Gérard Klein : le Gambit des étoiles
roman de Science-Fiction, 1958
À ne pas confondre avec la préface introduisant la réédition de 1986.
Vous allez lire un roman extraordinairement naïf. Et, à sa manière baroque, extrêmement sincère. Je n'imagine guère que les lecteurs qui le découvrent aujourd'hui puissent adopter spontanément l'état d'esprit du jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans qui l'écrivit. Pour avoir été ce jeune homme, je vais tâcher de retrouver la perception qu'il avait du monde et de l'écriture, ni par narcissisme, ni par nostalgie, mais pour tenter de situer une étape dans le chemin parcouru depuis 1945 par la Science-Fiction française.
Le Gambit des étoiles est un opéra de l'espace. C'est aussi, malgré la dimension conventionnelle du genre, un roman d'amour dédié aux étoiles, à l'avenir, à la conquête de l'inconnu. On y voit un personnage céder avec regret, à la suite d'un arrachement pénible, à cette passion. Cet arrachement s'exerce à l'encontre du passé, de la Terre, et aussi des valeurs humanistes traditionnelles : l'humain n'est plus dans le Gambit le mètre de l'univers, mais les étoiles en sont devenues la mesure. L'objet (l'espace, le temps, les étoiles) a déraciné le sujet. Le moyen de ce renversement : une drogue ouvrant les portes de la perception selon l'expression d'Aldous Huxley dont le jeune homme était grand lecteur (et pas seulement du Meilleur des mondes). L'aboutissement de ce décentrement : une révélation (rien de moins que celle de la place de l'humain dans la galaxie, sinon dans l'univers) qui conduit à une sorte de panthéisme matérialiste : l'humain est une machine, rien qu'une machine, et son orgueil et ses plans, frappés du dérisoire, ne peuvent l'amener qu'à cette découverte. Il n'a pas de but par lui-même ni pour lui-même mais il a été programmé par des dieux matériels et eux-mêmes limités. La grandeur de ce robot (et son bonheur, s'il est possible) ne peuvent résulter que de son inscription, acceptée, dans ce dessein. Le jeune homme n'avait pas lu une ligne de Stapledon parce qu'il ignorait alors presque tout de l'anglais qu'il se mit précisément à apprendre pour lire de la Science-Fiction. Il n'est même pas sûr qu'il avait lu alors la Fin de l'enfance d'Arthur C. Clarke qui devait dix ans plus tard donner indirectement naissance au film de Stanley Kubrick 2001 : l'odyssée de l'espace.
Le jeune homme était surpris — et même inquiété — par les images et les idées qu'il voyait naître sous sa plume ou sur le clavier de sa machine. Car son rationalisme et son scepticisme philosophique s'accommodaient mal du mysticisme gnostique qui imprégnait, quoi qu'il en eût, sa première vraie tentative romanesque. Pis encore, la structure sociale dépeinte (pour autant qu'on ose employer le mot à propos d'un très vague fond de scène) s'avérait oligarchique voire aristocratique, au contraire de ses aspirations avouées (et du reste sincères) qui étaient (sans grande originalité) égalitaristes, libérales en matière politique et plutôt planificatrices dans le domaine économique.
Le jeune homme voyait bien qu'il était à la fois fasciné et repoussé par le Grand Projet de type léniniste, et qu'il ne pouvait que souhaiter à la fois son avènement et sa chute. Mais il était effrayé que cette dernière fût l'effet d'une sorte d'intrusion théologique tandis que le premier menaçait son individualisme. Il avait même peut-être conscience de concilier fascination et peur en usant du thème de la prédestination que cultivent à la fois les enfants et les groupes sociaux exclus du pouvoir mais s'en étant assez approchés pour imaginer de s'en voir confier un jour une parcelle, les uns en tant qu'adultes, les autres comme techniciens détenteurs d'un savoir.
Le thème de la prédestination frappe deux fois dans le Gambit : le héros est d'emblée choisi pour des raisons peu claires pour ne pas dire inexistantes en ce qu'elles ne renvoient pas à des qualités ; l'espèce humaine est, sans l'avoir voulu, porteuse d'un dessein. Que vient faire ici ce thème ?
La prédestination préserve l'avenir d'un présent apparemment indépassable en même temps qu'elle impose l'idée d'un dieu puissant, non nécessairement malveillant, mais nullement obligé par les œuvres de ses créatures. Elle préserve l'avenir dans la mesure où ce n'est pas dans ses propres forces, présumées insuffisantes (même si l'exercice les développait) que l'enfant par exemple voit la possibilité d'acquérir celles de l'adulte. Il sait qu'il y a entre celles-ci et celles-là une différence de nature (s'il fait preuve d'une maturité aussi précoce que redoutable), et qu'il ne peut espérer ce surcroît d'essence que de la nature ou d'un dieu extérieurs. L'illusion de la prédestination compense une certaine cécité aux processus naturels en ce qu'ils seraient censés garantir la bonne fin du développement en cours ; en fait, elle signale plutôt l'appréhension de quelque chose qui n'est pas intelligiblement perçu : il n'y a après tout de cécité que là où il y a regard.
Et il faut bien que la force qui prédestine soit indépendante, absolument, de ses sujets sans quoi la faiblesse de ceux-ci exclurait à jamais leur mutation, on serait tenté de dire leur salut. On peut évidemment choisir de s'en remettre à l'amour des puissants, dieux ou parents et maîtres, mais c'est là accepter la dépendance, ce qui n'est pas donné à tout le monde.
Notre jeune homme n'aimait donc pas ce qu'il écrivait, ou du moins ce qu'il y découvrait après coup, au travers parfois des lectures faites par d'autres de son livre. Il faut bien dire que l'idée de la prédestination, et la contradiction entre projet de grandeur et refus de tout asservissement au projet, ont quelque chose de désespérant pour un jeune homme assez actif et plutôt volontariste.
Taxé d'idéalisme et terriblement soucieux de ne pas l'être, il gagna (avec le temps) à cette désolation de ne pas se découvrir idéal sous la plume l'esprit de tolérance que l'on n'acquiert qu'à la condition d'avoir dû d'abord se l'appliquer à soi. Et c'est pourquoi, après avoir deux fois hésité à faire ou à laisser rééditer un texte en lequel il ne croyait pas se reconnaître, le jeune homme vieilli a renoncé à cet embarras, laissant à d'autres le soin de juger de son texte et de prononcer sa déréliction ou sa survie provisoire.
En ces années 80, il peut sembler que le but et son cadre (l'espace et les étoiles) relèvent de la pure convention. Le problème du projet ne se pose plus puisque presque personne n'ose avouer en avoir, sinon d'utilitaire ou économe. Mais alors (on était en 1955 ou 1956), le vide interplanétaire voire intersidéral apparaissait plein d'un rêve insensé et réaliste, au moins pour certains. Il n'existait pourtant alors ni satellites, ni laboratoires orbitaux habités pendant des mois, ni sondes interplanétaires, et les seuls gros plans qu'on pouvait alors contempler de la Terre vue de l'espace, ou des autres mondes, étaient nés sur le chevalet de Chesley Bonnestell et d'autres hyperréalistes des nudités astronomiques. Il n'était personne pour imaginer qu'on bivouaquerait sur la Lune en 1969 et les plus hardis prophétisaient l'événement pour juste avant la fin du siècle. Les faisceaux des lasers n'avaient pas non plus balayé les murailles des cirques sélénites. La conquête de l'espace relevait d'un imaginaire tangible mais tenu pour dingue par la plupart et par là tolérable. La société n'était pas encore dite de consommation et les mœurs échappaient dans l'ensemble au reproche de gaspillage. Le jeune homme usait des transports en commun par nécessité et non par vertu.
Aujourd'hui qu'une douzaine de pas, et même un peu plus, ont été faits dans la banlieue de la Terre, tout projet spatial irrite des consciences vétilleuses, et les étoiles au lieu d'être considérées d'en bas avec appétit sont regardées de loin. D'être devenue possible ou du moins vraisemblable, la marche à l'espace agace les frileux d'hier et de toujours campés sur leur petit jardin. On l'a bien vu en 1969 lorsque la plupart des penseurs, pressés de délivrer leur sentiment, s'efforcèrent de pisser jusqu'à la Lune dans l'espoir d'éteindre les moteurs d'Apollo XI. Et de se trouver étalées sur les draps des cinémas, les étendues stellaires se sont mises à rimer pour beaucoup avec vulgaire. Surtout dans un pays qui, pour exprimer la dissémination des connaissances scientifiques, n'a jamais inventé que le terme de vulgarisation.
Mais, en ces temps reculés, le jeune homme et quelques-uns comme lui, bien que très secondairement technologues, savaient de façon certaine, en tout cas poétique, que l'avenir des humanités est dans les étoiles. Il n'a guère varié là-dessus du reste, mais a seulement appris par expérience et par profession que le prix de la lune et le progrès social ne sont qu'illusoirement antagonistes. Non que l'auteur du Gambit des étoiles se soit alors et au moins dans ce livre beaucoup préoccupé de vraisemblance scientifique. Mais sans vraiment s'être posé le problème des moyens, il savait qu'ils auraient de toute façon changé lorsque le rêve se réaliserait, dans trois siècles ou dans neuf cents, ou bien plus tard encore. Après sa mort, sans le moindre doute, mais cela ne l'empêchait pas — et pas davantage aujourd'hui — de se sentir solidaire, presque voisin, des hommes et des femmes qui voyageraient entre ces archipels que la nuit révèle. Peut-être demeure-t-il dans cette conviction intime que ce n'est pas seulement de la littérature, quelque chose du sentiment de la prédestination évoqué ci-devant, le présage d'un pouvoir, d'un dépaysement, d'un étrangement à venir ? En bref, peut-être sommes-nous en présence d'un incurable naïf, incurable au sens strict compte tenu des années consacrées par ce sentimental secret à tenter en vain de se guérir. Il tenait — et il tient toujours — pour un cap chaque morceau de terre assez large pour se tenir debout et regarder le ciel, et il a toujours pour Icare, Saturne et Aldébaran les yeux avides de l'émerveillement. Au demeurant, il ne voyait pas — et il ne voit toujours pas —, dans cette conquête, de solution aux problèmes chroniques de l'humanité, mais seulement — et ce n'est pas rien — un exploit, une respiration, une dimension, une création, bref, on n'en sortira pas, une destinée.
Comment pouvait-on en une époque vouée à la relecture de Gide, Jouhandeau et Léautaud, prendre pour sujet littéraire, et quelque chose de plus, un objet aussi manifestement inaccessible que les étoiles ? Aujourd'hui que la Science-Fiction a conquis sinon tout à fait ses lettres de crédit, du moins le crédit de son linéaire dans les grandes surfaces, la question peut sembler oiseuse. Elle ne l'était pas.
Il y fallait d'abord un fond de curiosité et de fascination nourri des lectures de Verne, de Wells, mais aussi de Flammarion (l'astronome) et de vieux numéros de Sciences et voyages et de la Science et la vie redécouverts dans des greniers. Puis ce choc inoubliable et inestimable que donnèrent la parution des premiers numéros de Fiction, des premiers titres du Fleuve noir "Anticipation", du "Rayon fantastique" et de "Présence du futur". Je me souviens d'être tombé par hasard sur les Corsaires du vide de J.M. Walsh et sur les Rois des étoiles d'Edmond Hamilton qui ne laisseront pas une bien grande trace dans l'histoire littéraire, mais qui m'ébranlèrent aussi profondément que Moby Dick de Melville ou que les Histoires extraordinaires de Poe. Les déficiences évidentes de la forme n'empêchaient pas le véritable sujet de briller de toutes ses fulgurances. C'en était fini des timides et répétitives explorations du système solaire. Des aventuriers de la plume, certes point trop regardants sur les moyens, décrivaient enfin des avenirs où l'on était installé vraiment dans les constellations. À mieux me souvenir, ma première découverte de taille fut sans doute les Humanoïdes de Jack Williamson. Et l'angoisse aussitôt devint de trouver d'autres titres comparables par l'envergure. Je me souviens d'expéditions montées — faute de trouver la manne chez des libraires aussi peu soucieux qu'aujourd'hui de commander un livre — dans les rayons vénérables de la librairie Hachette, boulevard Saint-Germain, temple des temples, pour obtenir, après des heures d'attente dans la crainte d'un verdict d'épuisement, les Demi-dieux d'Alfred Gordon Bennett ou Passagère clandestine pour mars de John Beynon. Un peu plus tard, je fis le siège du Club français du Livre dont je devins un membre peu fidèle, pour me procurer l'inoubliable Demain les chiens de Clifford D. Simak.
Je ne crois pas avoir été, à l'époque, littérairement niais. J'avais lu, par bribes ou en totalité, tout ce qu'on enfourne dans la cervelle d'un lycéen, et une bonne partie de ce qu'on lui interdit. J'avais, il est vrai, peu de goût pour les lettres françaises et je leur préférais Hemingway, Steinbeck, Dashiell Hamett et Erle Stanley Gardner. Je percevais donc sans doute les insuffisances de telle ou telle œuvre de Science-Fiction offerte à mon admiration. Mais il ne m'a jamais semblé — et je ne suis pas sûr d'avoir là-dessus beaucoup varié — qu'on pouvait tout à fait appliquer à la Science-Fiction les critères de l'autre littérature. La toile de fond faisait la différence. Il y a là la racine d'un malentendu qui n'a jamais été et qui ne sera sans doute jamais liquidé entre les critiques littéraires proprement dits et les prétendus “fanatiques” de la Science-Fiction. Le critique voit des mots et des phrases, éventuellement mal équarris, là où l'amateur voit des idées et des images. Peu d'années après, l'illustration la plus parfaite de ce malentendu devait m'être proposée par Robert Kanters, homme subtil et fin lettré, qui bien que créateur de "Présence du futur" ne vit jamais dans la Science-Fiction qu'amusement et qui s'étonnait de mon enthousiasme de néophyte. Et pourtant perçait derrière le scepticisme réitéré de Robert Kanters plus que de la curiosité : l'espoir incrédule et nié d'une autre littérature. Il avait, en ce domaine comme peut-être en d'autres, le désir de croire, mais lui manquait la foi. Celle que le jeune homme avait parce que derrière les lettres, il voyait scintiller les étoiles.
Une annonce de Fiction me conduisit, au printemps 54, si je me souviens bien, à la librairie de la Balance, sise rue des Beaux-Arts. J'y retournai deux ou trois fois. Timide, je n'osais m'immiscer dans les conversations importantes qui s'y déroulaient au fond de la boutique autour d'une table basse. Un jour, je rattrapai au vol une phrase de Pierre Versins. Il me la renvoya. Mon destin était scellé. Ou plutôt, il m'avait rejoint. J'exerçai un peu plus tard sur moi-même tout l'empire dont j'étais capable pour tendre à la belle Valérie Schmidt des échantillons de ma production littéraire. Aucun n'avait plus de deux pages. Elle les trouva prometteurs. J'étais pris. Je devais passer à la Balance dans les années qui suivirent le meilleur de mon temps libre, y rencontrer Jacques Bergier, Philippe Curval, Jacques Sternberg et Michel Pilotin, alias Stephen Spriel. C'est là que je puisai la détermination nécessaire pour écrire mes premières nouvelles publiées et le Gambit des étoiles. Curieusement, je ne m'estimais pas alors susceptible de devenir un écrivain et encore moins un éditeur. J'écrivais par passion, le plus simplement du monde, dans l'espoir fou et que je savais vain, de retenir moi aussi entre mes mots quelque chose de l'étincellement des étoiles, comme si ma plume pouvait me permettre de traverser les siècles et de rencontrer mes contemporains du grandiose avenir.
Nous étions, tous, innocents et sublimes, voyageurs du temps, chevaliers de la Grande Ourse. Et je sais maintenant que ce n'était pas là seulement l'effet de la jeunesse et de l'inexpérience. Mais tous ceux que j'admirais presque sans bornes, outre les précités, les Bradbury, Sheckley, Silverberg, Dick, Brunner, que je devais rencontrer plus tard, beaucoup plus tard, m'ont dit avoir ressenti à l'orée de leur carrière ce sentiment d'élation, cette exubérance. J'allais les retrouver aussi chez André Ruellan et chez Michel Jeury. Nous devons tous, pour autant que je puisse me ranger dans leur cohorte, à la Science-Fiction d'avoir découvert que la littérature était beaucoup plus que de la littérature. Avant, les étoiles étaient des étoiles. Puis elles furent beaucoup plus. Et elles redevinrent les étoiles.
Nous avons perdu cette innocence. En partie sous le flot de la chose imprimée. Aux attentes de la découverte ont succédé les cruautés du choix. Les exigences du perfectionnement, les subtilités de la comparaison. Une dimension surtout s'est perdue dans la profusion présente : celle de l'ordre dans lequel toute une génération a découvert des œuvres certes inégales mais alors privilégiées par leur rareté même. Ce n'est sans doute qu'au reflet de cet émerveillement que le Gambit des étoiles doit de pouvoir être lu encore aujourd'hui, s'il le mérite vraiment. Il témoigne de l'aurore d'un monde qui n'était pas seulement le mien. Sans quoi ses rugueuses imperfections ne lui laisseraient pas une chance de retenir votre attention.
Un dernier mot enfin. On s'est parfois étonné de ne voir apparaître, dans le Gambit, aucun personnage féminin. Il serait simple, et peut-être court, de ne voir là que l'effet de la timidité ou de l'asexualité inquiétante d'un adolescent. À vrai dire, il y a peu de personnages, et point de psychologie car je ne croyais pas (et ne crois toujours pas) à la psychologie romanesque. S'il me fallait caractériser le Gambit, je dirais que c'est un roman de formation, au sens du Bildungsroman, et, bien que je n'aime pas le mot, une sorte de récit initiatique. Et les femmes y sont présentes, innombrables et tutélaires, dont la rencontre transforme le héros au point de lui conférer l'immortalité. Ce sont, inaccessibles et familières, objets de la quête et termes insaisissables de la solitude, les étoiles. Et je n'ai point fini encore de les désirer. Le secret du titre réside peut-être là. Il faut savoir (se) perdre pour gagner. J'ai beaucoup appris à perdre.