Gérard Klein : préfaces et postfaces
Robert Silverberg : le Livre des crânes
Livre de poche nº 7260, avril 2004
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Le Livre des crânes est l'un des chefs-d'œuvre de Robert Silverberg, écrit et publié durant la période qui fut sans doute la plus féconde de son existence et qui coïncide à peu près avec les années 1970. En quelques années, il donne les Masques du temps [1] (1969), l'Homme dans le labyrinthe (1969), les Ailes de la nuit (1969), les Profondeurs de la terre [2] (1970), la Tour de verre [3] (1970), le Temps des changements [4] (1971), les Monades urbaines [5] (1971), le Fils de l'homme [6] (1971), l'Oreille interne [7] (1972), et enfin Shadrak dans la fournaise (1976). Encore ai-je négligé ici quelques titres qui ne sont pas pour autant inférieurs. Et même si l'on tient compte du fait que certains de ces livres sont des extensions ou des montages de nouvelles antérieures, le tableau demeure impressionnant.
Malgré la variété des thèmes abordés, ces romans présentent une unité souterraine. Bien qu'ils relèvent tous de la science-fiction, à l'exception possible du Livre des crânes (1971), ils ont en commun de faire fond sur des figures mythologiques ou bibliques. Le Vornan des Masques du temps est une sorte d'Hermès trompeur. L'Homme dans le labyrinthe renvoie à Philoctète, la Tour de verre à celle de Babel, le Fils de l'homme à une sorte d'épiphanie eschatologique, Shadrak à son homonyme biblique [8], et ainsi de suite. Tout se passe comme si Robert Silverberg entreprenait alors d'enraciner la science-fiction dans un terreau culturel immémorial, tant grec que juif ou chrétien. Il n'est pas le premier à le tenter mais personne sans doute ne l'a fait avec autant d'opiniâtreté ni surtout de culture.
Il cherche aussi manifestement à établir des ponts avec la littérature américaine de l'époque ou plus généralement avec la littérature de langue anglaise. Ainsi, l'Oreille interne fait écho à Portnoy et son complexe (1969) d'un Philip Roth né en 1933 et donc à peine plus âgé que Silverberg né en 1935, tandis que les Profondeurs de la terre représente un hommage non déguisé Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Ainsi Silverberg tente à la fois de préserver la spécificité de la science-fiction et de la réinscrire dans le dialogue permanent des littératures. C'est une noble ambition et c'est un projet qui contient la recette de son échec.
D'un côté, en effet, les lecteurs de science-fiction dans leur majorité se soucient comme d'une guigne des autres espèces littéraires, et ils n'ont rien à faire de références qui leur échappent, leur paraissent prétentieuses ou les ennuient. De l'autre, les amateurs de littérature générale, bien qu'ils soient supposés curieux et cultivés, n'ont guère envie de faire quelque place que ce soit à ce qu'ils désignent dédaigneusement comme une littérature “de genre”. Autrement dit “de gare”.
Si bien que Robert Silverberg, à force de talent, de travail et même de génie, ne parvient, un peu épuisé sur la fin des années 1970, qu'à constater un double échec : aucun prix Hugo ne vient couronner l'un ou l'autre de ses chefs-d'œuvre et il ne reçoit sur toute cette période qu'un unique prix Nebula pour le Temps des changements ; de la critique littéraire généraliste il n'obtient aucune reconnaissance.
Il a commis une erreur irrémédiable : parier sur l'intelligence de ses lecteurs [9]. Certes, en ces années-là, la concurrence est rude. Il suffit de consulter la liste des Prix Hugo pour s'en assurer : aucun n'est médiocre bien que certains ne soutiennent pas la comparaison avec les romans contemporains de Silverberg. Je n'aurais pas la cruauté de les citer.
De son erreur, Robert Silverberg tirera une amère leçon : il va cesser d'écrire puis donner à son public ce que celui-ci attend, un bon gros feuilleton bien ficelé et même bien écrit, empruntant habilement ses épices à la science-fiction et à la fantasy. Ce sera le Château de Lord Valentin (1980) qui inaugure le cycle de Majipoor.
Dans la période antérieure, le Livre des crânes occupe une place singulière. Tous les autres romans empruntent au moins un trope à la science-fiction, voyages dans le temps, dans l'espace, robots et humanoïdes, extraterrestres, télépathie, pronostic à la Stapledon sur le lointain avenir de la post-humanité.
Le Livre des crânes fait exception. Quatre garçons dans le vent, partageant le même appartement, étudiant dans la même université, partent à travers l'Amérique à la recherche du secret de la vie éternelle sur la foi d'un vieux grimoire déniché par l'un d'eux dans les réserves poussiéreuses de la bibliothèque. L'un est riche donc différent, un autre juif, le troisième issu de l'Amérique profonde du Middle-West et le dernier est homosexuel. Mis à part la quête de l'immortalité physique, thème plusieurs fois abordé par Silverberg autour du personnage mythique de Gilgamesh, il n'est ici question d'aucun thème propre à la science-fiction, même par allusion. S'agit-il à travers la vie éternelle d'une incursion dans le fantastique ? Pas davantage. Les quatre héros, tous plus ou moins agnostiques, ne se lancent dans leur quête que parce qu'ils croient à un secret physique, à une technique rigoureusement matérialiste. La métaphysique et le surnaturel ne nagent pas dans leur tasse de thé.
Ce roman est un carrefour où se rejoignent diverses expressions du roman traditionnel dont jamais Silverberg ne s'est autant approché. Au contraire de Philip K. Dick qui a toujours désiré conduire une carrière “normale” d'écrivain généraliste et ne se serait rabattu sur la science-fiction que par dépit et nécessité, du moins à l'entendre, Silverberg s'il a conduit des excursions du côté du roman historique notamment [10], ne semble jamais avoir voulu rompre avec son domaine d'élection. Pourtant, avec le Livre des crânes, il en semble proche.
C'est un roman d'apprentissage, de voyage automobile à travers l'immensité américaine, un road novel un peu à la façon du Sur la route (1957) de Jack Kerouac ou du Lolita (1958) de Vladimir Nabokov, toutes proportions gardées, une histoire d'étudiants qui fait un clin d'œil à J.D. Salinger, avec une plongée dans un passé quasi médiéval (mais peut-être beaucoup plus archaïque) à la recherche d'un livre secret qui évoque avant la lettre les promenades érudites d'un Umberto Ecco dans son polar historique, le Nom de la rose. Ses portraits rapides de l'Amérique profonde annoncent les fonds de tableau sociologiques d'un Stephen King et me font penser à ces petits chefs-d'œuvre du cinéma américain que sont Five easy pieces (1970) et the King of Marvin Gardens (1972), de Bob Rafelson né lui aussi en 1935. La multiplicité des points de vue, rare voire absente de la littérature de science-fiction, évoque l'inévitable Rashômon (1950) de Kurosawa et le Quatuor d'Alexandrie (1956-1960) de Lawrence Durrell. Il n'y manque même pas la dimension initiatique (ou pseudo-initiatique) d'une époque fervente de trips à Katmandou.
Bref, si vous souhaitez consommer un condensé des images, valeurs et figures de style qui ont dominé les années 1950 et 1960, n'allez pas chercher ailleurs. Silverberg jongle avec ces ingrédients et même s'il est loin de surpasser, et n'y prétend pas, les monuments cités, il n'en propose pas moins un cocktail fascinant qui n'a pas vieilli. Il y fait preuve d'une culture sans faille, d'une virtuosité impressionnante, en même temps que de la sincérité indispensable à la crédibilité de tout écrivain, corrigée par une ironie discrète mais mordante.
La difficulté de classer ou de définir un tel roman me renvoie à une question qui m'habite souvent et dont on saisira plus loin la pertinence ici.
D'où vient le plaisir de la lecture ? Étrangement, mes recherches réitérées et ma consultation de sujets supposés savoir n'ont jamais donné aucun résultat quant à un seul texte qui entreprendrait de répondre à cette question, mis à part quelques formules à l'emporte pièce comme celle de Valéry Larbaud sur ce vice impuni, quelques contorsions de Roland Barthes ou de Philippe Sollers et quelque pots-pourris érudits de Jorge Luis Borges, qui ne font pas avancer la question.
Les psychanalystes ont multiplié de doctes analyses sur des œuvres d'écrivains mais jamais, au moins à ma connaissance, sur les affects des lecteurs sans doute jugés moins dignes de leur attention quoiqu'il soit répété ça et là que toute lecture est une création. Freud sait pourtant combien ils écrivent et publient sans apparemment s'inquiéter de la jouissance de leurs lecteurs, que peut-être ils ne recherchent pas.
Non moins étrangement, les experts interrogés m'ont chaque fois assuré qu'il y avait un tel qui… dans tel article, dont les noms leur faisaient soudain défaut, traitait du sujet et qu'ils m'enverraient incessamment la référence que j'attends encore. La question de la source du plaisir de la lecture demeure énigmatique, et plus mystérieux encore le fait qu'elle n'ait apparemment jamais été traitée [11]. Or sans plaisir de la lecture, il n'y a pas de lecteurs et partant pas d'auteurs. Ce que semble négliger l'enseignement qui parvient, m'a-t-on dit, à enrober les textes qu'il cherche à servir d'un préservatif suffisamment épais pour priver de toute sensation, et même dégoûter durablement de la lecture. Une seule chose est certaine, la plus générale : c'est que si le moi ressent le plaisir, la source première de ce plaisir lui demeure étrangère, et son explication profonde lui demeure inconnue même s'il peut chercher à en répéter les circonstances.
J'ai tant bien que mal, pour ma part, ouvert indirectement quelques pistes dans un essai [12]où je suggère que les œuvres littéraires ont notamment pour fonction de constituer, de renforcer et de faire communiquer entre elles des subjectivités collectives, et où je fais également appel, pour expliquer le succès de certaines des moins estimables, à l'idée d'un narcissisme collectif. Mais une approche sociologique ne renseigne en rien sur l'origine et la nature du plaisir de la lecture, pas plus que l'hypothèse que le plaisir sexuel voire le sentiment de l'amour jouent un rôle dans la reproduction de l'espèce ne permet véritablement de les comprendre dans leur diversité.
Invoquer dans le cas des contes oraux ou écrits et plus généralement des fictions, des processus d'identification est sans doute fondé, mais n'éclaire pas vraiment sur les différents plaisirs associés par différents lecteurs à des genres ou des espèces littéraires différents. Car c'est là que se pose le problème le plus subtil : admettre qu'il n'y a pas un mais des plaisirs de la lecture, que celui suscité par de la science-fiction n'est sans doute pas le même que celui octroyé par le fantastique ou par le roman policier, que la littérature érotique diffère dans ses effets de l'homélie et qu'un sonnet ne suscite pas le même transport qu'un essai philosophique.
Réduit à mes propres et faibles lumières et m'étant interrogé sur le plaisir que me procurait la lecture, en particulier de textes de science-fiction, je me suis répondu que, dans ce cas, ma motivation dominante était la curiosité et plus précisément une curiosité de nature philosophique, voire métaphysique, et à partir de là, j'ai tenté de ménager les timides ouvertures qu'on va voir.
Quelle est la nature fine de l'univers ? Qui viendra après l'homme ? Qu'est-ce que l'intelligence, éventuellement artificielle ? Toutes questions et une multitude d'autres auxquelles la philosophie contemporaine a cessé de s'intéresser comme le relève Guy Lardreau dans son livre Fictions philosophiques et science-fiction [13] en insistant sur le fait que la science-fiction a pris le relais, certes naïvement. Bien entendu, je sais, comme on s'en doute, que les spéculations même les mieux construites ne sont que des fictions et qu'elles ne me renseigneront en rien sur la nature réelle de l'univers.
Le plaisir tient à l'illusion, assumée comme telle, de recevoir une réponse enfin, même si elle ne tient pas la route. J'ajouterai que des spéculations hasardeuses rencontrées dans des textes de science-fiction m'ont souvent conduit à approfondir ces questions dans des ouvrages plus techniques sans du reste en tirer, en général, beaucoup plus de certitudes sinon de plaisir.
Mais le temps de ma lecture, de cette suspension volontaire de l'incrédulité, s'installe l'espoir de voir satisfait un désir de savoir, la fameuse libido sciendi, dont on sait combien il s'établit tôt chez l'enfant et dont je suis moins sûr que les freudiens qu'il soit exclusivement à l'origine de nature sexuelle : une très petite fille de mon entourage m'a dit un jour : « depuis que je suis bébé, je me demande pourquoi la Terre est ronde » et une autre fois : « pourquoi la Lune ne tombe-t-elle pas sur la Terre ? », questions éminemment pertinentes, évidemment liées à des propos entendus autant qu'à des observations personnelles, et auxquelles il n'est pas facile de répondre sauf précisément sous la forme d'histoires.
De ce précoce désir de savoir, reconduit toute la vie, nous pouvons retenir l'idée que ce sont des motions très archaïques qui président étrangement au plaisir de la lecture, cette acquisition récente de l'espèce. Celle qui vient d'abord à l'esprit est le désir de transgression. La transgression plaît au moi parce qu'elle semble assurer sa toute-puissance. Pour demeurer dans le domaine de la science-fiction, on rencontre ce désir à l'état le plus primitif dans la transgression d'interdits postulés par la science dans son état présent : dépasser la vitesse de la lumière par exemple, ou aller voir ce qu'il y a au-delà des limites de l'univers. Bien que ces interdits soient purement langagiers dès qu'ils échappent à leur formalisation rigoureuse initiale, ou plutôt pour cette raison même, il est facile de les transgresser en usant de mots à condition d'ignorer ce qu'ils signifient pour ceux qui les ont posés.
De façon plus générale, il semble alors vraisemblable qu'il existe des littératures de la transgression, et spécifiquement de la transgression de la morale courante, telles que le roman policier ou les textes érotiques ou pornographiques. En lire, c'est se donner sans conséquences, sans culpabilité, et peut-être même inconsciemment le plaisir de la transgression d'un interdit et souvent, in fine, la satisfaction de la confirmation de cet interdit et du triomphe de la morale, le dévoilement du crime, le châtiment du criminel, etc. La transgression est déjà un comportement très élaboré que je serais tenté de qualifier de post-œdipien.
Mais on peut faire intervenir des motions à mon point de vue plus archaïques comme celles liées au déni. Le déni n'est pas la dénégation. Cette dernière intervient lorsqu'un « sujet, tout en formulant un de ses désirs, pensées, sentiments, jusqu'ici refoulé, continue à s'en défendre en niant qu'il lui appartienne » [14]. Si j'insiste sur cette distinction, c'est qu'elle n'est pas si claire en français et que la dénégation est splendidement manifeste dans la célèbre phrase : « Je ne lis jamais de science-fiction parce que j'en ai horreur », qui devrait s'entendre « J'ai horreur de la science-fiction parce que je n'en lis jamais » et qui renvoie à un terme refoulé, la peur de l'avenir (parce que porteur de vieillesse et de mort), celle de la science (parce que destructrice de croyances bien ancrées) ou celle de tout ce que vous voudrez. (Vous pouvez remplacer le terme de science-fiction par tout autre de votre choix.)
Le déni, c'est autre chose. Il y a déni lors d'un refus conscient, voire délibéré, d'une réalité inacceptable ou simplement déplaisante. Le déni fait coexister deux positions inconciliables, une perception et son refus. Dans l'expression courante du déni de justice, le juge ne méconnaît pas qu'il y aurait lieu de juger mais il s'y refuse. Dans une perspective psychologique, le déni est un processus très archaïque qui « ne semble ni très rare, ni très dangereux dans la vie psychique de l'enfant mais qui, chez l'adulte, serait le point de départ d'une psychose [15] ». Le déni n'a donc pas très bonne presse auprès des psychanalystes puisqu'il signerait chez l'adulte la psychose : selon Freud, « alors que le névrosé commence par refouler les exigences du ça, le psychotique commence par dénier la réalité [16] ».
Or, je proposerai ici que la science-fiction et le fantastique classique, entre autres, sont des littératures du déni plus que de la transgression et donc, en un sens, des littératures à fondement psychotique. Leurs lecteurs respectifs prennent manifestement plaisir à dénier la réalité commune en admettant provisoirement mais assez durablement pour qu'elles soient efficaces dans l'imaginaire [17] des possibilités tout à fait inadmissibles pour le reste des mortels comme l'existence de fantômes ou d'extraterrestres. On observera que la littérature générale, bien qu'elle soit aussi constituée de fictions et de personnages imaginaires, ne demande pas de telles acceptations. Après tout, Emma Bovary aurait pu exister sans que personne s'en étonne. La littérature générale est probablement névrotique mais elle n'est pas ordinairement psychotique.
Il y a sans doute un très grand plaisir à dénier au moins provisoirement des réalités aussi déplaisantes que la mort, ce qui nous rapproche du roman de Robert Silverberg. De manière générale, du reste, il y a un grand plaisir à dénier les réalités plutôt mornes qui nous environnent et je vois là un facteur, certes trop général, du plaisir de la lecture.
On notera qu'il y a une progression, de l'identification à la transgression puis au déni, vers des couches de plus en plus archaïques du psychisme. J'inclinerai à penser que le plaisir est d'autant plus intense qu'il est attaché à des couches plus profondes mais que les atteindre demande aussi de plus grands efforts. Ce qui expliquerait la véritable addiction de certains lecteurs à certains genres. Mais je ne me fais aucun souci pour nos psychotiques provisoires du moment qu'ils sachent retourner dans la réalité commune. L'expérience m'a enseigné que le déni temporaire était un processus des plus courants et qu'il ne conduisait pas forcément à l'asile [18].
Mais le plus intéressant est peut-être que sur le sujet de la dissolution du sujet, les dénis du fantastique et de la science-fiction diffèrent radicalement, ce qui nous fournit de surcroît un critère de distinction. Le fantastique, à travers les figures du fantôme, du vampire, de la momie ressuscitée et autres morts-vivants, nous propose un déni de la mort proprement dite, en tant que fin de la vie. La science-fiction nous propose à l'occasion un déni de la fin, à travers diverses techniques supposées prolonger sans terme la vie consciente. Pour le fantastique comme pour certaines religions, la mort est un passage vers un au-delà dont on peut revenir en ce monde tandis que pour la science-fiction, elle est une extrémité à ne jamais atteindre afin de ne pas quitter ce monde.
Il serait fastidieux de multiplier ici les exemples de dénis du sens commun dont s'alimente la science-fiction, le plus étonnant étant sans doute le déni de la causalité dans les histoires de voyages dans le temps et de paradoxes temporels, déni qui affirme en même temps respecter la logique sans laquelle on tomberait dans le délire proprement insensé, ou le fantastique. Comme ce qui explique le plaisir permet aussi de comprendre le déplaisir, il est possible que parmi les résistances pour ainsi dire fanatiques que rencontre cette littérature chez certaines personnes, il y ait précisément une crainte inconsciente de tomber dans de tels dénis et de devoir affronter des failles psychotiques inconscientes [19].
On relèvera en passant la situation paradoxale de cette littérature qui fonctionne en se permettant des transgressions et des dénis localisés de la science présente alors même que c'est d'elle qu'elle s'autorise. Mais ce paradoxe est déjà présent dans la science même qui ne progresse qu'en déniant l'autorité passée, ainsi Einstein abandonnant espace et temps absolus, et Planck renonçant à la causalité non-statistique. Ces dénis vont bien au-delà de la simple transgression. Ce que je veux donc souligner ici, c'est que la faculté de déni est, à mon sens, une condition primordiale de la pensée, à condition de pouvoir y aller et en revenir.
Cerise sur le gâteau ou flèche du Parthe, je qualifierai enfin la fantasy de simple et massif déni de la modernité.
Bien entendu, cet appel au déni n'épuise en rien la question du plaisir de la lecture qui mérite des examens bien plus approfondis.
Le secret de la vie éternelle est conservé et transmis dans le Livre des crânes par un ordre religieux, au demeurant peu orthodoxe. Robert Silverberg souligne peut-être là que les religions sont les édifices culturels les plus durables de l'humanité mais aussi que la plupart d'entre elles affrontent l'angoisse commune de la mort en lui opposant un déni radical.
Bien des gens ont fait remarquer avec ironie que la plupart des croyances religieuses, si elles étaient soutenues sur la place publique par un individu en dehors de leur contexte, lui vaudrait au moins dans le monde moderne d'être tenu pour psychotique et bientôt interné, et Robert Silverberg n'est pas le dernier, notamment dans le Livre des crânes. Il vaut ici de relever que deux des religions parmi les plus anciennes et les plus répandues, le christianisme et le bouddhisme, opposent à la mort deux dénis différents, voire antinomiques. Le christianisme fonde le déni de la mort sur l'espoir de la résurrection des corps. Le bouddhisme entend prévenir l'angoisse de la mort à travers le déni du désir : si en effet tout désir dérive d'une illusion, il n'y a plus lieu de craindre la perte de la vie.
Si l'on supprime le désir, il n'y a aucune raison de souhaiter une résurrection. Et si l'on évacue la crainte de la mort, il n'y a pas davantage de raison de renoncer au désir.
Mais la pratique du déni n'est pas chose aisée sur une question aussi sensible. La meilleure indication en serait que la répression du désir et la mort sont des obsessions dans les cultures chrétiennes, et que le désir de la dissipation des désirs peut devenir un thème non moins obsédant dans les civilisations bouddhiques.
Quelle que soit la solution retenue, le prix à payer pour obtenir la vie éternelle est élevé. La découverte du Livre des crânes vous le confirmera.
Notes
[1] Le Livre de Poche nº 7001.
[2] Le Livre de Poche nº 7063.
[3] Le Livre de Poche nº 7249.
[4] Le Livre de Poche nº 7052.
[5] Le Livre de Poche nº 7225.
[6] Le Livre de Poche nº 7251.
[7] Le Livre de Poche nº 7098.
[8] Daniel, 2, 49 et sq.
[9] Robert Silverberg vient toutefois de recevoir en 2004 la consécration ultime qui lui manquait encore, le titre de Grand Maître de la Science-Fiction (Grand Master Award) décerné par la SFWA (Association des auteurs américains de SF).
[10] Le Seigneur des ténèbres, Robert Laffont, Denoël. Un autre chef-d'œuvre, trop méconnu.
[11] Bien entendu, je demeure avide de toute suggestion ou référence.
[12] "Trames et moiré"s, in Science-fiction et psychanalyse, Dunod 1986.
[13] Actes Sud, 1988.
[14] Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche et Pontalis, PUF, 1973
[15] Opus cité, à l'article "déni". Dans leur Dictionnaire de la psychanalyse, Roudinesco et Plon retiennent sensiblement les mêmes définitions. À noter qu'ils citent Guy Rosolato qui proposait dès 1967 de remplacer dans cette acception, déni par désaveu qui rend bien la double opération de la reconnaissance et de son refus. L'usage ne l'a pas suivi. Incidemment, je recommande à tout amateur de fantastique la lecture de l'article "Télépathie" de ce dernier ouvrage.
[16] Opus cité.
[17] Mais qu'est-ce que l'imaginaire ? Vaste question. Je suggérerai seulement qu'il est dans le même rapport que le souvenir à la perception de la réalité et que la pathologie n'est avérée que lorsque l'imaginaire (ou le souvenir) atteint le même niveau d'intensité que la perception et la parasite dans une hallucination.
[18] Le rapport entre la littérature et le jeu est ici manifeste.
[19] Sur ce sujet, voir Harold Searles, l'Environnement non-humain, Gallimard, 1986, et notamment, les pages 222 et sq. où l'auteur fait explicitement allusion à des textes de science-fiction.