Gérard Klein : préfaces et postfaces
Michael G. Coney : la Grande course de chars à voiles
Livre de poche nº 7144, mars 1992
La tentation — que dis-je ? le vertige — qui s'offre aux écrivains de Science-Fiction les plus imaginatifs est de créer un avenir tout entier à leur pointure, une histoire du futur, un univers. Sous des formes classiques, Robert Heinlein et Isaac Asimov s'y sont essayé, esquissant le chemin qui conduit de notre présent à un avenir lointain mais encore historique sur le chemin des étoiles. Sur une gamme plus mythique, Frank Herbert a prolongé sur des milliers d'années autour d'une unique planète, Dune, la série qui porte ce nom et qui plonge ses racines jusque dans le passé de la vieille Terre, dans le destin des Atreides, autrement dit des Atrides. Bien avant et sans trop connaître la Science-Fiction, l'écrivain-philosophe britannique Olaf Stapledon avait, dans toute une série d'ouvrages à mi-chemin du roman et de l'essai, brossé une histoire géologique de toutes les humanités. Enfin, si l'on peut dire à propos de tentatives qui se répéteront tant qu'il y aura des conteurs, Cordwainer Smith a brossé d'une palette colorée et poétique l'univers des Seigneurs de l'Instrumentalité.
Il faudrait remettre en perspective toutes ces démarches, examiner à quelles époques, à quels espoirs, à quelles angoisses aussi, elles correspondent et un essai n'y suffirait pas.
Michaël Coney est venu, à partir de 1982, avec sa série du Chant de la Terre brouiller les cartes, renouveler la problématique du livre-univers et de l'histoire du futur et compliquer encore — génialement — le problème.
Le Chant de la Terre est une épopée si vaste qu'il faudrait plus d'un siècle pour le réciter en entier. Elle couvre toute l'histoire de l'humanité. Et seul Alain-Nuage-Bleu qui est dans un très lointain avenir, disons dans plus de cent cinquante mille ans, une extension du plus puissant ordinateur jamais construit, l'Arc-En-Ciel, pourrait vous en raconter un fragment, longtemps après que l'histoire terrienne est achevée.
Mais le Chant de la Terre ne conte pas seulement une histoire de l'humanité. Il en conte tous les possibles, disséminés sur toutes les “aléapistes”, ces bifurcations innombrables du temps. Et il y a à cela une très bonne raison. C'est que dans un avenir très éloigné, à la suite d'événements qu'il serait fastidieux de raconter ici mais que vous découvrirez dans les fragments publiés du Chant de la Terre, un être vraiment cosmique, Starquin le Cinq-en-un, qui s'était intéressé depuis au moins deux cent cinquante millions d'années au destin de la vie sur notre globe, se trouva retenu prisonnier dans notre voisinage par les Bombes de Haine.
Risquant de mourir, afin de se libérer il utilisa à travers le temps ses extensions, ses doigts, les Didons, et entreprit de manipuler l'histoire humaine. Pour lui, nous ne sommes, nous n'étions, nous ne serons, guère plus que des insectes, encore qu'à sa manière immense, il nous manifeste beaucoup d'égards. Et toutes ces manipulations induisent, chez des humains choisis et occupant quelque situation cruciale dans la trame de l'histoire, d'éventuels changements de décisions et donc des possibles alternatifs, d'autres avenirs, des aléapistes. Toutes ces aléapistes se confondent dans le Silong. Qu'il nous suffise de savoir ici que sur certaines, la plupart, Starquin réussit dans son Dessein tandis que sur d'autres, il échoue et meurt. Et il ne peut y avoir pour l'univers, au moins localement, de conclusion plus tragique.
Quand j'ai parlé tout à l'heure des humains, j'ai employé une expression un peu rapide. Vers l'an Cyclique 143642, il existait au moins cinq espèces d'humains, les Vrais Humains, les Humains Sauvages, les Néoténites, les Spécialistes et les Cuidadors qui étaient des espèces de gardiens de la tradition. Il y avait aussi les Didons, de forme humaine et de très longue vie, dont j'ai déjà dit un mot, et les Chihuahuas qui abhorraient la technologie mécanique et ne juraient que par l'usage éthique du vivant. Et les Loups du Malheur.
Considérons un instant les Spécialistes. Ils ont été créés, vers l'an 91000 et des poussières, par un généticien génial, Mordecai, à partir de souches humaines et de gènes empruntés à diverses espèces animales. Les félinos sont d'excellents exemples de Spécialistes. Ils ont la beauté, la souplesse, l'endurance mais aussi le mauvais caractère, pour ne pas dire la férocité, des félins, sous une apparence quasi humaine. Karina est une félina. C'est dire combien c'est un être séduisant et peu commode.
Elle est l'héroïne, enfin l'une des héroïnes, de la Grande course de chars à voiles que vous allez lire et qui constitue en quelque sorte l'ouverture de cet opéra démesuré que constitue le Chant de la Terre.
Chronologiquement viennent ensuite la Locomotive à vapeur céleste et les Dieux du grand loin qui peuvent se lire séparément et qui sont parus antérieurement dans la même collection par une de ces aberrations propres aux aléapistes. Viennent ensuite le Gnome et le Roi de l'île au sceptre et bien d'autres histoires qui ne portent pas encore de nom et qui, comme les précédentes, sont de simples lambeaux, ô combien savoureux, arrachés au tissu chatoyant du Chant de la Terre.
Il n'est pas très facile de se repérer dans la chronologie du Chant de la Terre bien qu'elle soit indiquée ici et là de façon très précise mais selon le système des années Cycliques dont le rapport avec notre calendrier demeure incertain. Starquin s'est intéressé à notre planète il y a au moins deux cent cinquante millions d'années, quand la vie balbutiait et que tous les continents n'en formaient qu'un seul.
On sait aussi que l'Arc-en-Ciel, cet ordinateur géant, fut créé vers le cinquante-deuxième millénaire, en « ce passé si reculé où l'Homme découvrit l'électricité ». On peut penser qu'ou bien l'ordinateur se trompe sur la chronologie des événements antérieurs à sa naissance, ou encore que les années Cycliques débutent avec la naissance de l'humanité, ou bien qu'entre notre ère et celle-là il y a un abîme si vaste que rien ne permet de l'évaluer.
En l'année Cyclique 91342, durant l'Ère du Renouveau, l'espèce humaine fut menacée par une espèce étrangère, les Bo Adon Su. Elle leur opposa une race particulière de Spécialistes, les Nou n'Ours.
En 91702, la Capitaine Spring ramena sur Terre un parasite singulier, le Macrobe, qui permit aux humains de voyager dans le Grand-Loin sans astronefs, grâce à la Pensée Extérieure. Cette expérience faillit leur être fatale car ils se heurtèrent aux habitants de la Planète Rouge (rien à voir avec Mars pour ce que j'en sais) et durent leur opposer des armes terribles dont les Bombes de Haine. Ce sont celles-là qui retinrent Starquin prisonnier à quelques années-lumière seulement de la Terre.
Mais à peine un millier d'années plus tard, les Humains, assurés d'une très grande longévité par les Macrobes, grâce cette fois à la Pensée Intérieure, perdirent leur vitalité et se réfugièrent sous des Dômes pour y rêver à loisir le grand rêve tissé par l'Arc-en-ciel, appelé la Terre du Rêve. Ils y devinrent les Néoténites, ressemblant à de gros bébés, bien que selon certaines traditions, les Macrobes aient joué un grand rôle dans cette transformation qui donna aussi naissance aux Loups du Malheur.
L'histoire de Karina, contée dans la Grande course de chars à voiles se situe au moins trente mille années plus tard. Celle de Manuel, de la Fille et de Zozula le Cuidador qui jouèrent un rôle essentiel pour la libération de Starquin sur la plupart des aléapistes commença en 142624. Elle est narrée dans la Locomotive à vapeur céleste et dans les Dieux du grand loin.
Michael Coney, pour sa part, est né à Birmingham, en Grande-Bretagne en 1932. Après avoir été expert-comptable et avoir dirigé un hôtel au nom prédestiné de Jabberwock Hotel à Antigua, dans les Petites Antilles, il s'est établi à Sidney, en Colombie Britannique, au Canada. Plusieurs de ses romans ont été traduits en français, dont Syzygie, Charisme, les Brontosaures mécaniques et bien entendu les cinq romans publiés à ce jour du Chant de la Terre.