Gérard Klein : préfaces et postfaces
John W. Campbell, Jr. : le Ciel est mort
Livre de poche nº 7227, octobre 2000
John Campbell (1910-1971) me semble en France à la fois surestimé et sous-estimé. Trente ans après sa disparition, il est sans doute temps de lui donner sa vraie mesure, ce à quoi se sont du reste déjà employés Joseph Altairac et Francis Valéry dans l'introduction à ce recueil (1).
Il n'est certes pas surestimé pour son œuvre d'écrivain, mais pour son travail d'éditeur lorsqu'il est présenté comme le créateur de toute la Science-Fiction moderne à la suite d'une imprudente métonymie identifiant la Science-Fiction américaine à toute la Science-Fiction (2). Lorsque survient Campbell sur la scène éditoriale, devenant en 1937 ou 1938 (3) rédacteur en chef d'Astounding stories (4), la Science-Fiction européenne a déjà derrière elle une longue et glorieuse histoire qui couvre pour sa forme archaïque tout le dix-neuvième siècle et qui débute pour sa forme moderne avec la Machine à explorer le temps d'H.G. Wells (5) et certaines œuvres de Conan Doyle, sans négliger George Griffith. Elle compte nombre de grands écrivains, comme en France Rosny Aîné et Maurice Renard, injustement tombés dans un relatif oubli pendant près d'un siècle, dont ils commencent tout juste à sortir. André Maurois, Blaise Cendrars et Jules Romain ont flirté avec le genre. Aldous Huxley a publié le Meilleur des mondes.
La Science-Fiction américaine de l'époque est encore balbutiante. Quantitativement généreuse (6), elle est qualitativement déficiente. Si Hugo Gernsback, immigré luxembourgeois arrivé aux États-Unis en 1904, ne l'a pas créée, exploit qu'on lui prête souvent et trop généreusement, il l'a au moins fédérée en 1926 en lançant le premier magazine au monde qui soit entièrement consacré au domaine, Amazing stories, et en la dotant d'un nom, scientifiction, pour scientific fiction, qu'il transformera en science fiction, dans un coup de génie, en 1929. Il résolvait par là un vieux problème : dès Wells, et peut-être bien plus tôt, auteurs et amateurs avaient conscience de l'originalité et de l'homogénéité du genre mais ils ne réussissaient pas à le nommer. Roman de l'avenir pour Félix Bodin (1834), scientific romance, merveilleux scientifique (avec ou sans trait d'union), anticipation, roman scientifique, roman d'hypothèse, voire d'hyperthèse par la suite, les termes abondent et ne convainquent jamais tout à fait, pas plus qu'ils ne s'imposent.
Rebaptisée d'un nom qui fera le tour du monde, revigorée par l'exemple des grands Européens, Verne et Wells en tête, dans les premiers numéros d'Amazing stories, la Science-Fiction américaine n'en demeure pas moins en cette fin des années vingt naïve, primaire, parfois grotesque, dynamique et passablement infantile. Quelques grands ancêtres comme Edgar Poe, quelques gentlemen comme H.P. Lovecraft qui se situent aux marges du genre n'en font pas une littérature. Elle reste sous l'influence d'Edgar Rice Burroughs et d'Abraham Merritt dont les imaginations incandescentes sont mal servies par des plumes de plomb.
Alors Campbell vint. Ce Malherbe de la Science-Fiction américaine la transforma si profondément en une dizaine d'années que son rôle relativement à son lieu et à son temps me semble là en général sous-estimé, ou du moins mal compris, en France. Dans un univers qui ne connaissait auparavant que la loi de la demande et du profit immédiat, du reste incertain, Campbell se comporta en artiste défendant des valeurs. Il exigeait des auteurs qu'il publiait de la cohérence, une certaine information scientifique, un intérêt humain et de la vraisemblance, plus une qualité minimale d'écriture. Il croyait, peut-être même exagérément, à l'avenir et au rôle presque messianique du genre, comme d'autres avant lui, dont Gernsback, mais mieux qu'eux il estimait que cette importance, il fallait la mériter et la justifier.
On peut se demander ce qu'il serait advenu de la S.-F. américaine sans Campbell. Peut-être serait-elle restée dans le ruisseau, selon l'expression de Theodore Sturgeon, et demeurée d'une passionnante médiocrité, en l'absence d'un promoteur de talent. Peut-être aurait-elle évolué d'elle-même vers une relative autonomie intellectuelle et esthétique sous la pression d'un milieu, de créateurs motivés et d'un public enthousiaste, les conditions objectives de son développement étant réunies, comme dirait un marxiste. L'abondance des témoignages, dont celui, inattendu, de Sturgeon qu'on lira à la fin de ce volume (7), incline à penser que Campbell est bien le réformateur providentiel, l'éducateur, dont l'expression américaine du genre avait le plus urgent besoin.
John Campbell est d'abord un écrivain, un auteur de talent et d'ambition, comme on va voir. Ce qui implique que ce qu'il demande aux autres, il sait le faire, et qu'il va choisir dorénavant de s'exprimer surtout à travers les autres, de leur prêter ses intentions et ses idées et de leur emprunter leurs phrases. Un bon éditeur ne parvient jamais à s'empêcher, malgré toute la conscience qu'il peut en avoir, de se sentir un peu le parent des œuvres qu'il publie. Campbell peut, à bon droit, souvent s'en dire le père, là où il choisit et encourage des auteurs, certes prêts et présents, là où il propose des cadres formels et là où il suggère des idées.
Surestimé peut-être ici en tant que démiurge de la Science-Fiction mondiale, ce qu'il n'est évidemment pas, il demeure sans doute sous-estimé dans son rôle assumé pendant plus de trente ans d'accoucheur de la Science-Fiction américaine moderne. Ce que Wells a fait presque tout seul, comme écrivain, depuis 1895, ce que Rosny Aîné et Maurice Renard ont tenté sans pleinement le réussir pour la France depuis 1910, John Campbell le réalise pour l'Amérique à partir de 1930 et surtout de 1937 : imposer la Science-Fiction comme un genre autonome avec son espace culturel et ses règles esthétiques et critiques propres. Bien entendu, il y gagne, dans un champ culturel qu'il a largement structuré, une position de pouvoir presque inexpugnable qui explique la longueur de son règne. Comme la Science-Fiction américaine a ensuite influencé et revitalisé celle du monde entier, à commencer par la française, il est permis de s'interroger sur une uchronie où J.C. n'aurait pas existé.
Mais en même temps, cette Science-Fiction américaine, il la dote de caractéristiques durables. Ingénieur, plus précisément physicien et chimiste formé dans des universités prestigieuses, le M.I.T. et la Duke University (8), il demande, propose, illustre et défend une Science-Fiction d'ingénieur. Celle qu'illustrera pleinement Robert Heinlein, une des découvertes majeures de Campbell.
Cette attitude d'ingénieur, et peut-être d'ingénieur frustré de ne pas agir sur le terrain, il la manifeste dans la plupart de ses nouvelles et, en particulier, entre celles qu'on va lire, dans "Cécité" et dans la succulente "Points de friction".
Un ingénieur est quelqu'un qui sait donner une solution technique, fondée à la fois sur une compréhension théorique profonde des phénomènes et sur une connaissance pratique, à n'importe quel problème. Il y a toujours eu dans la Science-Fiction américaine un style bricolage dans un garage, un côté Mécanique populaire (9) déjà présent dans le premier magazine de Gernsback, créé en 1908, Modern electrics, où il publia en 1911/1912 son fameux et illisible roman, Ralph 124C 41+, côté renforcé par la proportion de lecteurs et même d'auteurs qui furent des pionniers de la T.S.F. et du poste à galène. On n'observe rien de tel en Europe où Jules Verne, Conan Doyle, Rosny Aîné, Maurice Renard, et dans un registre plus populaire un Jean de La Hire, sont des intellectuels et non des manuels, des écrivains et même des poètes qui, déçus dans leurs ambitions théâtrale (Verne) ou lyrique (La Hire), se sont tournés vers un genre relativement décrié, le roman, et vers des spécialités d'une gloire encore plus incertaine, la littérature pour la jeunesse ou l'anticipation. Certes Wells a bien dû se livrer à quelques manipulations de biologiste dans sa jeunesse et il a toujours adoré bricoler son vélo mais cela n'en fait pas un bidouilleur.
Le penchant edisonien de la Science-Fiction américaine archaïque, son exaltation de l'inventeur, de l'homme pratique, ne se borne vite pas aux problèmes purement techniciens, aux nuts and bolts, mais contamine irrésistiblement tous les aspects de la vie psychologique et sociale. Pour un Campbell comme pour un Heinlein, il y a aux interrogations les plus difficiles, y compris métaphysiques, une réponse d'ingénieur, un truc qui doit marcher, une solution à portée de main.
Ainsi peut-on comprendre certaines dérives des années 40 et 50 qui se traduisent dans des éditoriaux et des articles prétendant transcender la fiction, telles l'annonce dithyrambique puis la publication du texte de L. Ron Hubbard sur la dianétique dans Astounding (10) et l'intérêt militant qu'y prennent non seulement Campbell mais A.E. Van Vogt dont le talent en pâtira. Loin d'être une vulgarisation de la psychanalyse comme on l'a parfois prétendu (11), la dianétique est avec ses engrammes une extension bâtarde du conditionnement pavlovien et de l'hypnose, et le procédé “thérapeutique” qu'elle retient repose sur un appareil, l'“électromètre” (12). Les scientologues l'utilisent toujours (13).
L'engouement de Van Vogt pour la Sémantique Générale d'Alfred Korzybski, autrement respectable, sort du même tonneau, ainsi que l'étrange croyance de John Campbell en l'efficacité de la “machine de Hyeronimous” qui était censée produire toutes sortes d'effets bizarres sans consommation d'énergie et finalement sans machine du tout, le diagramme la représentant (un simple dessin sur une feuille de papier) suffisant à son fonctionnement !
Pareille crédulité chez un homme doté d'une solide formation scientifique et d'une rigueur intellectuelle et morale souvent attestée, peut surprendre le lecteur sceptique. Mais elle n'est pas sans exemple dans le monde scientifique : que l'on se souvienne des champs de forme, de la morphogenèse et des “résonances morphiniques” de Rupert Sheldrake, biologiste britannique (14), qui ont une parenté frappante avec la “machine de Hyeronimous”, ou encore de la “mémoire de l'eau” de Jacques Benveniste, chercheur à l'INSERM.
Ce type de crédulité apparaît lorsque la “manip” se trouve surévaluée au point de l'emporter sur toute considération théorique, ce qui est assez courant dans la pratique scientifique. Or la passion de la “manip” est un trait caractéristique de l'ingénieur et du technicien. Et comme toute “manip” produit des effets, éventuellement parasites, illusoires ou observables par son seul préparateur, il n'est pas difficile pour un esprit plus préoccupé d'agir que de comprendre de se convaincre d'un résultat. Ajoutons à propos de la “machine de Hyeronimous” que les schémas de montages électroniques, familiers pour nombre de lecteurs d'Astounding et certainement pour Campbell, ont une allure à la fois opaque, ésotérique et fascinante, de labyrinthes magiques. De là à penser que le schéma peut fonctionner comme le montage qu'il décrit, il y a la perte de la distinction entre carte et territoire contre laquelle prévient Korzybski, cité par Van Vogt dans le Monde du Ā.
Ce souci de faire se rejoindre la fiction et la réalité à venir, le désir et l'action, et de présenter la Science-Fiction comme une prophétie rationnelle, limitée mais efficace, comme une prospective, conduira Campbell d'abord à rebaptiser en 1960 son magazine Analog fact & fiction, ce qui précisément réduit voire abolit la frontière et imaginaire et réel ; ensuite à multiplier avec une intolérance croissante les éditoriaux où il aborde les problèmes économiques et sociaux les plus variés comme de simples questions techniques dont il détient du reste la solution. En quoi il sera vite imité et probablement dépassé par Robert Heinlein qui va de plus en plus se répandre dans ses romans en d'interminables digressions technico-politiques fort prisées de ses admirateurs. En revanche, pour ses détracteurs, au point de vue de Heinlein qui adorait répéter “this is a fact” (15), ses opinions tenaient lieu de faits.
L'influence considérable de John Campbell durant les années 40 et 50 au moins sur le milieu de la Science-Fiction américaine s'étend jusqu'à son opposition. C'est en réaction à la ligne campbellienne d'Astounding science fiction que se créent en 1949 the Magazine of fantasy and science fiction, d'orientation plus raffinée et plus littéraire, et en 1950 Galaxy science fiction privilégiant l'ironie, la satire sociale et l'humour noir. Assez curieusement, alors que ces deux revues, de ton certes plus européen, d'imagination plus débridée, eurent chacune leurs éditions françaises, respectivement Fiction et Galaxie, Astounding ne connut jamais cet honneur. Outre d'obscures considérations éditoriales (16), ce fait me semble caractéristique de la différence ancienne et résistante entre une Science-Fiction américaine technoïde et une Science-Fiction européenne plus abstraite, sinon plus littéraire.
Avec ces trois revues, le champ culturel, au sens de la sociologie de Pierre Bourdieu, de la Science-Fiction américaine entre 1950 et 1980 au moins est complètement structuré. Même si les revues vont lentement décliner, même si les romans l'emportent progressivement sur les nouvelles, les valeurs dont ces revues sont les vecteurs s'imposent à l'ensemble du champ. Et les tentatives ambitieuses de magazines de luxe, tirés sur papier glacé, comme Omni, petit frère de Penthouse, la revue scientifique qui s'intéresse à certains aspects de la reproduction humaine, n'y changeront strictement rien.
Découvreur ou à tout le moins éditeur d'Isaac Asimov, Robert Heinlein, Frank Herbert, de Theodore Sturgeon, Clifford D. Simak, A.E. Van Vogt, de Fritz Leiber, Lewis Padgett, Poul Anderson, James Blish et Robert Silverberg, entre autres seigneurs, John Campbell eut en somme le tort de prendre la Science-Fiction trop au sérieux. Ce n'est pas nous, qui sommes dans son avenir, qui le lui reprocherons.
Notes
(1) Non reprise sur le site de Quarante-Deux.
(2) C'est l'erreur que pourrait commettre un lecteur insuffisamment attentif de l'Histoire de la Science-Fiction moderne de Jacques Sadoul (Robert Laffont, 1984), même si son auteur prend certaines précautions.
(3) La première date est citée par Theodore Sturgeon dans l'hommage qui conclut le présent recueil [non repris sur le site de Quarante-Deux]. La seconde est avancée par Joseph Altairac et Francis Valéry qui, à défaut d'avoir été des témoins, sont des historiens plus fiables. Mais John Clute et Peter Nicholls dans leur Encyclopedia of science fiction retiennent bien septembre 1937 comme mois d'intronisation de John Campbell dans sa fonction de rédacteur en chef d'Astounding stories. [Note de Quarante-Deux : si John W. Campbell, Jr., a bien été engagé en septembre, pour apparaître en tant que rédacteur en chef en décembre, ce n'est vraiment qu'à partir de mai que les reliquats de la rédaction précédente auront disparu.]
(4) Dont il transformera le nom de manière significative en Astounding science fiction l'année suivante.
(5) Voir l'indispensable H.G. Wells de Joseph Altairac (Encrages, 1998) ainsi que, dans la même collection "Références", le Jules Verne de Daniel Compère (1996).
(6) Voir Everett F. Bleiler : Science-Fiction: the early years, Kent State University Press, 1990.
(7) Non repris sur le site de Quarante-Deux.
(8) On peut du reste s'interroger sur le cursus universitaire de Campbell qui, s'il a bien fréquenté les deux universités susdites, ne semble pas avoir été au bout idéal de ses études qu'il abandonne, certes avec un diplôme, à vingt-deux ans, en 1932, sans jamais exercer de profession correspondante. Peut-être pour des raisons économiques au pire de la Crise. Ou en raison de son goût de l'écriture. Il est difficile ici de ne pas songer au sort du Français Jacques Spitz qui, polytechnicien, devint écrivain de Science-Fiction, mais, hélas, sans y croire et qui ne la cultiva guère que dans la dérision.
(9) Du nom d'une revue américaine Mechanic populars qui eut une édition française de ce nom dans les années 50 et 60 et qui se situait quelque part entre le Système D, la vulgarisation scientifique et le Reader's digest, mêlant réalisations pratiques et rêve futuriste à la lisière de la Science-Fiction.
(10) Mai 1950. Sur toute cette histoire, voir notamment Ron Miller : Ron Hubbard, le gourou démasqué, Plon, 1993.
(11) En particulier L. Ron Hubbard lui-même, et Campbell, relayant sans les vérifier les affirmations du premier.
(12) Une sorte de détecteur de mensonge primitif supposé déceler l'état émotionnel du sujet à partir de la conductivité de sa peau.
(13) Précisons que, dès 1951, la rupture était consommée entre les milieux de la Science-Fiction, Campbell et Van Vogt en tête, et L. Ron Hubbard. Van Vogt ne renonça jamais à la dianétique comme solution aux problèmes de l'humanité et à ses propres problèmes, ce qui, malheureusement, ruina définitivement son génie, mais il poursuivit sa pratique personnelle à l'écart de Hubbard et de la scientologie.
(14) Voir John Briggs & David Peat : l'Univers miroir, Robert Laffont, 1986.
(15) « Ceci est un fait ». Voir la postface à En terre étrangère.
(16) Le groupe Condé-Nast dont le magazine le plus connu reste Vogue, propriétaire d'Astounding de 1960 à 1981, ne fut jamais intéressé par l'idée d'une édition française et se montra trop exigeant financièrement. Comme quoi la mode rend gourmand.