence, de l'invisibilité, de la scotomisation dans l'univers du sujet. Cela va se révéler le thème du Don.
Mais l'hypnose est d'abord utilisée par Priest comme le moyen de faire revenir à la conscience les souvenirs perdus de Richard Grey. Usage classique, on l'a dit, et l'on pourrait se croire un temps dans un roman psychologique quelque peu médicalisé. C'est peu à peu, à travers la remémoration par Grey de sa rencontre avec Sue, jeune femme assez insignifiante, neutre pour reprendre l'expression de Grey, et dont le visage a tendance à se dérober derrière les cheveux, que la dimension de l'étrange va surgir et le thème de l'invisibilité se déployer. Car c'est Sue qui a révélé à Grey l'existence du Don.
Le Don, c'est la capacité de passer inaperçu entre les Hommes et donc de vivre en toute discrétion et impunité. C'est également, Grey le découvre peu à peu, une sorte de malédiction. Car être, c'est aussi être perçu.
La question se pose toutefois de savoir si les souvenirs de Grey sont fidèles ou s'ils ont été remodelés par l'hypnose. Ceux de Sue viennent en contrepoint les mettre à l'épreuve et révéler des discordances. À ce contrepoint vient s'en ajouter un autre, entre les événements ou plutôt les souvenirs antérieurs à l'attentat, et ceux qui lui sont ultérieurs. L'enchevêtrement des récits et des points de vue, des passages des je aux ils, qui introduit subtilement le doute, mériterait à lui seul un développement.
Le point nodal de l'ensemble réside en la croyance de Sue au Don, à sa propre capacité et à celle de certains autres, de vivre invisibles, d'en être victimes et à la fois de se réfugier derrière le “nuage”. Les humains ordinaires regardent ailleurs ou bien ne les voient pas, ni ne les entendent. Don réel, ou bien délire de Sue ? Les discordances entre son récit et celui de Grey peuvent être attribuées aussi bien à la reconstruction imparfaite des souvenirs de ce dernier qu'à la possible folie de Sue.
Ainsi se trame progressivement, aux fils des récits entrelacés, une incertitude sur la réalité. Ce n'est pas, comme chez Philip K. Dick, une incertitude ontologique. C'est une incertitude psychologique puisque Grey ne peut plus être tout à fait certain de ses souvenirs, ni de son intelligence des situations, ni même de ses perceptions. Et les certitudes de Sue ne font qu'y ajouter puisqu'elles peuvent être le symptôme d'un délire rationnel.
Le thème du traitement par l'hypnose de l'amnésie de Grey a servi à introduire cette incertitude, rien de plus. Puisque le sujet hypnotisé perçoit une réalité différente de celle d'observateurs supposés lucides, un doute est jeté, même hors de l'hypnose au sens strict, sur l'objectivité des perceptions. La réalité n'est pas ce qui est mais ce que nous croyons qui est, et c'est aussi ce sur quoi nous sommes, plus ou moins, collectivement d'accord. L'hypnose est ici l'occasion d'une désillusion sur la pertinence de nos représentations du monde.
De même, rien n'implique dans le texte que les détenteurs du Don, les invisibles, à l'abri de leurs nuages, usent de l'hypnose sur les humains ordinaires. En tout cas, ils ne le feraient pas consciemment : leur pouvoir est un don, pas une technique, même s'il peut se cultiver ; ils ne peuvent pas s'empêcher durablement de l'exercer, même s'ils en pâtissent. Mais le texte suggère que leur invisibilité, exploitée ou détestée pour l'exclusion sociale qu'elle entraîne, est de même nature que celle d'Alexandra lorsque Hurdis a enjoint à Grey sous hypnose de ne plus la voir. Le doute sur la perception introduit à propos de l'expérience hypnotique sous contrôle s'étend à toutes les perceptions des humains ordinaires par le truchement de l'hallucination négative que suscitent les invisibles. Au demeurant, Hurdis et Alexandra eux-mêmes font ultérieurement l'expérience inquiétante de l'invisibilité de Grey. Arroseur arrosé, Hurdis découvre que l'hallucination hypnotique ne fonctionne pas à sens unique.
Hypnotisés ou non, nous ne percevons pas le réel dans son immédiateté et sa totalité ; cette banalité (de mon fait) prend ici une inquiétante dimension sociale. Le non-perçu peut certes tirer profit, comme prédateur, comme parasite, de son invisibilité, mais il est d'abord un exclu, un paria, qui ne peut guère nouer de lien social, même avec ses semblables. Même si, dans le développement de sa fiction, Priest semble suggérer une conformation psychologique, voire biologique, à l'origine de l'invisibilité, il ne le dit jamais formellement ; et il est difficile de ne pas penser lorsque Sue évoque la galère des invisibles, aux sans-abri et aux squatters de la Grande-Bretagne thatchérienne, voire à ceux d'autres pays voisins, relégués en effet dans l'imperceptibilité sociale. On se souviendra ici du roman déjà cité de John Brunner, le Jeu de la possession, qui situe, lui, l'élusivité du côté des riches et des puissants, et d'un pouvoir pervers.
L'incertitude sur la réalité s'accroît encore avec l'intervention, là aussi progressive — tout est subtilement progressif dans ce roman —, du troisième personnage essentiel, Niall. C'est le plus achevé des invisibles, celui qui maîtrise le mieux le Don, qui en fait à des fins égoïstes l'usage le plus intelligent et sans doute le plus pervers. C'est aussi un écrivain, un écrivain raté puisqu'il n'a jamais publié, et que sans doute le Don l'empêchera à jamais, sinon de publier du moins d'être reconnu. Il exacerbe par là le paradoxe ordinaire de l'écrivain qui voudrait s'effacer tout à fait derrière sa création, ce qui signerait sa réussite, et qui, bien évidemment, ne le supporte pas. Difficile de ne pas penser ici à B. Traven, l'auteur, entre autres romans fameux, du Trésor de la Sierra Madre, qui, selon sa légende, refusa toute interview et même de rencontrer aucun journaliste. Traven avait fait le choix social de l'invisibilité. Niall en jouit et la subit, ce qui est peut-être, d'un point de vue psychanalytique, le sort de toute jouissance.
Niall manipule Sue, et l'exploite, sinon économiquement — il n'en a pas besoin puisqu'il a le Don — du moins sexuellement et, à sa manière perverse, affectivement. Sue est, serait-on tenté de dire, son personnage, c'est-à-dire à la fois un intermédiaire du réel et son jouet. Bien entendu, Niall ne supporte pas le lien qui s'établit et se renforce entre Sue et Grey. Il semble s'efforcer de le rompre. Mais en même temps, il en jouit. La scène très forte, à la limite de l'obscénité, où Niall invisible pénètre Sue alors qu'elle se trouve dans les bras de Grey, en témoigne. Si Niall est amoureux de quelque chose, c'est de la relation entre Sue et Grey.
Il serait tout à fait court de voir, dans la relation de Niall à Grey par le truchement sentimental de Sue, une simple manifestation d'homosexualité inconsciente ou réprimée, comme il est courant dans les trios amoureux. En un sens, Niall, s'il existe, est amoureux non pas de Grey, mais de la suppression de Grey, du sujet qu'il barre en Grey si l'on me permet cette excursion lacanienne. C'est par cette rature que Sue prend, ou reprend, de l'intérêt à ses yeux. Il est possible de voir, dans l'attentat qui prive, apparemment fortuitement, Grey du souvenir de sa relation première avec Sue, l'effet d'une action de Niall, bien que cela ne soit jamais dit.
Le Don assure à Niall une sorte d'omnipotence mais celle-ci va bien au-delà du pouvoir limité du Don : il est caractéristique que tout le livre, à l'exception de sa première partie et de son dernier chapitre, tous deux fort brefs, se déroule entre deux suppressions de Grey, la première par son amnésie consécutive à l'attentat, la seconde lorsqu'il sort, apparemment, de la vie de Sue, pour partager celle d'Alexandra, l'étudiante en hypnotisme. Et quant à la première partie, rédigée à la première personne mais dont le je n'est pas nommé, c'est à Niall plutôt qu'à Grey qu'elle semble renvoyer. La toute-puissance dérisoire de Niall est celle d'un écrivain, de l'auteur, et Grey, et Sue, et Niall lui-même, sont ses personnages dont il peut manipuler (à sa guise croit-il mais nous savons qu'il n'en est rien) les souvenirs, les sentiments, la vie et la mort. C'est après tout l'auteur qui détient le pouvoir ultime sur ses personnages. Et le bon écrivain est assurément l'invisible dans son livre, jaloux de ses héros. En ce sens Niall est bien un écrivain raté puisqu'il n'hésite pas à intervenir dans leurs destins.
Seulement Niall existe-t-il, du moins tel que le pense et le prétend Sue qui peut-être l'hallucine ? Rien n'est moins sûr, au moins pour Grey, sinon pour le lecteur. Ce Grey est un esprit pratique, un photographe : « Il ne croyait pas ce qu'il ne voyait pas. »
. Or Grey n'a jamais vu Niall, et ne l'a rencontré, en quelque sorte, que dans les dires de Sue qui lui donnent peu à peu de la consistance ? S'agit-il d'un délire à trois, ou plus classiquement d'un délire à deux auquel Sue introduit progressivement Richard Grey ? Et quelle est la posture du lecteur, placé en position de voyeur impénitent, comme toujours, de cet étrange trio ?
Ainsi se dévoile au cours du livre une structure ternaire qui ne serait qu'un seul être à travers ses relations, toutes ambivalentes, une chimère,(6) le je du premier et de l'avant-dernier chapitre. Chacun ne semble exister que dans le fantasme des autres, voire dans l'hallucination de l'autre. Sue, divisée entre le désir d'invisibilité et la recherche du lien affectif, cherche à se protéger de Niall à travers Grey. Celui-ci, cameraman et donc voyeur désirant l'impunité de l'invisibilité, est fasciné par le Don et souhaite découvrir Niall à travers Sue, malgré sa jalousie et sa répugnance, et devenir comme lui. Grey et Niall, c'est la rencontre de la caméra et de l'homme invisible. Et Niall, hallucination ou non de Sue, cherche en ses jouets qu'il désire à la fois perdre et conserver, Sue et Grey, une essence d'existence, peut-être la substance de ses écrits. Leur pivot commun, c'est le sexe. Non qu'ils en soient obsédés, mais parce qu'il demeure le dernier rapport au réel. Un rapport qui ne s'établit pas entre eux. Le Don procède d'une déviation, sinon d'une rupture du lien affectif, comme, pourrait-on suggérer, dans l'hystérie de conversion qui a sans doute quelques rapports avec l'hypnose.
Cette digression sur les sentiments de nos héros, trop sommaire par rapport à la richesse du roman, a pu donner l'impression de nous entraîner loin de l'hypnose. Il n'en est rien. Car le secret de l'hypnose est peut-être à trouver, à ce qu'en disait Léon Chertok, dans l'énigme du lien affectif, lien qui prend un tour nouveau avec l'Humanité mais qui remonte bien avant ses origines. C'est le risque de la confusion entre des sujets qui s'affirment ordinairement distincts. La question posée par Chertok — et bien explorée par Christopher Priest qui ne l'a sans doute jamais lu, mais sait-on jamais ? — est notamment celle de l'efficacité mystérieuse (il n'y a pas aujourd'hui d'autre mot) de la relation entre le psychothérapeute et son patient, qui ne se réduit pas à la seule suggestion et qui se donne à voir, de la façon la plus brute, dans l'hypnose.
Que se passe-t-il, au fond, entre le praticien qui ne sait pas réellement ce qu'il fait et un patient qui ne sait pas non plus ce dont il est l'objet ? Que se passe-t-il entre l'un et l'autre qui n'entame pas radicalement la distinction entre l'un et l'autre ? Et qui empêche l'un d'être invisible à l'autre ? Les différentes écoles psychanalytiques en donnent des explications théoriques fort intéressantes mais qui ne rendent pas (encore ?) compte de façon satisfaisante de la pratique, et en particulier de la situation d'hypnose. Isabelle Stengers voit, sans doute à juste titre, dans le rejet de l'hypnose par la plupart des psychanalystes et des psychiatres, l'effet d'une blessure narcissique infligée à leur savoir : ça marche, plus ou moins bien, mais on ne peut pas dire comment.(7) Peut-être faut-il y voir aussi chez certains la crainte confuse d'une abolition des barrières qui séparent les identités et qui les protègent du délire.(8)
Je voudrais insister sur un dernier point qui me semble essentiel. C'est que Christopher Priest, sans avoir l'air d'y toucher, renouvelle entièrement la problématique de l'amour ou du moins du lien sentimental, si j'ai bien lu son livre. Alors que le roman occidental fait des vicissitudes de l'amour son sujet privilégié jusqu'à l'écœurement, Priest l'établit subrepticement comme un ressort d'une spéculation, dans la tradition de la Science-Fiction. Ce ne sont pas les émotions de ses personnages, en tant que nous pourrions les partager, nous y retrouver, nous en repaître, qui nous retiennent ici.
Se dérobant à cette lecture naïve qui demeure évidemment possible, au lieu de l'identité entre personnages et lecteur, le roman suggère l'identité de mystère entre l'hypnose et l'amour, entre énigmes, et la traite comme un élément conjectural. Il tend un piège au lecteur : si celui-ci ne voit dans les relations entre Grey, Sue et Niall, que les méandres de sentiments contrariés, il s'expose à ne rencontrer qu'une élucubration absurdement compliquée sur un pouvoir dérisoire. Mais s'il en vient à s'interroger sur la problématique du Don et sur les raisons de son invention par Priest, il va glisser dans un espace de spéculations illimitées. Le lien affectif lui apparaîtra alors comme une force physique complexe, sur laquelle il devient possible de fictionner, comme sur l'anti-gravité ou le voyage temporel. Ce changement de perspectives, qui ravive l'intelligence et la curiosité, me semble être la principale vertu de la Science-Fiction. Au moyen d'une écriture trompeusement classique, Christopher Priest réussit à donner existence à la vieille exigence d'un Nouveau Roman, en redistribuant non pas les éléments mais les fonctions du vieux roman. Les personnages hypnotisent d'ordinaire le lecteur. Priest lui suggère de déplacer son regard, de s'éveiller.
Ce faisant, il répond aussi à cette autre vieille question : est-il possible de faire de la Science-Fiction à partir des sciences humaines ? Il y répond, non pas dans les termes vagues habituels, mais de façon aussi précise qu'un physicien imaginant un voyage interstellaire sans contrevenir à aucune des lois connues de la physique. Il élabore de façon rigoureuse, avec une intelligence extrême, discrète, en somme invisible, à partir d'une énigme psychologique, une spéculation logique. Quel don !
- Pour des informations bibliographiques complémentaires, se reporter à la chronologie des œuvres citées, en fin de texte.↑
- Voir the Reach of the mind (1947), ou sa version française, la Double puissance de l'esprit (Paris : Payot › Bibliothèque scientifique, 1952).↑
- Voir notamment Histoires de pouvoirs (1975) et Histoires parapsychiques (1983) dans la Grande Anthologie de la Science-Fiction du Livre de Poche.↑
- Le lecteur intéressé aura tout intérêt à lire, sur l'hypnose et les réactions qu'elle suscite, les ouvrages suivants : l'Hypnose, blessure narcissique (Léon Chertok & Isabelle Stengers, 1990) ; la Suggestion : hypnose, influence, transe (actes du colloque de Cerisy sous la direction de Daniel Bougnoux, 1991) ; Importance de l'hypnose (collectif sous la direction d'Isabelle Stengers, 1993), tous trois publiés par les laboratoires Delagrange/Synthélabo dans la collection "les Empêcheurs de penser en rond".↑
- Dans Importance de l'hypnose (op. cit.), p. 87.↑
- Voir sur le thème de la chimère psychologique différents essais de Michel de M'Uzan, notamment dans la Bouche de l'inconscient › essais sur l'interprétation (Paris : Gallimard › Connaissance de l'inconscient, 1994).↑
- Dans l'Hypnose, blessure narcissique (op. cit.).↑
- Voir à ce sujet "la Personne de moi-même" et "l'Indice de certitude" → De l'art à la mort : itinéraire psychanalytique (Michel de M'Uzan ; Paris : Gallimard › Connaissance de l'inconscient, 1977), textes fondamentaux qui devraient inspirer bien des auteurs de Science-Fiction et susciter l'intérêt de leurs lecteurs.↑