Gérard Klein : préfaces et postfaces
Anthologie composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein : Histoires de la quatrième dimension
Livre de poche nº 3783, novembre 1983
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La quatrième dimension et au-delà...
Au fond, la quatrième dimension est un tiroir commode où ranger les possibles surnuméraires et même les impossibles encombrants. Mais longtemps avant de trouver cet emploi, elle fut le prétexte d'une sorte de scandale intellectuel. Existait-elle ? Avait-on le droit d'en parler ? Pouvait-on se la représenter ? Certains, dans les salons, n'hésitaient pas à prétendre l'entrevoir, et d'autres, ou les mêmes, y logeaient gaillardement tout ce que l'univers ordinaire semble éprouver quelque peine à abriter, ainsi les fantômes. Du coup, des esprits sérieux la récusèrent, l'exorcisèrent et pour ainsi dire l'excommunièrent. Ainsi, John Wallis (1616-1703), mathématicien anglais, brandit l'anathème et parle d'une « absurdité », d'un « monstre de la nature, plus impossible encore qu'une chimère ou qu'un centaure (1). » Et au début du xxe siècle, Eddington n'est pas beaucoup plus encourageant : « Quel que soit le succès de la théorie de l'univers à quatre dimensions, il est difficile de ne pas entendre une voix interne qui murmure « Au fond de toi-même, tu sais que la quatrième dimension est une absurdité (1b). » Mais entre ces dénégations assez mal inspirées, quelle audience populaire pour la quatrième dimension, et surtout à la charnière du xixe et du xxe siècle ! Peut-être le succès d'une entité aussi abstraite et les polémiques mondaines dont elle devient l'objet peuvent-ils s'expliquer par deux de ses “propriétés” qui apparaissent contradictoires.
Dans une société pragmatique, utilitariste, machiniste et bourgeoise, la quatrième dimension transgresse le sens commun, les capacités “raisonnables” de l'imagination. Donc elle irrite, mais en même temps elle fascine ceux qui étouffent dans le réseau des conventions sociales, et qui revendiquent l'accès à l'imaginaire, à l'ineffable, voire à l'incompréhensible. D'un autre côté, dans des nations coloniales, impérialistes, elle ouvre comme un nouveau champ aux conquêtes de la raison. Comme les géométries non euclidiennes avec lesquelles elle est souvent confondue, et comme plus tard les transfinis inventés par Cantor, elle dévoile des continents inconnus, des continents de la pensée, d'abord abstraits, mais que l'on finira bien par explorer et conquérir physiquement si les ingénieurs, ces soldats de l'industrie, parviennent à suivre les géomètres, ces cartographes de l'invisible. Et quelques anticléricaux impénitents doivent même se dire en jubilant secrètement qu'avec la quatrième dimension on va pouvoir empiéter sur le domaine réservé de Dieu et quadriller rationnellement ses terres en friches.
L'analogie est poussée si loin avec les continents récemment pénétrés par de courageux explorateurs au péril de leur vie que la quatrième dimension est souvent représentée comme une jungle pleine de pièges inédits et d'êtres effrayants. De paisibles mathématiciens, soudain exaltés, y sont déchirés par les griffes de monstres invisibles, ainsi dans la nouvelle de Gabriel de Lautrec, "Dans le monde voisin..." (1922), dans "Là-bas" de Claude Farrère (1923), dans les Étranges études du docteur Pankenschlager de Jean Ray (1925) (2). Chez H.P. Lovecraft s'exprime même comme un choc en retour de la colonisation et de l'impérialisme : titillées par les entreprises “impies” d'hommes de science, des entités monstrueuses surgissent des autres dimensions et de l'abîme du temps pour introduire dans notre univers superficiellement paisible la déstructuration et l'horreur.
Tout cela sonne furieusement comme le fantastique classique et suggère fortement que la quatrième dimension, irreprésentable et immatérielle (sans oublier toutes les dimensions supérieures parfois évoquées pour faire bon poids), est aussi celle de l'esprit et des esprits.
Rationalisation singulière qui permet de réduire et finalement d'exclure le clivage jusque-là insurmontable qui séparait la surnature de la nature, l'au-delà du monde des vivants, la quatrième dimension introduit à l'idée d'une possible conquête technologique du domaine des morts. Hantant bien des écrits de troisième ou quatrième main sur le spiritisme et les apparitions de fantômes, cet emploi se présentera aussi tard qu'en 1969, sous la plume de Kurt Steiner (André Ruellan) dans Ortog et les ténèbres : « La mort est l'acquisition d'une dimension », répond sobrement le tisserand des Échos à Dâl Ortog Dâl de Galankar en quête de Kalla la belle défunte.
De même, elle fournit un lieu aux visions que procurent la démence et la drogue. Le fou et le drogué percent les apparences de la réalité ordinaire et entrevoient d'autres réalités “objectives” que malheureusement le langage vulgaire ne permet pas de décrire adéquatement. C'est à l'opium que Claude Farrère aurait dû l'inspiration étrange des contes de son recueil Où ? (1923) qui comporte "Là-bas" déjà cité. Hors du champ romanesque, Aldous Huxley défend sérieusement, dans les Portes de la perception (1954), l'idée que certaines drogues comme la mescaline et la psylocybine donnent accès à d'autres univers aussi objectifs que le nôtre : elles permettraient en quelque sorte de voir dans la quatrième dimension.
Mais c'est Einstein et Minkowski qui achèvent pour l'opinion de conférer à la quatrième dimension le sceau du mystère respectable. Le premier propose en 1905 la théorie de la relativité restreinte dont le second donne un peu plus tard une interprétation géométrique en faisant appel à un espace à quatre dimensions, l'espace-temps. Désormais pour tout un chacun, la quatrième dimension, c'est le temps. C'est vrai puisque Einstein l'a dit (tant pis pour le distingué Hermann Minkowski) et comme tout ce que professe Einstein, c'est délicieusement incompréhensible.
En fait, sauf dans cette application particulière, la quatrième dimension géométrique n'a rien à voir avec le temps et il est parfaitement possible d'en donner un aperçu clair, simple et concret. Pour cela, on fera tout de même appel à un espace vectoriel. Un vecteur est simplement un morceau de droite orienté dont la longueur est égale à la valeur qu'on entend donner à une variable. Si, par exemple, dans un espace tout bêtement tridimensionnel, on désire représenter un cube, on utilisera trois vecteurs égaux entre eux mais orientés perpendiculairement les uns aux autres et correspondant à sa hauteur, sa largeur et sa longueur. Faisons un pas dans l'abstraction : si, sur un graphique tout à fait ordinaire à deux dimensions, on veut représenter un être humain, on utilisera toute une série de vecteurs horizontaux (une dimension : la largeur) et verticaux (une dimension : la hauteur) pour cerner sa silhouette. Si l'on veut exprimer son épaisseur, on rajoutera selon la troisième dimension de l'espace, perpendiculaire aux deux premières, toute une famille de vecteurs. Mais si l'on veut sur le même graphique représenter de la même manière l'âge de notre homme, on se trouvera embarrassé ; pourtant il y suffit d'un vecteur supplémentaire : quatrième dimension. Et si l'on veut rajouter son niveau d'instruction et sa situation de fortune, on introduira deux vecteurs supplémentaires, donc deux dimensions. Chaque fois que l'on a une caractéristique à représenter (une variable) que l'on estime distincte (indépendante) des précédentes, on rajoute une dimension vectorielle. Ce n'est pas plus compliqué que cela.
Si l'on revient à notre cube, par exemple, on admettra aisément qu'il jouit des trois dimensions de l'espace. Mais il peut également avoir une couleur qu'on représentera par un vecteur correspondant à la longueur d'onde de la lumière qu'il réfléchit ; et aussi une température qu'on figurera de la même manière ; et pourquoi pas une durée, ce qui nous donne déjà ici un espace-temps vectoriel à six dimensions. Et nous n'avons aucune raison de nous arrêter en si bon chemin. Toutefois l'espace vectoriel dans lequel se déploient les vecteurs ne doit pas être confondu avec l'espace affine qu'occupe le cube. Si l'on peut ajouter autant de dimensions qu'on voudra à un espace vectoriel tel qu'on vient sommairement de le suggérer, c'est une tout autre affaire que de se représenter un espace affine à plus de trois dimensions, sauf à employer des stratagèmes comme la couleur, ce qui est souvent le cas dans les graphiques à trois dimensions plus une. En fait, personne ne peut se représenter un solide à plus de trois dimensions autrement que comme une structure tout à fait abstraite.
On peut cependant représenter, dans un espace “normal” à trois dimensions, la projection d'un objet quadridimensionnel exactement comme on peut représenter sur un plan à deux dimensions (une feuille de papier) la projection d'un objet tridimensionnel. Les salles de mathématiques du Palais de la Découverte, à Paris, recèlent bien des objets fascinants dont certains correspondent à des projections dans un espace à trois dimensions de solides simples à quatre dimensions. Il est aisé, sans solliciter exagérément son imagination et sans capacité de concentration particulière, de se représenter ainsi la projection à trois dimensions d'un tessaract, un hypercube à quatre dimensions.
Prenez un cube tout à fait ordinaire. Sur chacune de ses six faces, construisez un cube identique vous disposez désormais d'une espèce d'“étoile” composée de sept cubes. Maintenant, déformez un peu les cubes extérieurs pour que leurs arêtes qui émanent d'un même sommet du cube central coïncident. Les cubes extérieurs vont se mettre à ressembler à des pyramides tronquées. Leurs faces extérieures, agrandies, vont définir un nouveau cube, plus grand que celui dont nous sommes partis. Ce n'est pas du tout rigoureux, et les angles ne sont même plus droits, mais rappelez-vous : il ne s'agit que d'une projection dans un espace à trois dimensions, et le dessin d'un cube sur une feuille de papier n'est pas un cube et est, lui aussi, déformé par les nécessités de la perspective.
Comme vous pouvez le constater en faisant pivoter mentalement ce tessaract, il est limité dans l'espace par huit cubes exactement comme un cube est limité par six faces et un carré par quatre côtés, sans parler d'un segment de droite qui n'a qu'une longueur mais qui a bien deux aspects selon qu'on le regarde de droite ou de gauche. Vous n'avez pas trouvé les huit cubes ? C'est pourtant tout simple : le cube central plus les six cubes “périphériques” plus le huitième cube “enveloppant” qui paraît plus grand que les autres à cause de la perspective : il est en quelque sorte plus près de vous que les autres. Théoriquement, les huit cubes sont évidemment de formes et de dimensions identiques, mais la projection interdit de le constater. Notre petit exercice mental vous aidera à goûter tout le sel de la nouvelle de Robert Heinlein, "la Maison biscornue", que vous lirez dans cette anthologie. Mais il va nous permettre aussi de faire un bref tour du propriétaire dans cette anthologie avant de nous lancer à l'assaut des dimensions projetées par les auteurs de Science-Fiction.
Tout d'abord, nous savons qu'un objet hyperdimensionnel projeté dans notre espace tridimensionnel a un aspect bizarre. Attendez-vous donc à découvrir un bébé quadridimensionnel dans "la Petite pyramide bleue" de Ray Bradbury qui, soit dit en passant, doit plus à la poésie qu'à la géométrie. Nous savons ensuite que la quatrième dimension n'a pas sa place dans un espace à trois dimensions : elle donne sur l'Ailleurs où s'aventurent les enfants de la nouvelle d'Henry Kuttner et Kathleen Moore.
Nous savons encore qu'un solide quadridimensionnel contient une infinité de solides tridimensionnels équivalents à une dimension près. En effet, un cube contient une infinité de carrés égaux à l'une de ses faces et un hypercube contient de même une infinité de cubes égaux à l'une de ses limites. Deux objets à trois dimensions peuvent donc coexister (se trouver superposés) dans un même espace à quatre dimensions sans se gêner, ainsi que font "les Habitants de nulle part" dans la nouvelle de Robert M. Green.
De plus en plus fort, une infinité d'univers possibles à trois dimensions (plus le temps) peuvent donc coexister dans la quatrième dimension : ainsi dans les contes de Damon Knight et de R.A. Lafferty. Et s'il est possible de passer de l'un à l'autre de ces univers, il va y avoir du grabuge.
Un concept aussi abstrait que celui d'une dimension supplémentaire autorise bien des jeux de l'esprit ce que vous vérifierez (sans grand égard pour la géométrie) dans les histoires de Barry Malzberg, Alvin Greenberg et David Locke.
Mais il introduit aussi à l'idée des mondes parallèles et des bouleversements de l'histoire. Si une infinité de mondes plus ou moins similaires au nôtre peuvent coexister dans la quatrième dimension, alors tous les mondes possibles existent peut-être, le nôtre n'étant qu'un cas particulier. Les écrivains de Science-Fiction ont beaucoup joué avec les mondes parallèles ; ainsi Clifford Simak dans Demain les chiens où ces univers parallèles s'ouvrent à la colonisation (encore) des humains qui fuient une terre envahie par les fourmis. Le “classique” des mondes parallèles demeure sans doute l'Univers en folie de Fredric Brown.
Une infinité de mondes disposés dans la quatrième dimension permet aussi de résoudre (conceptuellement) les difficultés soulevées par les voyages à travers le temps et les paradoxes qui en résultent. Avant de vous renvoyer à l'excellente préface de Jacques Goimard aux Histoires de voyages dans le temps, précédemment parues dans la Grande Anthologie de la Science-Fiction, je voudrais souligner quelques aspects de ces paradoxes.
Le voyageur du temps “canonique” plonge dans le passé (soit à l'aller, soit au retour) vers une époque historiquement définie et y fait escale. Bien que la plupart des auteurs et des lecteurs ne s'en avisent pas, ce voyage implique déjà en lui-même un paradoxe si l'on admet qu'il s'effectue dans un univers à quatre dimensions dont trois d'espace et une de temps. (Il ne s'agit pas ici d'un univers einsteinien mais de l'espace-temps de la mécanique classique de Newton et de Laplace où pour exister un objet doit avoir une hauteur, une largeur et une épaisseur, mais aussi une durée.)
En effet, on peut décrire cet univers comme la série de tous ses états successifs disposés le long de sa dimension temps. Comme, avant le départ du voyageur, aucun de ces états antérieurs ne le contenait, il ne peut tout simplement pas s'y rendre : il y a une collection déterminée d'états passés de l'univers et elle ne peut être ni modifiée ni augmentée. (Cela correspond à peu près à la contre-factualité des physiciens.)
Par contre, le voyage devient possible (du moins conceptuellement) si l'on postule un univers à cinq dimensions, dont trois du genre espace et deux du genre temps. Le voyageur ne va pas remonter le temps dans son propre univers mais se déplacer en quelque sorte latéralement selon la seconde dimension du genre temps à travers une série d'univers dans laquelle sa présence est licite et que par son mouvement il va en quelque sorte créer. Mais ces univers seront si semblables au sien qu'il aura l'impression de voyager dans “son” passé historique. À son point d'arrivée, il va créer une bifurcation. La ligne d'univers A dont il est parti poursuivra son destin (3). Quant au voyageur, il continuera d'exister à partir de la bifurcation dans ce nouvel univers B où il lui sera loisible d'introduire toutes les modifications (licites) qu'il souhaite. Ainsi, si comme le Voyageur imprudent de René Barjavel, il tue son ancêtre, son équivalent dans l'univers B ne naîtra pas, mais il ne s'en trouvera pas lui-même affecté puisqu'il est né dans l'univers A où son ancêtre n'a pas été tué. Le plan défini par la ligne temporelle A et la ligne temporelle B contient tous les possibles — toutes les séquences temporelles — qui peuvent résulter de l'intervention d'un voyageur du temps.
Maintenant, si un autre voyageur temporel (appartenant à la Patrouille du Temps) décide de corriger les modifications apportées à l'histoire par le premier voyageur, les choses se corsent un peu (4). Pas plus que le premier voyageur, il ne peut s'introduire dans la séquence principale (qui n'a du reste pas changé). Mais il ne peut pas non plus intervenir dans la séquence secondaire issue de la bifurcation (ligne B), qui est devenue une séquence principale pour le premier voyageur et qui a les mêmes propriétés. Il va donc lui falloir se déplacer dans une troisième dimension du genre temps, perpendiculaire, si l'on ose dire, aux deux précédentes. Parvenu juste “au-dessus” de la bifurcation initiale, il va créer une nouvelle séquence “secondaire” (qui est pour lui la principale) et dont l'allure résultera de son affrontement avec le premier voyageur. Cette nouvelle ligne temporelle formera avec celle initiée par le premier voyageur un second plan de possibles perpendiculaire au premier.
Mais si l'idée saugrenue vient à un troisième voyageur d'intervenir à son tour, faudra-t-il introduire une nouvelle dimension du genre temps, et ainsi de suite à l'infini ?
Eh bien non, du moins d'après ce que l'on enseignera dans les universités du Trantor et d'Aergistal (dans quelques milliers d'années). Puisque pour intervenir sur une bifurcation (qui définit un plan) il faut créer une nouvelle bifurcation dont le plan soit perpendiculaire à celui de la première, il suffit de trois dimensions du genre temps pour contenir toutes les manipulations temporelles possibles. Avec trois dimensions du genre temps, il est toujours possible de construire un plan d'embranchements perpendiculaire au plan défini par la ligne d'univers initiale et une bifurcation. (Une première approche de cette théorie du voyage dans le temps a été bien involontairement proposée par Riemann dans sa thèse de doctorat avec ses surfaces à n feuillets.)
L'inconvénient de cette théorie, c'est qu'on ne modifie jamais vraiment la séquence principale (ou initiale) : on crée seulement des bifurcations qui se prolongent ensuite à l'infini et dont la branche secondaire devient pour le voyageur sa séquence principale. De même la Patrouille du Temps n'a que l'illusion de corriger les “aberrations” introduites par des voyageurs imprudents : elle crée bien des séquences où ces aberrations sont corrigées, mais qui ne sont elles-mêmes que des branches. Il existerait, croit-on, des procédés permettant d'éradiquer des séquences particulièrement défavorables, mais ce sont là, on s'en doute, des secrets militaires hautement classifiés et qu'on n'enseigne pas dans les universités. Ces procédés seraient dérivés des propositions de Cantor selon lesquelles entre deux états successifs d'un univers, il serait toujours possible d'en introduire un troisième, et par extension une infinité.
La théorie canonique que j'ai eu l'honneur d'exposer ici a cependant l'avantage d'expliquer pourquoi on ne rencontre jamais de voyageurs temporels : ceux qui partent de notre séquence principale se promènent dans les possibles extérieurs ; et ceux issus d'autres séquences n'ont aucune possibilité de faire irruption dans la nôtre. Le voyageur temporel crée son univers : il ne le transforme pas. On ne se baigne pas deux fois dans la même eau, comme disait déjà Héraclite.
Avec nos six dimensions (trois du genre espace et trois du genre temps), nous sommes assez loin des quatre dimensions qui nous semblaient au départ déjà fantastiques. Mais un espace-temps à une seule dimension temporelle serait plutôt sinistre. Ce serait, comme on l'a déjà vu, un univers strictement déterministe où chaque état successif ne pourrait avoir qu'une seule valeur. En cela, il correspond à la conception causale de la physique classique. L'esprit humain qui tient, fut-ce au prix de l'illusion, à l'idéal du libre arbitre, y répugne.
Les sociétés et les mémoires humaines semblent avoir un penchant pour un temps qui comporte au moins deux dimensions. Elles semblent toujours douter que le passé a été le seul possible. Implicitement, la tendance répandue à assigner un événement origine à une ère (par exemple la naissance du Christ) signifie, si on la considère avec subtilité, que l'on admet sans trop y regarder que l'événement d'origine aurait pu ne pas avoir lieu. C'est une façon de le signaler comme une rupture dans une continuité. De même nos mémoires (et les travaux des historiens) semblent s'acharner, sans tout à fait y parvenir, à reconstituer ce qui s'est vraiment passé, comme s'il avait pu y avoir plusieurs versions des événements. Et je ne parle pas des supputations possibles sur les avenirs. Dans un univers à temps strictement unidimensionnel, tout cela n'aurait aucun sens. Dans une succession unique d'états de l'univers, aucun état (aucun événement) n'est plus significatif que tous les autres, et les incertitudes du souvenir n'ont aucun intérêt, si même elles ont une place.
Un univers à deux dimensions (ou plus) du genre temps est un univers probabiliste. Beaucoup de choses peuvent y survenir et il n'est pas possible d'y dire, sauf en termes de probabilité, quel état succédera à un état donné. Cela ne signifie pas pour autant que nous y jouissions nécessairement de la liberté. Dans un tel univers, bien des “séquences principales” peuvent coexister sans que nous y ayons accès pour autant, sauf par l'imagination. Ainsi, des univers résultant d'une manipulation du temps comme dans "Delenda est" de Poul Anderson (qui contrevient à la lumineuse théorie du voyage temporel que j'ai exposée plus haut) ; des mondes parallèles qui découlent d'autres lois physiques, comme dans "Par-delà l'océan" de Philip José Farmer ; des alternatives de l'histoire comme dans "la Fée interurbaine" de R.A. Lafferty et "Weihnachtabend" de Keith Roberts ; et enfin un passage involontaire d'une séquence à l'autre peut se produire comme dans "l'Homme qui apparut" de H. Beam Piper.
Le penchant de notre subjectivité pour un temps incertain ne suffit cependant pas à prouver que le temps a plus d'une dimension. S'agit-il dès lors d'une pure spéculation, voire d'une simple logomachie, ou bien y a-t-il là-dedans une part de vraisemblance ? La science, c'est-à-dire la physique, ne répond pas de façon tout à fait claire à cette question, c'est-à-dire qu'elle n'exclut pas de telles possibilités.
Considérons tout d'abord l'univers macroscopique, celui qui nous est familier. La causalité semble s'y appliquer de façon tout à fait impitoyable, c'est-à-dire que les phénomènes physiques y semblent rigoureusement prévisibles : tout s'y passe donc comme si le temps y était unidimensionnel.
Par contre, si l'on considère des objets très petits, dans le domaine subatomique, la causalité semble cesser de s'appliquer de façon impitoyable à des événements ou à des objets individuels. Elle devient statistique, c'est-à-dire qu'il n'est pas possible de dire dans quel état se trouvera une particule à un instant donné, mais qu'il est possible de dire quelle est la probabilité qu'elle soit dans un état possible (et cela de façon extrêmement précise, grâce à la mécanique quantique). Tout se passe comme si l'état d'un très petit objet pouvait présenter plusieurs valeurs en un même point de la dimension temps et donc se déployait sur une deuxième dimension du genre temps (ou sur plus). Le présent se trouve à l'intersection de ces deux dimensions.
Les gros objets se comportent comme s'ils étaient individuellement déterminés parce que leur “centre de causalité” (par analogie avec le centre de gravité) ne peut pas s'écarter perceptiblement de la séquence principale, tandis que les très petits objets semblent pouvoir tenter des excursions hors de cette séquence dans une autre (ou d'autres) dimension(s) temporelle(s). Dans des conditions très précisément définies, ils semblent même sortir de notre univers et peuvent franchir un obstacle “normalement” infranchissable par eux dans cet univers, ou encore surgir du néant (venir d'un autre univers ?) à l'état virtuel.
Un physicien sourcilleux répugnerait sans le moindre doute à prendre en considération une telle représentation de la physique quantique qui ne prétend du reste être qu'une image. Mais les physiciens les plus réputés eux-mêmes n'ont pas hésité à proposer des modèles d'univers qui rejoignent parfois étrangement ceux de la Science-Fiction.
Ainsi la théorie d'Everett évoque très directement le thème des mondes parallèles et n'est pas sans ressembler superficiellement à celle que j'ai exposée à propos du voyage dans le temps.
En 1975, dans sa thèse de doctorat, Everett donna une interprétation particulière de la mécanique quantique, celle des mondes divergents (Many-Worlds Interpretation).
Everett propose que chaque fois qu'une particule se trouve en face de deux possibilités (ou plus), par exemple lors d'une expérience, toutes ces possibilités s'actualisent, mais dans des mondes différents. Comme nous n'observons dans notre monde qu'un seul des résultats possibles, nous avons tendance à l'attribuer à la chance. Mais tous les autres résultats possibles s'actualisent dans d'autres branches de l'univers. Ainsi l'univers se divise à chaque instant en d'innombrables répliques de lui-même : deux branches qui sont issues d'une même division ne diffèrent que par l'issue de l'événement subatomique qui leur a donné naissance et sont pour tout le reste rigoureusement identiques, mais des branches plus éloignées peuvent différer considérablement, si bien que dans la théorie d'Everett, d'innombrables possibles, y compris les plus apparemment insensés, ont droit à l'existence. Tous ceux qui sont décrits dans cette anthologie en particulier (5). Et tous ceux que vous pouvez rêver (sous réserve de la note précédente).
L'inconvénient de la théorie d'Everett, c'est qu'une fois séparés, les mondes divergents ne peuvent plus communiquer entre eux. Il n'est pas question, au moins pour l'instant, de passer de cette version-ci de l'univers où vous me lisez (et qui s'est déjà divisée un nombre colossal de fois depuis le début de cette phrase, ce qui fait que j'ai des lecteurs dans plus d'un univers) à une autre présumée meilleure. Il s'ensuit qu'il est impossible de prouver la théorie d'Everett. Mais elle est entièrement compatible avec la version classique de la mécanique quantique, l'expression mathématique étant la même. Si bien que toute confirmation expérimentale de la mécanique quantique vérifie expérimentalement l'interprétation d'Everett. Bien quelle soit considérée comme trop métaphysique par beaucoup de physiciens, et qu'il y ait d'autres interprétations de la mécanique quantique (le réel voilé, le superdéterminisme), elle a suscité l'intérêt de physiciens aussi éminents que Wheeler qui y ont apporté des contributions (6).
Dans la théorie des mondes divergents, chaque univers possède quatre dimensions, trois d'espace et une de temps. L'ensemble proliférant de ces mondes forme un multivers dont le nombre des dimensions est extrêmement grand. Si l'univers a une origine dans le temps (le Big Bang) et si le nombre des particules qu'il contient est limité (encore que très grand), alors le nombre de dimensions du multivers d'Everett est très grand plutôt qu'infini comme on le dit quelquefois. Il augmente sans arrêt, mais il demeure fini. Certains possibles, par exemple ceux qui impliqueraient des constantes universelles différentes, sont probablement exclus. Mais tous les possibles historiques par exemple y ont leur place et, de manière plus générale, tous les univers relativement voisins du nôtre (ayant même origine). Voilà une interprétation borgésienne en diable.
Est-il possible de faire mieux ? Dans une perspective différente, John Wheeler a proposé un multivers doté d'une infinité de dimensions dans lequel notre univers n'occupe à un instant donné qu'un point. Dans ce “superespace”, tous les possibles sont représentés, y compris ceux pour lesquels les lois fondamentales de la physique et les constantes comme la vitesse de la lumière et la charge de l'électron sont différentes de celles que nous connaissons. Dans la plupart des univers contenus dans ce superespace, la vie n'existe pas parce que les conditions appropriées à son apparition n'ont jamais été, ne sont pas et ne seront jamais réunies (7).
Est-il possible de faire plus étrange ? Par exemple des dimensions négatives ? (Il devrait s'agir de véritables dimensions négatives et non pas de valeurs négatives dans un système conventionnel de coordonnées.) Je n'en ai jamais rencontré, ce qui donne sans doute la mesure de mon ignorance. Mais il est possible de faire au moins aussi étrange. Jusqu'ici, nous n'avons jamais mis en doute que le nombre de dimensions d'un univers soit un nombre entier. Nous concevons désormais facilement des objets à deux, trois, quatre, voire dix-huit dimensions, mais il ne nous viendrait pas à l'idée d'imaginer des objets à 2,768 dimensions, ou encore à π dimensions. Eh bien, il va falloir vous y faire car cela existe au moins dans le domaine des mathématiques et cela s'appelle les fractals. Qui plus est, ces structures étranges décrivent fort bien à une échelle donnée des objets du monde réel comme les côtes maritimes d'un pays, les flocons de neige, les arbres, les montagnes, les nuages ou tout simplement notre univers astronomique. Nos poumons, avec leur énorme surface interne, constituent un bon exemple de fractal. On trouvera une bonne approche de ces êtres étranges dans l'album de Ian Stewart les Fractals (Belin). Dans le domaine de la Science-Fiction, seul à ce jour Michel Jeury a utilisé les fractals dans sa série les Colmateurs.
Dans le premier roman de cette série, Cette Terre, Michel Jeury imagine que l'on peut passer d'univers fractal en univers fractal, soit en montant (en allant par exemple d'un univers à trois dimensions vers un univers à 3,2678 dimensions), soit en descendant (vers un univers à 2,9785 dimensions). Plus on “monte”, plus on se retrouve dans un univers “dense” au point que bientôt on ne peut plus bouger du tout. Plus on “descend” et plus on se trouve en univers “ténu”, avec des capacités physiques accrues, mais au risque de finir par crever la surface trop fragile d'un univers trop léger et de tomber dans...
Peut-être dans les espaces à dimensions négatives... Ou peut-être dans l'univers de la fiction. Car, en un certain sens, les héros de la littérature vivent dans un univers caractérisé par un nombre de dimensions inférieur au nôtre. Ce sont des héros fractals. Ils ont au moins deux dimensions, comme une page, et ils ont en plus l'“épaisseur” que leur confère le talent de l'auteur.
Les héros de la quatrième dimension et de quelques autres ont maintenant rendez-vous avec vous. Allez les rejoindre. Mais vous êtes prévenu : ne tombez pas dans un trou de l'imaginaire. Je n'irai pas vous chercher. J'ai déjà bien assez à faire pour quitter cette préface, sinon cet univers.
Notes
(1) Cités par Kasner et Newman dans les Mathématiques et l'imagination, traduction française, Payot, 1950.
(1b) Voir note 1.
(2) Cités par Pierre Versins dans l'article "Dimensions", de son Encyclopédie de l'Utopie, des voyages extraordinaires et de la Science-Fiction.
(3) La question se pose de savoir si cette ligne A poursuivra son destin avec ou sans le voyageur. À mon avis, pour des raisons de symétrie, la ligne A continuera avec le voyageur. Ainsi pour tout voyageur temporel qui réussit son voyage, il y a un voyageur identique qui a échoué. C'est la raison pour laquelle on n'a jamais constaté dans notre univers de départ de voyageur temporel. Le voyage dans le temps est une affaire tout à fait personnelle, sinon subjective, qu'on ne réussit jamais tout à fait qu'à moitié. (Voir à ce sujet "Chronolyse et conservation du nombre baryonique", Michel Jeury, Actes de l'Université d'Anduze, 2008, vol. 14, page 887 et sq.).
(4) Voir à ce sujet, "Pourquoi il faut rétablir l'Histoire Décente et Orthonormée dans les univers où l'on n'a rien à faire", Poul Anderson, in Safe-time, Reagan University. Californie confédérée, 2012.
(5) À l'exception de celui de la nouvelle de Philip José Farmer qui postule une structure de l'univers vraiment très particulière.
(6) Sur la mécanique quantique et l'interprétation des mondes divergents, voir la Danse des éléments, Gary Zukav, Robert Laffont, 1982.
(7) Pour un bref exposé sur le superespace, voir the Fate of the Universe, Richard Morris, Playboy Press, 1982. Et pour une étude plus approfondie, l'article de John Archibald Wheeler lui-même, "Superspace", in Analytical Methods in Mathematical Physics, New York, Cordon and Breach, 1970.