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Gérard Klein : préfaces et postfaces

Michael G. Coney : le Roi de l'île au sceptre

Livre de poche nº 7213, février 1999

Bien entendu, le roi de l'île au sceptre, c'est Arthur, l'inventeur de la Table Ronde. Ce qui nous est l'occasion de revenir sur l'étonnant destin littéraire de ce roi mythique, ou peut-être [Couverture du volume]historique, et dont on nous annonce presque chaque été avoir retrouvé les restes, ou du moins les vestiges du château merveilleux de Camelot.

Pour certains, ce héros aurait peut-être été un officier romain demeuré en Grande-Bretagne après le retrait des légions de l'Empire. Devenu chef militaire des Bretons lors de leur résistance aux envahisseurs saxons au début du ve siècle, il se serait appelé Artorius. Ce nom aurait, selon une conjecture toute personnelle, perdu un S initial, Sartorius étant un patronyme latin beaucoup plus répandu, dont la traduction ne manque pas d'intérêt symbolique puisqu'il signifie le réparateur (de vêtements). Avec un peu d'imagination, on peut même tenir Jean-Paul Sartre pour un des descendants directs du roi éternel. Comme l'existence en Grande-Bretagne d'un tel (S) Artorius est attestée au iie siècle, il aurait déjà joui en sus de ses autres qualités, s'il s'agit du même, d'une longévité remarquable.

Pour d'autres, il ne s'agit que d'un personnage légendaire, voire purement littéraire, inventé de toutes pièces par Geoffroy de Monmouth dans son Historium regum Britanniae écrite vers 1135, tenue par les érudits modernes pour une mystification, et pouvant donc être légitimement considérée comme un des prototypes de l'heroic fantasy. Cette “Histoire des rois de Bretagne” est traduite, ou plutôt librement interprétée, un peu plus tard, vers 1155, en anglo-normand, par Wace, écrivain de la cour d'Henri II Plantagenêt. Sa transposition en langue vulgaire lui assure une plus large audience, amplifiée par le prestige culturel et politique de la cour d'Angleterre. En passant, Wace rajoute le thème de la Table Ronde. La Matière de Bretagne est née.

C'est alors que s'amorce le destin littéraire du roi Arthur qui ne cesse de rebondir entre l'Angleterre et le continent où il trouve un prodigieux écho. Cédant bien avant Jules Verne à la mode anglophile, Chrétien de Troyes, un peu lassé d'emprunter ses sujets à la tradition gréco-romaine, écrit vers 1170 son Lancelot ou le Chevalier à la charrette puis entreprend vers 1180 son Perceval ou le Conte du Graal, qui, d'être demeuré inachevé, connaîtra du xiie au xve siècle, d'innombrables Continuations, pour la plupart en français de l'époque, quelques-unes en occitan et certaines en allemand, et jusqu'au Portugal et en Espagne, en Scandinavie et en Islande.

Ainsi, un roi celte, peut-être d'origine romaine, certes politiquement revendiqué par la cour d'Angleterre comme un ancêtre prestigieux, connaît en France sa vraie fortune littéraire (1).

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Les romans de Chrétien de Troyes nourrissent, selon certains, le Mabinogion, recueil en langue galloise de quatre récits fantastiques, daté du début du xiiie siècle — soit bien après Chrétien — et dont on ne dispose que de deux manuscrits du xive siècle, où d'autres voient au contraire « la pure tradition locale à propos d'Arthur » (2). Ainsi apparaît sans conteste possible le thème de la boucle temporelle à propos d'une œuvre littéraire, qui sera ultérieurement exploité dès l'invention de la machine à voyager dans le temps.

Surtout, le thème du roi chevaleresque repasse définitivement la Manche avec la Mort d'Arthur (3), achevé en 1470 par Thomas Malory, au terme d'un labeur de quinze ans certes entrecoupé d'actes de bravoure ou de scélératesse selon l'interprétation qu'on retient de la vie mouvementée de cet aventurier. Cet ouvrage composite comportant pas moins de huit romans, publié sans titre en 1485 seulement, fut, sinon le premier livre imprimé en Grande-Bretagne, du moins le premier grand succès durable et profane de la librairie anglaise, et finit par être désigné par le titre qui figurait en sa dernière page (4). Il a donc manqué de peu s'appeler Achevé d'imprimer. On y trouve, entre autres emprunts à des ouvrages antérieurs, le roman de Tristan et Iseut.

La Mort d'Arthur fixe la mythologie de la Table Ronde et du Graal et servira de référence obligée à toutes ses déclinaisons ultérieures, proprement innombrables.

Malheureusement, en France, le prestige médiatique de ce héros anglais, de sa Table Ronde et de sa cour de Camelot, ne résiste pas à l'âge classique, liquidateur de romans de chevalerie et pressé de repousser dans les ténèbres l'ère antérieure. Et s'il se maintient dans le monde anglo-saxon à travers une procession de romans et de poèmes, il ne subsiste guère ici jusqu'à une date très proche qu'à travers des adaptations fort libres destinées à un public adolescent. Les éditions savantes de la fin du xixe siècle et les nombreuses recherches universitaires qui ont connu un net renouveau ces vingt dernières années ne doivent pas faire illusion. Arthur sommeille longtemps ici du côté des recueils de féeries. Le seul récit apparenté au cycle arthurien, qui connaîtra un franc et durable succès, sera le Roman de Tristan et Iseut, grâce au texte en prose qu'en donne en 1900 l'éminent médiéviste Joseph Bédier, d'après Béroul. Rien à voir avec l'exploitation systématique du thème de la Table Ronde, renouvelée et renforcée par la vogue de l'heroic fantasy, qui conduit une foule d'écrivains anglais et américains à en proposer des versions et variations fort inégales (5), le constituant pratiquement en genre autonome. Dans leur Encyclopedia of fantasy, Clute et Grant ne citent pas moins de cent trente-six œuvres littéraires anglo-saxonnes en relevant pour le seul xxe siècle. Et ils sont bien loin du compte.

De la désaffection hexagonale, le signe le plus spectaculaire demeure le mépris dans lequel demeura longtemps tenue la tétralogie ou pentalogie (6) de T.H. White, écrivain britannique né aux Indes en 1906, the Once and future king (1938-1958), devenu pourtant ouvrage culte dans le monde anglo-saxon pratiquement dès sa parution, et situé par beaucoup au niveau du Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien, l'humour en plus. Il inspira Merlin l'enchanteur (the Sword in the stone, 1963), dessin animé produit par l'usine Disney (7), Camelot, comédie musicale portée à l'écran par Joshua Logan (1967), et enfin, sans négliger l'apport ici de Malory, le bien meilleur film de John Boorman, Excalibur (1981). Il convient donc de rendre hommage aux éditions Joëlle Losfeld qui ont entrepris de traduire cette œuvre singulière, à la fois poétique, ironique et nostalgique (8).

Dans son monumental cycle du Chant de la Terre, Michael Coney ajoute sa pierre à l'édifice arthurien. Ce cycle comporte une ouverture, la Grande course de chars à voiles, et quatre épisodes, la Locomotive à vapeur céleste, les Dieux du grand loin (9), le Gnome et le Roi de l'île au sceptre qu'on va lire. Sur cette série et sa relation avec la littérature de fantasy (10), ainsi que pour quelques indications sur l'auteur, je me permets de renvoyer le lecteur à mes préfaces de la Grande course de chars à voiles et du Gnome. Je me contenterai de relever ici certains éléments paradoxaux de sa conclusion qui renouvelle entièrement la saga arthurienne.

Coney loge, sur des mondes parallèles, différents, ce qu'il nomme des aléapistes, les gnomes, l'univers arthurien et l'histoire que nous avons coutume de qualifier de réelle parce que nous l'habitons. Ainsi les personnages de nos fictions ont leur réalité, et nous sommes pour eux, peut-être, des personnages de fiction. Et certains de ces êtres de fiction se mettent à créer leur propre version de nos univers fictionnels (comme Nynève, la fiancée de Merlin, une variation qui l'arrange du monde d'Arthur), en d'infinis embranchements. Dans le Roi de l'île au sceptre, ces aléapistes se mettent à communiquer parfois, voire à se confondre, et les gnomes de se retrouver dans les univers des géants, c'est-à-dire celui des redoutables chevaliers de la Table Ronde, et le nôtre. Dans le lointain avenir de ce dernier, la plupart des Vrais Humains vivent protégés sous des dômes à l'intérieur d'univers virtuels, des univers de rêve, des univers de fiction où ils perdent leurs vies, tout sens de la réalité. Et il ne faudra rien de moins que l'intervention d'êtres venus d'autres aléapistes, telle la fée Morgane, pour les éveiller.

Ainsi, pour Michael Coney, la fonction des êtres de fiction, ou que nous tenons pour tels, c'est de nous éveiller, c'est de nous rendre au réel, c'est de tirer le gisant Arthur qui sommeille en nous de sa catalepsie.

Peut-être en ai-je trop dit déjà. J'ajouterai quand même que je tiens le cycle du Chant de la Terre pour une des plus belles créations de la Science-Fiction, et peut-être, tout simplement, de la littérature.

Notes

(1) Pour plus de précisions, on se reportera à la Légende arthurienne, le Graal et la Table Ronde, "Bouquins", Robert Laffont, 1989, qui propose une remarquable édition commentée de textes choisis. On regrettera seulement qu'en soit absent le Lancelot ou le Chevalier de (ou à) la charrette de Chrétien de Troyes — mais peut-être est-il réservé à un second volume qui serait consacré à l'amour et la tentation dans l'univers arthurien. On se reportera également entre autres aux articles "Cycle breton", "Perceval" et "Mabinogion" notamment, du Nouveau dictionnaire des œuvres, Laffont-Bompiani, 1994 ; ainsi qu'aux articles "Arthur", "Lancelot" et "Chrétien de Troyes" du Dictionnaire des lettres françaises — le Moyen-Âge, "la Pochothèque", le Livre de poche, 1992.

(2) In préface de Danielle Régnier-Gohler à la Légende arthurienne, page IV. À dire vrai, cet auteur se réfère à l'un des récits des Mabinogion, "Kulhwh ac Olwen", qui serait le plus ancien. Tout amateur se doit de lire cette préface lumineuse qui tente de mettre un peu d'ordre dans une matière aussi complexe que souvent énigmatique.

(3) Dernière édition française : le Roman du roi Arthur et de ses chevaliers de la Table Ronde : le Morte d'Arthur, l'Atalante, 1995.

(4) Compte tenu du fait que ces textes sont largement empruntés à des prédécesseurs de Malory, on peut sans doute considérer la Mort d'Arthur comme la première anthologie de fantasy.

(5) Par exemple les Dames du lac et les Brumes d'Avalon de Marion Zimmer Bradley, le Livre de poche, nos 6429 et 6430.

(6) Sur l'histoire compliquée de cette œuvre, voir the Encyclopedia of fantasy, de John Clute et John Grant, Orbit, 1997, et la préface d'Excalibur, traduction française signalée plus loin.

(7) Ce n'est qu'à cette occasion qu'il dut une traduction partielle dans la "Bibliothèque verte" en 1965.

(8) Deux volumes ont paru à ce jour, Excalibur, l'épée dans la pierre (1997) et la Sorcière dans la forêt (1998).

(9) Le Livre de poche 7134, 7137.

(10) Sur le terme de fantasy et certaines origines du genre, on lira avec profit la savoureuse postface de l'anthologie de Fantasy française, due à Henri Lœvenbruck et Alain Névant, Fleuve noir, 1998.