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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Brian W. Aldiss : le Monde vert

Livre de poche nº 7179, novembre 1995

Assez rares sont les œuvres de Science-Fiction qui ont pour cadre le très lointain avenir, celui qui introduit à des bouleversements géologiques, voire cosmologiques. [Couverture du volume]C'est que donner une vision vraisemblable de ce que sera l'humanité, notre Terre, voire l'univers entier, dans quelques milliards d'années, n'est pas une mince affaire. Supposer que les choses auront assez peu changé revient à s'exposer au reproche de myopie. Parvenir à les imaginer radicalement différentes risque de les rendre inintelligibles au lecteur, ou pis encore de les lui rendre si étrangères qu'il ne s'y intéressera guère

Je propose de distinguer quatre tranches dans les avenirs de la Science-Fiction.

Le proche avenir, prolongement prospectif du présent, a abrité un grand nombre d'œuvres dont l'une des plus fameuses est Tous à Zanzibar de l'écrivain britannique John Brunner, tout récemment disparu. Son choix conduit généralement les auteurs à privilégier dans leur réflexion un axe socio-politique. Il couvre aujourd'hui le premier tiers du XXIe siècle tout proche.

Le moyen avenir se situe d'ici deux à trois siècles au moins et un millénaire au plus. Il implique un certain nombre de ruptures franches d'avec les sociétés que nous connaissons, mais de grandes lignes de force historiques, par exemple l'expansion vers des territoires plus ou moins vierges, l'espace interplanétaire ou interstellaire, y demeurent aisément reconnaissables. C'est l'un des plus fréquentés.

L'avenir profond, bien au delà d'un millénaire, permet de décrire des sociétés en principe différentes mais où les grandes motivations de l'humanité sont encore reconnaissables, tout en accueillant à l'occasion le piment de technologies impossibles à distinguer, selon le mot fameux d'Arthur C. Clarke, de la magie. C'est l'horizon de grandes fresques comme la série de Dune de Frank Herbert, ou celle des Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith.

Enfin, le très lointain avenir, de l'ordre du milliard d'années et au delà, prend pour acteurs, la vie dans son ensemble et l'univers, dans leurs évolutions. Il est presque absurde d'y supposer quelque chose qui ressemble à nos sociétés ou même à nos civilisations.

Il est intéressant de relever que les auteurs britanniques se sont taillé la part du lion dans la description du très lointain avenir où leurs collègues américains se sont moins souvent aventurés : on doit tout de même citer parmi ces derniers John Campbell, Jack Vance et Gregory Benford.

H.G. Wells ouvre cette voie dès la Machine à explorer le temps en décrivant un avenir si lointain que le soleil rougeoie, que la vie a presque disparu et que, sous la forme de crabes géants, elle est en train de retourner à la mer jusqu'à s'y dissoudre. Le biologiste J.B. S. Haldane dans un texte fameux, the Last judgment, puis Olaf Stapledon dans son Créateur d'étoiles sont d'incomparables explorateurs du très lointain avenir. Clarke s'y promène à son tour dans la Cité et les astres. Tous ces textes, sauf le premier, ont quelque chose en commun, une résonance théologique ou métaphysique, comme si leurs auteurs avaient voulu poser la permanence de valeurs transcendantales (religieuses pour Stapledon, humanistes et d'inspiration marxiste pour Haldane) face à la fragilité de structures sociales comme les civilisations et, entre toutes, de l'Empire Britannique avec lequel ils avaient tous plus ou moins à découdre. Tout se passe, en tout cas à mes yeux, comme si ces auteurs avaient eu besoin du très lointain avenir pour mettre à mal sa tradition de pérennité ; comme on sait, il a suffi à l'histoire réelle de quelques décennies pour la dissoudre sans retour possible. Cette figure de la contestation avait du reste déjà été retenue, mais dans le sens du passé lointain, par Shelley dans son poème fameux, Ozymandias. Le lointain avenir est aussi pour la plupart des auteurs britanniques qui l'ont invoqué, une façon de conjurer leur pessimisme.

L'approche de Brian Aldiss dans le Monde vert, initialement publié en 1962, est assez différente. Bien que la vie soit extrêmement difficile pour les humains dans ce très lointain avenir et que leur horizon soit à longue échéance barré par l'inéluctable explosion du soleil, le roman n'est pas pessimiste à la façon de Wells. Il n'est pas non plus métaphysique dans la veine des successeurs de ce dernier. L'unique valeur fondamentale que Brian Aldiss oppose à l'entropie, à la décadence généralisée de ces Derniers Temps, c'est la raison. A la suite d'une rencontre fortuite avec une autre espèce intelligente, la morille, quelques humains réapprennent la curiosité et l'ambition, et finalement le goût de la liberté. Cela durera ce que cela durera. L'important n'est pas de s'inscrire dans l'éternité, c'est de vivre maintenant.

La morale d'Aldiss, qui déborde largement ses personnages humains et imprègne tout son univers empli d'un fougueux débordement biologique, c'est que la vie est coriace et qu'elle pourrait bien résister même à l'explosion des étoiles épuisées.

Bien plus que cette morale, sympathique mais un peu convenue, c'est la qualité en quelque sorte picturale de cet authentique classique de la Science-Fiction (Prix Hugo 1962) qui la rend unique. Personne n'a jamais décrit un monde-jungle luxuriant et sa faune redoutable avec la jubilation tranquille de Brian Aldiss. On aimerait que le Douanier Rousseau ait pu s'en inspirer. Il y a peu, dans toute la Science-Fiction, que dis-je, dans toute la littérature, d'images aussi grandioses que celle d'une Terre et d'une Lune désormais figées l'une par rapport à l'autre et reliées par les fils innombrables des toiles des travertoises, araignées cosmiques.

Cette image fut reprochée à Brian Aldiss sous prétexte d'invraisemblance par un James Blish d'ordinaire mieux inspiré et qui avait dû succomber ce jour là à une attaque de naïveté aiguë. Elle est pourtant de celles qui feront le renom de la Science-Fiction jusque dans le très lointain avenir.

Il y a peu de doute quant à la source d'inspiration d'Aldiss lorsqu'il imagina cette jungle dévoreuse. Il avait été envoyé durant la Seconde Guerre Mondiale par l'armée britannique en Birmanie puis dans l'île de Sumatra. Il ne pensait pas en revenir. Il lui est arrivé d'y retourner. En touriste. Avant d'aller sur Helliconia. Mais c'est là une toute autre histoire.