Gérard Klein : préfaces et postfaces
Brian Aldiss : l'Autre île du Dr Moreau
Livre de poche nº 7188, octobre 1996
L'an dernier, c'est à dire en 1995, les Français ont manqué une belle occasion de satisfaire leur insatiable appétit d'anniversaires et de commémorations. Cent ans plus tôt, exactement, avait paru sous forme de livre (une version un peu différente ayant été publiée en feuilleton l'année précédente) la Machine à explorer le temps (the Time machine) d'Herbert George Wells, né lui-même en 1866. Le succès immédiat du roman n'annonçait pas seulement le début de la carrière de l'écrivain mais il marquait aussi, à mon sentiment et selon l'avis également d'experts plus qualifiés, le point de départ de la Science-Fiction moderne.
Et il eût donc convenu, l'an dernier, de fêter comme il se devait le premier centenaire de la Science-Fiction.
Ce point de départ est au demeurant contesté. Certains historiens du domaine font remarquer à juste titre que sont parus bien avant 1895 des romans d'aventures scientifiques. Pierre Versins fait remonter le genre à l'épopée de Gilgamesh et au moins à l'Histoire véridique de Lucien de Samosate. Brian Aldiss choisit comme origine le Frankenstein de Mary Shelley (1817). Ils ont de bonnes raisons mais qui ne me convainquent pas. Ce que Wells introduit avec la Machine à explorer le temps en 1895, c'est un mélange scabreux et jubilatoire d'interrogation théorique, de science pratique ou appliquée (même si elle est ici purement incantatoire), d'aventures, d'exotisme métaphysique qui va bien au-delà des océans et des pôles, et de réflexion sur l'avenir de la société, sur l'histoire. Ce mélange très singulier va s'épanouir durant un siècle de Science-Fiction moderne. Rien n'indique qu'il soit en train de s'épuiser, bien au contraire comme en sont persuadés les lecteurs de cette collection. Il est jusqu'à ce mot même de "machine" qui intervient peut-être pour la première fois dans un titre de roman, au moins dans cette acception.
Ce n'est pas que Wells ait donné le ton et que chacun se soit ensuite préoccupé de l'imiter ou de s'en inspirer. C'est qu'il est tombé juste, le premier, au bon moment, qu'il a cristallisé, sans référence au fantastique ni à aucune forme littéraire insolite antérieure, probablement sans l'avoir consciemment cherché, des ingrédients des temps modernes, l'émerveillement dû aux possibilités ouvertes par la science et la technique mais aussi l'inquiétude sur leurs conséquences, la temporalité de l'évolution, la transformation de la société par la science et la technique pour le progrès mais aussi pour le pire. Aux déjà classiques jérémiades sur la destruction des valeurs par le monde industriel, il a substitué des problématiques. Ces problématiques constituent la Science-Fiction moderne. Et c'est pourquoi d'assez nombreux auteurs ont été tentés de dialoguer avec H.G. Wells et de pousser la chose jusqu'à donner une suite à quelques-uns de ses livres.
Cette forme de postérité littéraire n'est pas absolument exceptionnelle depuis au moins la Suite d'Homère de Quintus de Smyrne sans négliger l'Enéide, mais elle demeure assez rare pour mériter examen. Une motivation assez courante et quelque peu méprisable consiste à prolonger un immense succès dans l'espoir d'en tirer un avantage mercantile comme il fut fait pour Autant en emporte le vent. Ce ne fut certainement pas le cas des épigones temporaires, conscients et délibérés, de Wells. Ils interviennent trop longtemps après les œuvres qui les stimulaient et alors, même si elles sont encore assidûment lues, qu'elles ne sont plus depuis belle lurette des best-sellers. Non, ils veulent prendre une seconde fois la citadelle, rendre à celui qui fut souvent leur initiateur intellectuel, leur père littéraire, le plus actuel des hommages, démontrer non seulement que ses idées fonctionnent toujours mais qu'enrichies par un siècle de spéculations scientifiques, elles appartiennent toujours à notre présent et à notre avenir. Différemment toutefois.
Puisqu'il est trop tard pour célébrer le centenaire de 1895, on peut bien s'attarder un instant sur celui, à peine moins éblouissant, de 1896 pendant qu'il en est encore temps. Cette année là, Wells publie l'Île du Docteur Moreau. Le livre est remarquable et il marquera presque autant les esprits que la Machine à explorer le temps. On a souvent fait remarquer que l'Invention de Morel de Bioy Casares lui doit un peu plus que le nom de son héros.
Plus que la Machine …, l'Île du Docteur Moreau se réclame d'une antériorité littéraire, celle de Swift et de ce voyage de Gulliver vers l'île des Yahoos, dans lequel les rapports entre homme et animaux se trouvent inversés, mais aussi du Frankenstein de Mary Shelley dont il retient un usage thaumaturgique de la chirurgie. Dans cette perspective, l'Île … prend une dimension paradigmatique aussi considérable que la Machine… Ce dernier roman était un coup de tonnerre que rien n'annonçait, en quelque sorte sans antécédents, un pur commencement. Mais l'Île…réintroduit l'œuvre à peine commencée de Wells dans une tradition assumée. Wells a transformé le roman d'aventures scientifiques pour en faire la Science-Fiction moderne, puis il a marqué ce qu'il devait à qui il devait et souligné par là que cette nouvelle littérature était issue d'une mutation survenue sur un courant ancien et toujours fécond.
Y a-t-il une meilleure façon de célébrer le centenaire de 1896 que de rééditer l'Autre île du Dr Moreau de Brian Aldiss, publié initialement en 1980 et dont l'action est précisément supposée se dérouler — est-ce bien un hasard ? — en 1996. Puisque le roman débute en temps de guerre, les premiers mois de la guerre mondiale de 1996, il vient désormais ajouter à ses qualités le charme d'une uchronie. Mais il a d'autres intérêts.
Lorsque Wells découvre son Docteur Moreau charcutant des animaux pour les faire accéder à l'humanité, la biologie de son temps, qu'il connaissait assez bien, ne permettait même pas d'imaginer les voies rationnelles de telles transformations. Ce que Wells met sur la scène du théâtre scientifique, c'est un désir, un désir de puissance à travers lequel, soit dit en passant, il se pose comme l'anti-Kipling. L'idée de Wells, c'est que la science permettra de transformer la matière, y compris la matière vivante, et qu'il est temps de consacrer à ce pouvoir hypothétique une réflexion morale, nous disons aujourd'hui éthique, avant que les capacités concrètes d'agir ainsi n'apparaissent comme elles ne manqueront pas de le faire. Le monde de Wells ignore tout ou presque de la génétique moderne. Le concept de gène n'existe pas encore, ni celui de groupe tissulaire. Le chirurgien si expert de Wells est donc au fond un occultiste de la science.
Mais il n'en va plus du tout de même, un peu moins de cent ans plus tard, lorsque Brian Aldiss écrit l'Autre île du Dr Moreau. Non seulement les mécanismes les plus intimes de la cellule sont, sinon entièrement compris, du moins entrevus, mais encore les modifications d'espèces animales et végétales et les transferts de gènes d'une espèce à l'autre ont déjà été pratiqués. Ce qui relevait d'un occultisme est entré dans le champ de la technique. La spéculation morale est devenue un souci du législateur qui tâche de s'en défausser sur des comités d'éthique eux-mêmes toujours en retard sur les possibilités et parfois les réalisations des laboratoires, faute peut-être d'avoir lu assez de Science-Fiction.
Il y a pire. Les motivations ou encore les rationalisations du Moreau de Wells étaient pour le moins floues et il y avait comme de la folie là-dedans. Celles du Dr Moreau d'Aldiss sont parfaitement actuelles, rationnelles et tout à fait dignes de la perversité d'un grand État moderne. Vous allez en juger.
En d'autres termes, la différence essentielle entre le roman de Wells et celui d'Aldiss, qui visitent à peu près le même décor (très renouvelé, rassurez-vous), c'est que le premier est encore une fable tandis que le second commence à ressembler à une séquence de journal télévisé. Ce passage de la fable à la quasi-information témoigne de la transformation de la Science-Fiction moderne en un siècle d'existence. Ce ne sont pas tant les auteurs de Science-Fiction qui ont été des visionnaires. Ce sont les hommes de science (et les appareils d'état qui les financent) qui ont su rendre opératoires les désirs qu'avaient pointés et que désignent encore les auteurs de Science-Fiction.
J'ai dit plus haut que plusieurs auteurs avaient rendu à Wells l'hommage de donner une suite, ou un écho, à l'une de ses œuvres. Le dernier en date, Stephen Baxter, a donné en 1995, donc pour le centième anniversaire de l'œuvre, une véritable suite à la Machine à explorer le temps. On se souvient qu'à la fin de ce roman, le Voyageur annonce son intention de repartir le lendemain dans l'avenir, mieux équipé que la première fois. C'est son second Voyage que conte Baxter dans the Time ships (les Vaisseaux du temps) qu'on lira bientôt, je l'espère, en français (*).
Notes
(*) Depuis la parution de ce texte, les Vaisseaux du temps est sorti chez Robert Laffont (octobre 1998).