Gérard Klein : préfaces et postfaces
Robert Silverberg : Jusqu'aux portes de la vie
Livre de poche nº 7178, octobre 1995
Jusqu'aux portes de la vie est un roman des limbes. En plus d'un sens. Les limbes sont la lisière, la frange, en quelque sorte la marge, d'un monde. Un écrivain aussi expérimenté et cultivé que Robert Silverberg a dû élaborer avec jubilation ce voyage aux pays des limites.
Franges de l'histoire et en particulier de l'histoire de la littérature. Gilgamesh, principal acteur du roman, roi d'Ourouk en Sumer, fut d'abord le héros d'une épopée babylonienne, réputée la première œuvre littéraire mettant en scène un humain, et en un sens le premier roman de Science-Fiction. Dans cette épopée d'il y a près de quatre mille ans, Sa nagba imuru, "Celui qui a tout vu", rédigée en akkadien et qui fut un best-seller à en juger par le nombre des traductions de l'époque grâce auxquelles elle nous est parvenue assez complète, Gilgamesh, bouleversé par la mort de son ami, son double, Enkidou, s'engage dans une longue quête à la recherche de l'immortalité. Son exploration le conduit à travers des régions étranges peuplées d'hommes-scorpions et d'un survivant du Déluge qui le lui raconte. À peine a-t-il obtenu la plante de jouvence que, cédant au sommeil, il se la fait voler par un serpent. Il lui reste à accepter son destin et la fugacité du bonheur, plein de plaisirs furtifs.
Dans un autre roman (1), Silverberg a brodé sur cette histoire qui est peut-être aussi l'ancêtre de la Fantasy, autre marge. Mais ici il retrouve Gilgamesh aux Enfers, dans des enfers très singuliers où se retrouvent tous les morts de toutes les époques et qui sont des limbes de l'univers des vivants. L'existence y est illimitée, mais le plaisir en est absent, du moins de quelque consistance. Aussi aucun désir n'y est aussi fort que celui de retrouver le pays des mortels, et Gilgamesh va s'engager dans une nouvelle aventure à la recherche de la porte qui y reconduit.
Puisque dans ce pays des morts tous finissent par se retrouver, Robert Silverberg y évoque aussi bien ses inspirateurs littéraires (Lovecraft, Howard) que ses amis ou que les héros de plusieurs de ses livres, ainsi Calandola, le roi mage et cannibale du Seigneur des ténèbres (2), et jusqu'à Pablo Picasso. Ainsi évolue-t-on dans les marges de l'histoire, de la littérature, et des propres œuvres de Silverberg, démiurge ironique.
Mais Jusqu'aux portes de la vie introduit aussi aux limites des genres et à la question sur leurs valeurs centrales. S'agit-il encore de Science-Fiction ? Oui, si l'on admet les prémisses de base, dont l'existence d'une dimension des morts, qui sont ensuite développées rationnellement jusqu'à la chute surprenante. Mais l'incrédulité s'en trouve cependant fort mise à l'épreuve. S'agit-il de fantastique ? Non sans doute, puisque la surnature n'y apparaît jamais et que les personnages y sont pour la plupart de robustes sceptiques plus enclins au pragmatisme et à l'expérimentation qu'au mysticisme. Il y a bien de la magie et du surnaturel, mais ils se plient aux lois robustes d'un réel. Ou bien de Fantasy ? Pas de traces pourtant de nains de jardin, dragons et autres enchanteurs. La politique y est une affaire de ruse et de vigueur, pas d'oppositions manichéennes entre le Bien et le Mal, le camp du Noir et celui du Blanc.
Alors, peut-être, de rien de tout cela mais d'un domaine singulier que ce roman serait seul à occuper, une limbe des genres. Au lecteur d'en décider et de réfléchir sur la vanité des définitions, mais aussi sur la fécondité de leurs affrontements.
Notes
(1) Gilgamesh, roi d'Ourouk, l'Atalante, 1993.
(2) Robert Laffont.