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Gérard Klein : préfaces et postfaces

John Brunner : les Productions du temps

Livre de poche nº 7194, avril 1997

En général, dans la Science-Fiction, l'avenir est globalement porteur de bonnes nouvelles. Ses messagers incarnent un idéal et les objets qui en proviennent incluent un progrès. Chacun sait que [Couverture du volume]le nouveau modèle est supérieur à celui qu'il remplace, et qu'il sera dépassé par le prochain. Dans le futur, les maladies seront guéries et les anomalies psychiques et morales redressées. Les injustices seront réparées et les matins chanteront un éternel azur. Bref, demain est préférable à aujourd'hui comme le présent à hier. C'est même un ressort important du genre que de constituer un salon permanent des innovations délectables.

Certes, il existe des œuvres, les anti-utopies et les dystopies, qui forment un corpus bien particulier et qui décrivent un avenir pire que notre présent désaccordé. Ce qu'elles décrivent et ce qu'elles contestent, c'est une organisation globale, systématique et déshumanisante, de la société. Ce n'est pas tel gadget particulier ni tel individu singulier.

Mais d'autres œuvres plus rares, nullement dystopiques, proposent de l'avenir une image également inquiétante. Cette image est souvent apportée par des voyageurs du temps venus de l'avenir s'amuser un peu à nos dépens dans notre époque naïve et sans défense. Dans une nouvelle fameuse, "Saison de grand cru" (1), Henry Kuttner et Catherine L. Moore présentent de tels touristes qui, non contents de venir assister aux premières loges à une catastrophe, en provoquent une pire encore par inadvertance. Le héros du roman de Robert Silverberg, les Masques du temps (2), est encore plus pervers en ce qu'il se fait passer pour un demi-dieu et fonde une sorte de religion à coup de pouvoirs faramineux, alors qu'il n'est dans son monde qu'un pauvre psychotique. La morale est claire : malgré tous les progrès de sa technologie, l'espèce humaine ne changera pas et c'est au service de ses mesquineries et de ses vices qu'elle mettra ses nouveaux jouets. Quelque confiance qu'on conserve dans le grandiose avenir, l'histoire de notre siècle ne permet pas de repousser du revers de la main les avertissements de Kuttner, Moore, Silverberg et quelques autres.

Dans un roman très curieux, le Jeu de la possession, John Brunner effleure le même thème de l'étranger pervers, sans qu'on puisse dire s'il s'agit d'un démon, d'un extraterrestre, d'un visiteur de l'avenir ou d'une puissance sertie dans une autre dimension. Absent de tout le livre, cet étranger assure à ses favoris et favorites d'étonnants pouvoirs, de la séduction à la fortune, en échange sans doute d'une participation muette à leurs forfaits. Si cette influence vient de l'avenir, alors l'homme de l'avenir, ou ce qui l'a remplacé, n'est pas bon.

De façon beaucoup plus explicite, Brunner dont on ne rappellera jamais assez l'importance dans la Science-Fiction britannique, revient sur le thème de l'avenir pervers dans À l'ouest du temps. Une frêle jeune femme tombée nue d'un avenir qu'elle décrit, dès qu'elle a appris nos langues, comme de lait et de miel, se révèle bientôt être, outre une praticienne aguerrie des sports de combat, une houri sexuellement experte. Elle s'est échappée en réalité d'un avenir esclavagiste où elle n'était guère plus qu'un jouet. Notre avenir n'est donc pas un rêve de progrès social et moral, mais comme toute l'histoire humaine passée l'annonce, une alternance cahoteuse de répits relatifs et de déchaînements monstrueux.

Dans le roman qu'on va lire et dont j'ai déjà trop dit, John Brunner ajoute un épisode marquant à cette histoire des futurs glauques.

La question qu'on peut se poser, toutefois, est de savoir pourquoi Brunner est aussi pessimiste sur l'avenir. Kuttner et Silverberg, peut-être Moore, sont des pessimistes personnels et sociaux. Ils ne croient guère l'humanité amendable, encore moins perfectible.

Mais Brunner, c'est autre chose. Brunner était un homme au cœur à gauche, opposant déclaré à l'arme nucléaire, voire pacifiste, tiers-mondiste, et bien qu'il ait été le plus européen des écrivains britanniques, gastronome polyglotte pratiquant parfaitement le français, bien l'allemand et se débrouillant en italien et en espagnol, il avait envers la Communauté Européenne toute la méfiance de l'aile la plus radicale du parti travailliste.

Or les esprits de gauche, ordinairement, croyant à la culture plus qu'à la nature et attribuant à une société injuste les défauts de ses membres, sont plutôt optimistes quant à l'avenir. Ils ont retenu de Rousseau que l'homme a un bon fond, tout juste obscurci par la suie de la civilisation. De Voltaire, ils ont conservé l'idée que la victoire des opprimés est aussi un triomphe de la raison. Il leur semble possible de convaincre, à la longue, même les plus entêtés des privilégiés qu'ils auront tout à gagner à une société plus humaine, plus fraternelle, plus solidaire, et donc plus sûre. Ils partagent même l'espoir, avec Karl Marx, que l'histoire a spontanément un sens et que la lutte des classes fera dialectiquement émerger une humanité affranchie de la guerre, de la domination du capital et de l'aliénation du travail imposé. Certes, ils ne sont pas naïfs au point de croire que cela s'opérera tout seul, comme par miracle. Mais ils pensent volontiers qu'après des hauts et des bas, des essais et des erreurs, le genre humain se construira un paradis d'ici-bas. C'est une vision réconfortante et pas si naïve qu'elle y paraît si l'on considère sans préjugé le chemin parcouru par le droit en quelques millénaires et par la démocratie en quelques siècles. On aurait pu penser que John Brunner devait l'adopter et d'une manière ou d'une autre en faire résonner l'écho dans ses œuvres.

Quoiqu'homme de gauche, il n'en a rien fait. Ses prévisions à moyen terme, dans sa fameuse tétralogie prospective composée de Tous à Zanzibar, l'Orbite déchiquetée (3), le Troupeau aveugle et Sur l'onde de choc (4), sont fort peu rassurantes, ce qui peut se comprendre, vu l'état du monde. Mais ses coups de sonde dans l'avenir lointain sont plus effrayants encore et font ressortir notre époque comme un havre relatif de paix et de liberté. On peut penser, comme j'ai tendance à faire, qu'en partie ce pessimisme reflétait le désarroi de la classe moyenne britannique dans laquelle il avait réussi à se rétablir, désormais dépassée par la mondialisation, la montée des monopoles et les dévergondages de la technologie, et menacée de prolétarisation. Mais cela, qui réduirait l'œuvre de John Brunner à des effrois de petit-bourgeois, ne suffit pas.

Il y a dans ce pessimisme quelque chose de plus profond, de réfléchi, presque de philosophique.

Il est impossible de dire la pensée profonde d'un homme à sa place, même en se livrant à l'exégèse la plus fine de son œuvre. Et je peux me tromper entièrement sur la pensée profonde de John Brunner.

Mais je crois qu'il était en son for intérieur un homme de gauche, comme j'ai dit, et qu'il souhaitait profondément le triomphe de valeurs humaines, de liberté, de solidarité, de raison et de bonté. Mais qu'il pensait aussi, ayant retenu la leçon de Marx, qu'elles ne pouvaient advenir que dans le champ général d'un combat entre des forces adverses.

Et dans ce combat, il pensait que les forces adverses étaient au mieux équilibrées. Ou peut-être même déséquilibrées dans le mauvais sens, celui de l'égoïsme individualiste, celui de la concentration sans frein des pouvoirs économiques et politiques, celui de la manipulation cynique des collectivités. Pour un esprit lucide, la lutte des classes n'est pas un scénario hollywoodien où le bon, en tout cas celui vers lequel tout porte la sympathie du public, triomphe forcément à la dernière image. Brunner pensait que le camp de la raison, de l'humanisme, de la liberté et de l'altruisme, pouvait perdre, définitivement, sans appel.

Il n'est pas facile d'être un anglais de gauche, car tout anglais de gauche est un matérialiste, héritier de Darwin au moins autant que d'Owen et de Marx. Et le tableau de la nature brossé par Darwin et Wallace à travers leur théorie de l'évolution ne laisse pas de très grandes chances aux porteurs de bons sentiments.

Notes

(1) In Histoires de voyages dans le temps, Le Livre de Poche.

(2) Le Livre de Poche.

(3) Denoël.

(4) Le Livre de Poche.