Gérard Klein : préfaces et postfaces
Lucius Shepard : la Vie en temps de guerre
Livre de poche nº 7181, février 1996
La guerre a toujours été un sujet de prédilection de la Science-Fiction. Tantôt pour la prévoir, la décrire dans ses raffinements futurs, non sans parfois une certaine complaisance, plus rarement pour l'exalter, tantôt pour la condamner et tenter de prévenir une apocalypse à venir à force d'avertissements.
La Bataille de Dorking, de sir George Chesney (1871), récit d'une invasion allemande en Grande-Bretagne, passe pour être l'ancêtre du genre (1) . Les militaires ont littéralement adoré se faire peur avec le prochain conflit, peut-être parce que durant les paix qui surviennent quelquefois et qui ont l'inconvénient de durer, il leur faut bien rêver. Mais ce goût de la guerre et des combats s'étend à des auteurs remarqués qu'on aurait imaginés plus pacifiques : parmi les plus brillants et les plus récents, je citerai Iain M. Banks dont la trilogie de la Culture porte en fait sur trois formes de conflits dans le lointain avenir, bien que cette admirable société anarchisante qui s'étend sur une bonne partie de la galaxie soit pacifiste dans l'essence. Mais il ne faut pas lui chercher noise, sinon elle riposte.
Peut-être cette place particulière donnée à la guerre dans la Science-Fiction est-elle due à deux autres traits que le souci éminemment prospectif de se préparer dans les termes adéquats à la prochaine dernière. Le premier serait que la Science-Fiction demeure largement un genre masculin, au moins dans son lectorat, et que l'agressivité des jeunes mâles trouverait là un exutoire somme toute assez rassurant. Le second serait que la guerre a toujours été une question de technique, et qu'il n'est aucun autre domaine de l'activité humaine où l'on soit capable de dépenser autant d'argent pour atteindre un état de perfection technique — l'état de l'art — dont on sait qu'il sera inéluctablement dépassé, et en espérant qu'il ne serve à rien. Seuls les militaires sont de véritables artistes de l'exploit technique pour la beauté de la chose : ils obtiennent de se faire offrir des objets immensément chers, sans restrictions sérieuses de coût ni de temps, amoureusement fabriqués à la main ou du moins artisanalement en petit nombre, destinés souvent à ne servir qu'une fois, et toujours à démoder les jouets du concurrent qui, bien entendu, s'efforce de vous le rendre. Il n'y a guère que l'industrie spatiale qui fasse mieux dans le genre. Or, de l'exploit technique à la Science-Fiction, du moins à toute une partie du genre, il n'y a qu'un pas.
Quoiqu'il en soit, guerre des blocs, guerre des mondes ou guerre des étoiles “intergalactique” (sic), tout cela se ramène à une sorte de guerre civile puisqu'il s'agit de soi-disant intelligences qui se bombardent faute de se comprendre. Bref, à des clichés.
Certains auteurs cependant parviennent à surprendre en donnant de la guerre une vision deux fois surprenante, au niveau de ses technologies et de ses origines. Ainsi Lucius Shepard.
Déjà le sujet et le traitement des Yeux électriques mettaient en lumière ce que Lucius Shepard a entrepris dans le cadre de la Science-Fiction américaine : faire pénétrer des thèmes et des traditions qui lui sont radicalement étrangers. La Science-Fiction américaine est très largement fondée sur l'héroïsation des sciences et des techniques qui ont fait le succès de ce que les politicologues appellent volontiers le Nord industrialisé par opposition au Sud pudiquement baptisé en voie de développement. Notons en passant que la Science-Fiction britannique est singulièrement plus réservée, voire carrément pessimiste, à lire Huxley, Orwell, Ballard, Brunner, Aldiss, Keith Roberts et tant d'autres, à l'exception notable d'Arthur C. Clarke et plus récemment, encore que d'une façon très biaisée, de Iain M. Banks. La française, si elle présente une homogénéité, ce dont on peut douter, balance la plupart du temps entre la méfiance à l'endroit de la technologie et son oubli pur et simple.
La proposition de Lucius Shepard est tout autre, décalée. Il introduit dans la Science-Fiction des thèmes empruntés aux folklores du Sud, plus précisément de l'Amérique Centrale et Latine. Shepard aborde ces thèmes comme s'ils appartenaient à une tradition du savoir sur le monde, scientifique en quelque sorte, mais sans relation avec la culture européenne et nord-américaine. Il indique par là, habilement et explicitement, que l'avenir qui est toujours plus ou moins le sujet de la Science-Fiction n'appartient pas sans réserve et obligatoirement aux valeurs du Nord industrialisé qui s'imposerait comme un modèle inévitable, comme le seul futur vraisemblable, mais qu'il y a place pour les valeurs et les représentations du monde issues d'autres cultures. En bref, que d'autres avenirs sont possibles, fondés sur d'autres systèmes épistémologiques.
Ainsi, dans Yeux électriques, il était parti de l'idée qu'il y a une réalité profonde, opératoire, du vaudou, non pas d'essence surnaturelle ou magique, mais fondée sur une approche du réel différant radicalement de la nôtre, et peut-être plus subtile.
C'est la même approche qu'il développe dans la Vie en temps de guerre, où les sources des conflits innombrables qui agitent la Terre en cette fin du XXe siècle et au début du siècle prochain ne se trouvent pas dans l'affrontement Est-Ouest, mais dans une vendetta familiale et multiséculaire qui oppose deux vieilles familles panaméennes. En d'autres termes, nous ne sommes pas manipulés par les gouvernements, les services secrets et les diplomates de l'Est et de l'Ouest, mais ces forces inquiétantes sont elles-mêmes dirigées, à leur insu et au moyen de pouvoirs extrasensoriels, par des forces encore plus ténébreuses et engagées dans des conflits tout aussi absurdes. Shepard retourne la classique problématique du Nord et du Sud en indiquant que c'est peut-être bien le Sud qui tire les vraies ficelles, et il lui rend en somme, par des voix tortueuses, sa dignité puisqu'il lui accorde un destin géopolitique. Le Sud n'est plus seulement ici la victime du Nord, son terrain de chasse gardée. Il en devient le maître fou.
La question de savoir si la thèse explicite dans toute l'œuvre de Shepard est crédible pour un lecteur du Nord, c'est-à-dire pour ses lecteurs qui ne sont probablement pas en majorité haïtiens ou guatémaltèques, reste posée. Mais elle n'a au fond pas beaucoup d'importance puisque d'une part il se situe sur un terrain esthétique, où il convainc à merveille par la force de son style inimitable, et non pas strictement géopolitique, et que d'autre part il œuvre dans la fiction. Les pouvoirs de ses Panaméens ne sont ni plus ni moins vraisemblables que ceux des Grands Galactiques d'Arthur C. Clarke.
Au demeurant, l'histoire violente de cette fin du vingtième siècle, après que la Guerre Froide a cessé faute de combattants et que l'opposition entre les deux anciens blocs a perdu tout sens explicatif, lui donne en quelque sorte raison. Ce sont, au cœur de l'Europe elle-même, de très vieux conflits, pour ainsi dire familiaux, qui resurgissent avec la désintégration de l'Empire Soviétique. Nul besoin que la C.I.A. ou le K.G.B. attisent le feu. Ils s'entendraient plutôt pour l'étouffer de leurs pouvoirs déclinants, ce qu'ils sont bien impuissants à faire. Ce sont d'autres forces que celles selon lesquelles nous avons été habitués à penser l'histoire jusqu'à l'écœurement qui se mettent à la faire avant autant de désordre, de cruauté et de cynisme que celles qu'elles ont, peut-être temporairement, détrônées. Les impératifs économiques y ont moins de place que des haines ancestrales longtemps refoulées et que l'on pouvait croire effacées. La technologie débridée du Nord, si efficace dans une guerre au fond classique comme celle qui a ruiné l'Irak, s'avère là impuissante.
La plus grande partie de l'œuvre de Lucius Shepard, à ce jour, pose aussi, du même coup, le problème des frontières de la Science-Fiction. En mettant en scène des mythes indiens comme dans le Chasseur de Jaguar (2), ou haïtiens comme dans Yeux électriques, abolit-il la frontière entre fantastique moderne et Science-Fiction ? Bascule-t-il dans l'horreur ? Pure question scolastique ? Je ne le pense pas en raison même de ses techniques narratives qui sont à cent lieues de celles d'un Stephen King, d'un Peter Straub, d'un Clive Barker ou de leurs émules. Ceux-ci exploitent les fantasmes du Nord, soit en dotant des machines d'une volonté maligne, soit en ressuscitant dans un contexte matérialiste des thèmes passablement éculés comme ceux du vampire ou du loup-garou, qui ont cessé depuis longtemps d'être exotiques. Shepard intègre les mythes sud-américains et la science occidentale dans un cadre épistémologique qui les dépasse mais qui les conduit à s'embrasser. Il élargit le champ de la Science-Fiction, la renouvelle sans doute, mais ne se dérobe pas, du moins pour l'instant, à ses exigences. Il travaille la matière de ce qui peut nous sembler irrationnel au premier abord pour montrer qu'il s'agit d'une autre rationalité, au moins partiellement maîtrisable.
Par là même, il introduit du refoulé social, historique, comme on a dit, mais aussi de l'inconscient dans ses histoires, ce qui n'est pas le fort de la Science-Fiction américaine, vulgate freudienne dénaturée mise à part. Les forces psychiques qu'il met en scène pour les opposer aux forces technologiques de l'Occident sont en fait des forces intra-psychiques qu'il appartient à ses héros de comprendre au moins partiellement pour les contrôler. Ces forces intra-psychiques, celles de l'art, celles du désir, sont des forces pauvres , ou encore des forces de pauvres, en comparaison du déchaînement matériel des puissances du Nord. Mais elles ne sont pas pour autant vouées à l'échec.
Notes
(1) Sur ce sujet, comme sur bien d'autres, on consultera avec profit la monumentale Encyclopédie de l'utopie et de la Science-Fiction de Pierre Versins, L'Âge d'homme, Lausanne, 1972. On pourra également se reporter à la plus récente Encyclopedia of Science-Fiction de John Clute et Peter Nicholls, Orbit, Londres 1993.
(2) Denoël