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Gérard Klein : préfaces et postfaces

John Brunner : le Troupeau aveugle

Livre de poche nº 7207, avril 1998

Le Troupeau aveugle est chronologiquement le troisième volet de la grande fresque prospective en quatre parties consacrée par John Brunner au début du siècle prochain. C'est certainement [Couverture du volume]la partie la plus ambitieuse de son œuvre, et sans doute la plus réussie, celle où il s'écarte des préoccupations commerciales auxquelles il a été si souvent obligé de se plier pour des raisons alimentaires. Il y met en scène les quatre cavaliers de l'apocalypse du monde moderne.

Dans le premier, Tous à Zanzibar (1968), sans doute le plus fameux, c'est la surpopulation qui menace de détruire l'humanité avec son cortège de famines et de guerres. Dans le second, l'Orbite déchiquetée (1) (1969), la coalition du complexe militaro-industriel et de la Mafia achève de détruire la ville et la citoyenneté. Le Troupeau aveugle (1972) fustige la pollution et la destruction de l'environnement. C'est son roman écologiste. Retenez la date : elle a son importance. Enfin, Sur l'onde de choc (2) décrit un monde en proie à l'explosion des technologies de l'information, réseaux câblés, télématique et médiatisation à outrance, au risque de la démocratie.

Dans presque tous ces ouvrages, un personnage tutélaire est le porte-parole transparent de l'auteur et propose à la fois une réflexion sur les causes et circonstances de la crise et une description des moyens d'en sortir, ou encore, à l'intention du lecteur d'aujourd'hui, d'éviter ces futurs sans avenir. Dans Tous à Zanzibar, c'est le sociologue Chad Mulligan ; dans le Troupeau aveugle, c'est le militant écologiste Austin Train ; et enfin dans Sur l'onde de choc, un informaticien génial qui rend les réseaux au peuple en livrant à tous l'accès aux bases de données les plus secrètes.

Ces personnages ne sont du reste pas de simples faux nez : ils ont une personnalité propre, et le lecteur n'oubliera pas de sitôt la faconde désespérée de Chad Mulligan, auteur de best-sellers anthropologiques qui, lassé d'être lu et cité mais jamais entendu dans ses avertissements, a laissé tomber, choisi l'anonymat et sombré dans une sorte de clochardisation dépressive et truculente.

Les solutions qu'ils apportent, toutefois, interviennent trop tard pour être à la hauteur des problèmes, et ils le savent : elles jouent le rôle de la cavalerie dans les westerns, arriver à temps pour que le film se termine sur un baiser. Elles fournissent l'argument d'une illusoire solution à laquelle, de toute évidence, l'auteur ne croit pas.

Peut-être veut-il signifier par là que le temps presse et que cette décennie 1968-1977 qui voit naître sa tétralogie prospective et qui est aussi sa période la plus féconde, est la dernière qui permette de détourner le cours de l'histoire avant que les difficultés ne deviennent insurmontables. Mais peut-être ne croit-il tout simplement pas qu'il y ait de solution.

John Brunner est un pessimiste profond, peut-être absolu, qui estime manifestement que toute vie est un couloir semé d'embûches et tapissé d'illusions qui se termine inéluctablement mal. Il est aussi possible qu'après avoir fait discrètement son deuil du marxisme, il ait renoncé à l'idée même d'une société humaine rationnelle (3). Il est en tout cas difficile d'imaginer son monde idéal, une utopie qu'il aurait appelée de ses vœux. Même lors de ses nombreuses explorations de l'avenir lointain, il ne ramène guère que des vues de mondes morts, ce qu'exprime assez bien le titre d'un de ses meilleurs space operas, Éclipse totale (4).

Ce pessimisme sans appel est d'autant plus surprenant que Brunner est le principal, sinon le seul, véritable héritier de H.G. Wells là où ce dernier cumule les titres d'inventeur de la Science-Fiction moderne et de la prospective contemporaine (5). Comme Wells, Brunner se soucie de l'avenir historique et en particulier de l'avenir proche. Mais alors que Wells multiplie réflexions et propositions, pas toujours exemptes de naïvetés, et, même s'il n'est pas un optimiste à tous crins, qu'il manifeste une grande confiance dans les progrès des techniques pour résoudre la plupart des problèmes sociaux, Brunner, trois-quarts de siècle plus tard, n'y croit plus. Les analyses sont là, appuyées sur des documents considérablement plus solides que celles de Wells, souvent pertinentes mais reposant sur des bases bien légères, mais elles ne conduisent guère qu'à la délectation morose de l'intelligence de la catastrophe.

Le Troupeau aveugle est le plus sombre de tous ces romans et peut-être pour cette raison même littérairement le plus convaincant et le plus fascinant, assurément le plus inquiétant.

C'est même peut-être le plus noir de toute la littérature de Science-Fiction. Chaque page énonce une catastrophe, individuelle ou collective. Il en tient en trois lignes, parfois en un mot. Contrairement aux autres titres, aucune issue ne se dessine à la fin, même en fausse perspective. Est-ce le sujet qui a conduit Brunner à redoubler de pessimisme ? Ou bien traversait-il une phase difficile de son existence ? C'est ce que son biographe futur devra établir. Pour ma part, l'ayant rencontré pour la première fois à fin 1971, à l'occasion de la publication en français de Tous à Zanzibar, je pense pouvoir témoigner que les années 1970 furent probablement les plus heureuses et les plus productives de son existence. Certes le succès de Tous à Zanzibar avait été plus d'estime que d'ordre financier, mais il laissait bien augurer de l'avenir. Il semblait couler des jours heureux avec son épouse Marjorie dans leur grande maison de Hampstead et il consacrait ses vacances à parcourir l'Europe dans une spectaculaire DS décapotable, peaufinant ses talents de polyglotte. Et c'est seulement après 1975 que sa santé commença à le préoccuper sérieusement.

Le Troupeau aveugle est aussi le roman où il pousse sans doute le plus loin la technique d'écriture inaugurée avec Tous à Zanzibar, celle du roman unanimiste où l'action est éclatée entre de multiples lignes et entrecoupée de digressions informatives, de textes brefs souvent extraordinairement percutants. John Brunner a reconnu lui-même la dette qu'il avait contractée auprès du Dos Passos de U.S.A. (1930-1936). Certes, il s'y propose de décrire les trente premières années du siècle prochain comme Dos Passos avait fait pour celles du vingtième siècle.

Mais pour ma part, même si les emprunts techniques sont évidents, je n'ai jamais été tout à fait convaincu par cette référence qui, à mes yeux, était surtout destinée à retenir l'attention de la critique et à faire passer auprès du lecteur de Science-Fiction, spécialement américain, peu accoutumé à de telles audaces, la tentative probablement la plus novatrice du genre depuis le 1984 de George Orwell. Ce que Brunner introduit dans le roman, c'est une diversité proprement journalistique, un éclatement de la scène, un zapping permanent. Il traduit par là la complexité du monde en train d'advenir et l'impossibilité d'en rendre compte à travers une trame simple.

Dans Tous à Zanzibar, pour impressionnante que soit la virtuosité déployée, la partie n'est pas complètement gagnée : la ligne principale reste relativement sommaire et emprunte trop de gimmicks au roman d'espionnage, voire aux best-sellers dont Brunner aimerait bien s'assurer le succès. Mais dans le Troupeau aveugle, il s'affranchit tout à fait de son modèle, retient seulement de la formule de Dos Passos son efficacité qu'il maîtrise désormais, renonce presque à séduire le lecteur et y gagne une formidable efficacité narrative servie par une documentation exubérante. Cet homme-là donne l'impression d'avoir tout lu, de tout savoir sur la pollution et sur l'écologie.

Et c'est là qu'on attend le roman, près de trente ans plus tard. A-t-il vieilli, perdu de sa pertinence ? A-t-il été dépassé par la réalité ?

La réponse doit être nuancée. Bien que le Troupeau aveugle puisse être encore aujourd'hui une des bibles des écologistes radicaux, les perspectives ont changé. Pas une seule fois, il n'y est fait allusion aux dangers, réels ou supposés, des centrales nucléaires. C'est que nous sommes au début des années 1970. La crise dite abusivement énergétique qui verra fleurir un peu partout — et surtout en France — d'ambitieux programmes électronucléaires, à la suite du triplement du prix du pétrole, est encore dans l'avenir, pour 1973.

Caractéristiquement, une des héroïnes positives, soucieuse de limiter la pollution, utilise une voiture à vapeur parce qu'elle ne produit « rien de pire que du CO2 et de l'eau ». En notre fin de siècle où la menace principale, à tort ou à raison, semble venir précisément du CO2, à travers l'effet de serre et le réchauffement de la planète, cette notation, comme l'impasse faite sur le nucléaire civil, nous semble étrange.

Rien non plus évidemment sur les biotechnologies, les espèces transgéniques et les clonages. Brunner traite d'un autre avenir. Un avenir appartenant désormais irrévocablement à notre passé. Cela se remarque aussi à de petits détails qui témoignent pourtant de l'excellence de la documentation. A l'époque ! C'est ainsi qu'un des personnages meurt après avoir mangé par inadvertance du chocolat tout en suivant un traitement antidépresseur aux I.M.A.O. Si ces médicaments, fort employés dans les années 1970, pouvaient entraîner en effet des effets secondaires redoutables non seulement avec le chocolat mais aussi avec les fromages fermentés, je doute qu'ils soient encore prescrits de nos jours sauf dans des cas très particuliers. Et les communautés trainites qui s'efforcent de vivre en autosuffisance en respectant l'évangile écologiste nous semblent avoir aujourd'hui de forts relents de sectes.

Et pourtant le roman de John Brunner me paraît conserver deux qualités majeures.

La première, c'est comme on a dit, de nous mettre en garde contre la fragilité de nos anticipations, même bien informées. Et donc contre la versatilité de l'opinion, autrement dit la mode. Le Troupeau aveugle est un roman que doivent lire et méditer tous les prospectivistes. L'inquiétude écologiste a subsisté mais en un tiers de siècle, elle a largement changé de cible.

Nous sommes précisément peut-être à la veille d'un nouveau basculement du paradigme écologiste. Si le réchauffement de la planète, bien attesté depuis le début du siècle et devenu presque irrécusable au cours de la dernière décennie, se confirme, et si sa meilleure explication s'avère bien être l'accroissement séculaire du taux de CO2 et autres gaz à effet de serre dans l'atmosphère, alors sans doute l'utilisation massive de combustibles fossiles devra céder la place à celle d'électricité fournie par des centrales nucléaires dont la pollution est définie, limitée, concentrée et donc aisément contrôlable. À quand les manifestations des Verts pour la réouverture du surgénérateur de Creys-Malville ?

La seconde qualité du Troupeau aveugle, c'est de mettre en avant, avec une efficacité intacte et inégalée, le principe de précaution. Peu importe que l'information pertinente ait changé. L'avertissement demeure. On ne peut pas négliger aujourd'hui plus qu'hier que la principale source de pollution demeure les produits chimiques, qu'ils résultent d'une activité industrielle ou d'une productivité agricole dévoyée, au travers notamment des métaux lourds et des fertilisants, des insecticides et herbicides ou des nitrates issus des extrants de l'élevage intensif. Le Troupeau aveugle n'est évidemment pas un manuel répertoriant pour cette fin de siècle les conduites à éviter et celles à tenir. Mais ce roman est toujours une parabole forte — peut-être excessive, mais c'est le propre des tragédies — soulignant ce qui se passe, ou ce qui peut survenir, quand une civilisation, sous prétexte de maîtrise de son environnement, le détruit.

C'est pourquoi il convient de le ranger non pas sur le rayon des prophéties apocalyptiques démenties par l'histoire, ni non plus des dystopies — il ne décrit aucune autre société que la nôtre —, ni enfin des romans cataclysmiques à petit frisson, mais dans la classe, plus rare et plus réfléchie, des prospectives normatives. Celles-ci ne nous disent pas à proprement parler ce que nous devons faire et ce que nous ne devons pas faire, quelles normes nous devrions respecter. Elles soulignent simplement qu'il y a des avenirs à éviter.

Elles nous invitent simplement et fortement à réfléchir sur ce qui se passera si…

Notes

(1) Denoël.

(2) Le Livre de Poche.

(3) Voir, sur le pessimisme de John Brunner, la préface de les Productions du temps, Le Livre de Poche.

(4) Le Livre de Poche.

(5) Sur l'activité de prospectiviste de Wells (comme sur le reste de son œuvre), voire l'ouvrage de Joseph Altairac, H.G. Wells, Encrage, 1998.